20210716
© Lokz Phoenix pour Causette

Série d’été « familles » 2/​8 : « Pendant des années, la mytho­lo­gie fami­liale contait que mon aïeul avait été vic­time d’une injus­tice qui l’avait conduit au bagne de Cayenne »

La famille. Celle qu'on subit, celle qu'on ché­rit, celle qui se brise ou celle qu'on rafis­tole. Tout au long de l'été, chaque ven­dre­di, Causette plonge au cœur de vos récits de lignées et d'hérédités. Dans notre deuxième épi­sode, Isabelle, 55 ans, raconte com­ment s’est construit autour de la figure de son arrière arrière grand-​père un mythe fami­lial plus agréable que la vérité. 

"Mon grand-​père Octave me racon­tait sou­vent, plus jeune, l’histoire de son père, bap­ti­sé Octave lui aus­si. Il avait vécu une enfance dif­fi­cile car il avait été aban­don­né à l’âge de sept ans par son père, Jules, envoyé cas­ser des cailloux au bagne de Cayenne en Guyane et jamais ren­tré en métro­pole à sa libé­ra­tion. Nous, ses petits-​enfants, on le sub­mer­geait de ques­tions pour essayer d’en savoir plus sur cet ancêtre bagnard et com­ment son fils avait pu se retrou­ver seul avec sa mère du jour au len­de­main. Les réponses étaient tou­jours floues. La seule infor­ma­tion cré­dible qu’on avait sur le pour­quoi de sa condam­na­tion, c’est qu’elle était par­ti­cu­liè­re­ment injuste. Il nous contait tou­jours cette his­toire avec colère et amer­tume : Jules était inno­cent et avait payé pour un autre. 

Jules Siroy, métayer dans une ferme des Deux-​Sèvres avait été tra­hi par le pro­prié­taire ter­rien pour lequel il tra­vaillait. Mon grand-​père racon­tait que Jules avait été accu­sé d’avoir ven­du des tau­reaux repro­duc­teurs à un ache­teur d’un pays d’Amérique du sud alors que c’était appa­rem­ment inter­dit à l’époque. Le pro­prié­taire en ques­tion, qui était en fait le véri­table auteur de cette vente, avait nié sa par­ti­ci­pa­tion et avait fait por­ter le cha­peau à Jules. Lors de son pro­cès, ce der­nier fut condam­né au bagne et dû quit­ter son fils et sa femme. L’histoire de mon grand-​père se concluait tou­jours par quelques larmes pour son père, deve­nu orphe­lin de fait à sept ans. Contraint d’être ensuite pla­cé dans des fermes pour gagner sa pitance, il fut petit à petit aban­don­né de sa famille. De sur­croît à l’injustice de la condam­na­tion au bagne d’un ancêtre inno­cent, s’ajoute donc les consé­quences ter­ribles pour son enfant, livré en bas-​âge aux rudesses de l’existence et n’ayant plus de figure pater­nelle pour se construire.

Stupeur dans les archives

Mon grand-​père est décé­dé le 22 avril 2017, empor­tant avec lui les der­niers sou­ve­nirs de cette his­toire. Enfin, c’est ce que nous pen­sions. Quelques mois après son décès, un article paraît dans La Nouvelle répu­blique et intrigue mon oncle. Tout au long de l’été 2017, le jour­na­liste Olivier Goudeau res­sor­tait des archives judi­ciaires des Deux-​Sèvres, de vieilles affaires qu’il trou­vait rocam­bo­lesques afin d’en écrire des chro­niques. C’est ain­si qu’il s'intéressa plus par­ti­cu­liè­re­ment à l’affaire de Jules Siroy. Notre patro­nyme étant peu répan­du, un article qui raconte l’histoire d’un Jules Siroy, on le lit. Et c’est ain­si que l’on découvre avec stu­pé­fac­tion la véri­té sur les rai­sons de la condam­na­tion de notre bagnard.

