Pour les dix ans de Causette, Nicolas Gauvrit a accepté de nous écrire depuis le turfu, tel qu’il l’imagine. Bienvenue en 2029.
Chère Causette,
J’ai vu, maintenant, l’effet de nos combats. Depuis bien avant 2019, nous étions sur la brèche, en bataillons rangés, pour défendre l’esprit critique. Contrarier l’avancée des charlatans, raboter les croyances irrationnelles, accroître la raison des plus jeunes. Tu sais quoi, Causette ? On n’a pas réussi comme on espérait. Il a fallu passer par la marge, user de subterfuges. Te souviens-tu des cours d’esprit critique qui essaimèrent à partir de 2020 ? Les débats philosophiques, les leçons d’autodéfense intellectuelle, la zététique nouvelle ? On en a vu les effets, oui. Les minimes effets, positifs mais insuffisants. Les refontes totales des programmes de l’Éducation nationale – en tout cas celles de 2019, 2021 et 2022… après, j’ai arrêté de suivre, j’avoue – qui ont toujours insisté sur l’importance de la raison n’y ont pas suffi.
Non, ce qui a mieux fonctionné sont les regroupements citoyens et l’intelligence artificielle, étonnamment. Nous avions cru qu’il fallait lutter contre les théories du complot farfelues accusant le gouvernement de tous les maux, vouant aux gémonies les médias avec la science. Nous n’avions pas prévu que les complots changeraient de camps, que les journalistes accuseraient les internautes de fomenter des plans machiavéliques, que les gouvernements inventeraient des conjurations à tire-larigot. Nous n’étions pas prêts pour cela.
Dès 2021, des ligues de citernautes (citoyens internautes) ont commencé à traquer les infox, à pourchasser le bullshit. Leurs opposants ont ri de ces « dé-fakeurs » ; ça sembla pourtant efficace un moment. Mais des relativistes invétérés, plus tenaces, finirent par inverser la vapeur sur quelques sujets, comme la « neuromédecine sublatente de Goodman », qui resta tendance quelques années.
En 2023, les premières tentatives d’automates évaluateurs de fiabilité firent leur apparition sur la Toile. Je me remémore la première version : les automates classaient les informations en fonction de leur crédibilité, reléguant dans la zone rouge les plus invraisemblables récits. Du jour au lendemain, tous les discours du gouvernement furent empourprés, faisant les choux gras de la presse et provoquant la fureur du président Hanouna. Dans les versions postérieures, il semble qu’on ait ajouté un module pour que les discours politiques échappent à l’évaluation.
Bref, l’humanité reste crédule, mais des machines nous protègent désormais de nous-mêmes en attendant qu’on ait découvert le sérum de sagesse…
Nicolas Gauvrit est mathématicien, psychologue du développement et chercheur en sciences cognitives. Il est l’auteur du blog Raison et Psychologie : Scilogs.fr/raisonetpsychologie. Il a coécrit, en janvier 2019, avec Sylvain Delouvée, Des têtes bien faites. Défense de l’esprit critique (Éd. Presses universitaires de France).