En ce début d'année 2021 qui nous laisse dans l'expectative et la crainte de la suite, Causette a rencontré le philosophe Charles Pépin, auteur de nombreux essais philosophiques, sur des thématiques variées telles que la confiance en soi, les vertus de l'échec, la joie, la beauté, et la rencontre dans un livre à paraître très prochainement. Il est aussi à l'origine du podcast Une philosophie pratique, qui répond à nos questionnements contemporains avec le prisme de la pensée pour tous. Charles Pépin a su nous mettre du baume au cœur et présenter l'année à venir comme une opportunité de se réinventer et d'oser refaire des projets.
![La philosophie pratique de Charles Pépin : «Nous nous découvrons des ressources de joie de vivre qu'on ne soupçonnait pas» 1 charles pepin portrait nb](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/01/charles-pepin-portrait-nb-788x1024.jpg)
Causette : 2020 a été une année universellement éprouvante. On en sort chamboulé·es et nous savons que les crises, sanitaires comme économiques et sociales sont loin d'être terminées… Quelles leçons en tirer à l'orée de cette nouvelle année ?
Charles Pépin : Il est trop tôt pour le dire encore mais ce que nous pouvons déjà constater, contre toute attente, c'est qu'une telle crise, au même titre que toutes les autres, peut avoir des effets vertueux. Certes, une porte se ferme, mais une fenêtre s'ouvre aussi. La question à se poser, c'est : vers où ? Est-ce que ce n'est pas l'occasion de retrouver le goût de l'essentiel, pour, une fois que nous aurons retrouvé un semblant de normalité, éviter les mêmes erreurs ou absurdités ? Comme se déplacer tous à la même heure pour aller travailler, provoquant embouteillages et pollution par exemple. Il faudrait voir dans cette crise l'occasion de se réinventer car du nouveau émerge quand on est coupé de liens très importants : on réalise qu'on veut passer plus de temps avec ses proches et se rendre disponible pour eux, ce que nous ne faisions parfois pas assez avant.
En fait, il nous appartient à nous seuls de faire de cette crise quelque chose d’intéressant en se posant les bonnes questions.
Quelles sont ces questions ?
C.P. : Il faut ouvrir les yeux et arrêter de se focaliser sur ce qui nous entrave. C'est un fait, que nous sommes contraints, mais il faut changer de regard, en prenant aussi conscience des dysfonctionnements. Par exemple, nous constatons que les métiers essentiels à notre société, comme les infirmiers ou les éboueurs, sont les plus mal payés. Essayons d'initier un changement social majeur, qui passera aussi par une redéfinition politique du commun. L'enjeu sera de taille aux prochaines élections présidentielles.
« Nous vivons un basculement, et le basculement, c'est une déchirure dans le tissu du réel »
Nous assistons donc à un basculement de notre société.
C.P. : Tout à fait ! Toutes les crises ont été des moments de basculement et de choses nouvelles qui s'ouvrent. D'ailleurs, le mot crise vient du grec « Krinein » , qui signifie séparation, déchirure. Il advient une déchirure dans le tissu du réel. Il faut accepter ce basculement, ne pas être dans la peur ou le déni, et se montrer créatif en accueillant le changement, en lui faisant une place.
Autant, le premier confinement pouvait tenir du changement, autant passé le deuxième, avec une crainte d'un troisième, il y a un sentiment de déjà vu épuisant. Comment gérer l'usure ? Comment rendre supportables les confinements successifs ?
C.P. : C'est certain qu'il est violent de découvrir que ce qui devait rester exceptionnel ne l'était finalement pas lors du deuxième confinement, et lorsque que cela se répète, cela met un coup sur la tête à chaque fois. Mais il faut que la répétition soit différente pour être plus supportable. C'est ainsi que l'on progresse, car répéter à l'identique dans ce cas précis provoque de l'abattement et de la résignation. Face a cette répétition qui nous guette, soyons réalistes, il n'y a pas 50 options : la seule manière de pas trop mal le vivre est de repenser son rapport à soi, et aux autres, à ses proches, en mettant cette période à profit pour s'enrichir : trouver des ressources de créativité et de nourriture de vie intérieure, qui devient essentielle lorsque nous sommes empêchés d'explorer l'extérieur. C'est peut-être l'occasion de lire Les Misérables, de regarder des films cultes, faire des choses qu'on ne prenait pas le temps d'accomplir avant. « Faire de nécessité, vertu », selon l'adage.