Dès les pre­mières lignes, nous tom­bons de notre chaise. On apprend que notre arrière arrière grand-​père avait, avant le pro­cès qui le condui­sit au bagne, déjà été condam­né pour vol, à 21 ans. Mais c’est la suite qui se relève être encore plus rocam­bo­lesque. Jules fils d’une fille-​mère était marié avec Madeleine Giraudon, une jeune femme dont le père adop­tif, Pierre Giraudon, 82 ans, était très malade. Pierre passe ses jour­nées au lit et vit de la vente de ses modestes biens. Les jeunes époux vivent au départ sous son toit. Et très vite, Jules, avide, lorgne sur le petit pécule de son beau-​père. Une nuit, il tente de lui déro­ber 100 francs. Le vieux s’en rend compte mais ne porte pas plainte. Il réclame sim­ple­ment que Jules et Madeleine quittent la mai­son. Le couple part s’installer en 1893 un peu plus loin dans une mai­son que Pierre leur prête. Mais Jules ne compte pas en res­ter là. Le jeune homme a envie d’hériter, et plus vite que pré­vu. Plutôt culot­té, il demande même à la petite fille de Pierre, Pauline, de lui ache­ter de la mort aux rats pour empoi­son­ner le vieil homme. L’adolescente de 16 ans, loyale, refuse catégoriquement. 

Tentative d’empoisonnement à l’allumette

Jules fera donc avec ce qu’il a sous la main. Dans la cui­sine des Siroy, il râpe le soufre d’allumettes et le mélange avec de la soupe. Pauline, en visite, le sur­prend et lui demande quelles sont ses inten­tions. Jules lui répond “c’est pour faire prendre à ton grand-​père” et Pauline choi­sit de se taire, on ne sau­rait jamais pour­quoi. Le len­de­main, Jules va por­ter le breu­vage à Pierre. Celui-​ci se met à boire et immé­dia­te­ment, recrache. « Ça m’empoisonne la goule », lâche-​il selon le dos­sier de pro­cé­dure consul­té par le jour­na­liste. Pauline com­prend qu’il s’agit de la soupe qu’elle a vu être pré­pa­rée par Jules la veille. L’adolescente dénonce Jules le len­de­main. Il est arrê­té par la police et recon­naît les faits sans prendre appa­rem­ment conscience de la gra­vi­té de ce qu’il a fait. Il ten­te­ra même d’incriminer Pauline. Le 21 mars 1893, il est recon­nu cou­pable de ten­ta­tive d’empoisonnement et est envoyé dans l’enfer du bagne de Cayenne pour six ans. On apprend dans cet article que s’il a sur­vé­cu, il n’est jamais ren­tré en métropole. 

En décou­vrant la véri­té sur l’histoire de Jules, j’ai explo­sé de rire. C’était cocasse de se dire qu’on a dans notre famille un ancêtre qui a vou­lu trans­gres­ser la loi, et le bagne res­tait cher payé pour une ten­ta­tive d’assassinat avor­tée. Par contre, lorsqu’on l'a racon­té à ma grand-​mère, qui n’était d’ailleurs Siroy que par alliance, elle n’a pas fran­che­ment rigo­lé. C’est peut-​être le plus sur­pre­nant dans cette his­toire : elle ne nous a pas crus et n’a d'ailleurs jamais vou­lu lire l’article. Jusqu’à son décès, à plus de 99 ans en jan­vier der­nier, elle est res­tée convain­cue que nous avions tort et que Jules avait été injus­te­ment envoyé au bagne pour une his­toire de tau­reaux ven­dus. Elle n’a jamais vou­lu entendre par­ler des recherches entre­prises par mon oncle, après la décou­verte de l’article, aux archives du bagne. Il y a appris que notre aïeul était un déte­nu plu­tôt ordi­naire et assez tran­quille pour être libé­ré à la fin de sa condam­na­tion. En revanche, on ne sait pas ensuite ce qu’il a pu deve­nir. Nous ne savons pas non plus ce qu’est deve­nue sa femme Madeleine hor­mis qu’elle a trai­né de fermes en fermes pour gagner sa vie. 

Sur les traces d'une pos­sible descendance 

Aujourd’hui, je ne sais pas si mon grand-​père connais­sait la véri­té sur la condam­na­tion de Jules. Par contre, il est vrai qu’on a tou­jours eu un rap­port com­plexe à l’héritage dans ma famille. Nos grands-​parents disaient : « Vous n’aurez pas d’héritage, l’héritage c’est nul ». A la lumière de l’histoire de Jules, je com­prends mieux cette rela­tion conflic­tuelle à l’argent, qu’ils aient fait le lien eux-​mêmes ou pas. 

Avec mon oncle, nous nous sommes éga­le­ment posé des ques­tions sur la des­cen­dance de Jules après son pas­sage au bagne de Cayenne. Je me suis sou­ve­nue der­niè­re­ment qu’il y a vingt ans, un homme a contac­té mon grand-​père. Il s’appelait Siroy aus­si et cher­chait à retrou­ver tous les Siroy de France. Ce mon­sieur qui venait des Antilles a été très déçu en ren­con­trant mes grands-​parents car en France, il ne ren­con­trait que des Siroy blancs. J’ai ten­té de le recon­tac­ter il y a une dizaine d’années mais il avait semble-​t-​il aban­don­né ses recherches. Avait-​il trou­vé la véri­té ? Je n’en sais rien. 

Nous avons depuis décou­vert qu’il existe une forte com­mu­nau­té de Siroy aux Antilles et aux Philippines. Sont-​ils les des­cen­dants de Jules qui se serait ins­tal­lé là-​bas ? Nous n’avons pour le moment pas entre­pris de recherches appro­fon­dies de ce côté mais ça me titille tou­jours et ça m'intéresserait de savoir. Par contre, il existe une autre famille Siroy, qui vit à une tren­taine de kilo­mètres de chez nous. Sont-​ils des cou­sins ? Ont-​ils une autre ver­sion de l’histoire de Jules ? Nous avons ten­té plu­sieurs prises de contact mais ils n’ont pour l’instant jamais répondu.

La construc­tion d'un mythe familial 

Au final, je ne sais pas non plus com­ment s’est construite cette fausse his­toire de tau­reaux. Peut-​être que mon arrière-​grand-​père, le fils de Jules, hon­teux que son père était un cri­mi­nel a‑t-​il bro­dé au fil du temps un récit plus accep­table, dans lequel son père n’était pas un vil cri­mi­nel mais une vic­time du sys­tème d’alors. Mais je doute qu’il ait su la véri­té. Il a en tout cas ten­té de vivre sa vie de la manière la plus droite pos­sible après la condam­na­tion de son père : ancien com­bat­tant pen­dant la pre­mière guerre mon­diale, il a été déco­ré de la croix de guerre. Mon grand-​père lui-​même a eu par la suite la médaille du mérite. Moi, en tant que parent d’élèves, j’ai reçu par la suite les Palmes académiques. 

Avoir un ancêtre bagnard ne m’a jamais gênée. Peut-​être que ça a même, d’une cer­taine façon, pous­sé les géné­ra­tions suc­ces­sives – moi, mon grand-​père et mon arrière-​grand-​père – à ne pas vivre en marge de la socié­té. L’histoire de Jules était en fait un demi secret de famille. Son exis­tence était connue, même si quelqu’un, à un moment incer­tain de la trans­mis­sion du récit, avait tra­ves­ti la véri­té en omet­tant qu’il était cou­pable. C’était sans doute impos­sible quand on grimpe l’échelle sociale par le mérite et le tra­vail, de se dire qu’un ancêtre avait trans­gres­sé la loi du mérite. Il a donc fal­lu réécrire le mythe de cet aïeul peu recom­man­dable. Nous n’aurons peut-​être jamais la fin de cette his­toire mais en même temps, ça ne me dérange pas, ça nous per­met d’imaginer pleins de choses."

Lire aus­si : Série d’été « familles », 1/​8 : « Je suis née pour rem­pla­cer une petite fille qui n’existait plus »

Lire aus­si : Série d’été « familles », 3/​8 : Gina Lollobrigida et les cro­queurs de diamants

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