En somme, s'écouter, et se réinventer ?
C.P. : Oui, la sagesse est peut-être de se dire : je ne peux pas tout changer, mais que faire de cette situation ? Plein de choses sont possibles. Des amoureux séparés m'ont raconté qu'ils se donnaient rendez-vous par la conscience : à 18h par exemple, ils allaient penser à la même chose, un week-end de fou à Saint-Briac passé ensemble. Ils ont découvert une certaine spiritualité qu'ils n'auraient jamais explorée autrement. D'autres ont trouvé le moyen de faire l'amour par téléphone ! Tout est une question d'attitude : soit on se plaint, soit on y voit un certain profit, une sagesse stoïcienne qui est d'accepter les choses qu'on ne peut pas changer, et s'employer à changer celles sur lesquelles nous avons prise. En somme, être dans l'action plutôt que dans la résignation.
Certaines personnes sont angoissées par cette situation, d'autres au contraire, s'ennuient. Et les confinements, couvre-feux et autres mesures restrictives ont aussi incité les gens à beaucoup s'occuper, parfois trop. Pourquoi y a t‑il cette nécessité absolue de faire quelque chose de son temps ?
C.P. : Parce que nous vivons dans une société de la performance, de l'action. Pourtant, il y a clairement de la vertu à s'ennuyer et cela ne va pas à l'encontre de mon appel à la créativité que je développais plus tôt. Il faut les deux. Pascal montre que s'ennuyer amène à méditer sur l'essentiel, il en est même la condition. Des moments de vide qui favorisent la plénitude, et l'écoute des autres, comme par exemple ses enfants, avec lesquels on passe nécessairement plus de temps.
« Nous sommes capables de joie, même dans l'adversité, car par définition, la joie ne peut exister que si elle est menacée de disparaître »
Donc dans une certaine mesure, vous nous invitez à ralentir ?
C.P. : L’accélération a des effets pervers. Rien qu'en parlant du coronavirus qui, dans un contexte d'hyper mondialisation, est devenu une pandémie mondiale en quelques semaines. Il y a des enseignements à en tirer et on peut avoir espoir pour le monde de demain. On s'est rendu compte qu'il était possible de changer les choses. Par exemple, ne plus prendre l'avion pour aller à Bordeaux ou à Nice, et repenser ses habitudes. Au delà du jugement de valeurs, en toute objectivité, on est en mesure d'inventer un autre quotidien et revenir à l'essentiel.
De nombreuses femmes se sont aussi libérées de contraintes comme le maquillage ou le soutien-gorge, revoyant aussi leur priorités et redéfinissant leur féminité autrement.
C.P. : Oui, on ne peut que se réjouir de ces prises de conscience et bousculements d'habitudes, qui ouvrent d'autres champs. Je pense aussi à ces restaurateurs dans mon quartier qui se sont mis à faire des plats à emporter, à faire tourner leurs commerces autrement et finalement découvrir des capacités à rebondir qu'ils ne pensaient pas avoir.
Est-ce que cette période si particulière a créé un intérêt plus vif pour le sujet philosophique ?
C.P. : Bien sûr, les gens se posent plus de questions, et aussi de façon beaucoup plus libre. Il y a une quête de sens et des problématiques récurrentes comme le fait de vivre loin des siens – dans un contexte urbain comme à la campagne – l’appétence pour son emploi, le sens de la modernité, de la course au succès. Il y a eu une vraie demande auprès des philosophes modernes, qui ne proposaient pas des réponses clés en main mais qui initiaient plutôt des questionnements. Et apprenaient, eux aussi à penser différemment. En ce qui me concerne, je donnais des conférences par zoom et on pourrait penser que cela desservirait l'échange. Mais en fait, comme ils commentaient par écrit en direct mon intervention, je pouvais adapter mon discours et prendre en compte leurs remarques. Et ainsi, nous avons construit ensemble un propos commun, ce qui n'aurait pas été possible en présentiel.
En ce moment, nous devons renoncer à la fête, aux terrasses, aux rassemblements. Comment préserver la joie dans ce contexte ?
C.P. : La joie n'est pas à confondre avec le bonheur, que souvent on fantasme. Nous sommes capables de joie, même dans l'adversité, car par définition, la joie ne peut exister que si elle est menacée de disparaître. Elle est donc tout à fait à propos en ce moment. Nous nous découvrons des ressources de joie de vivre qu'on se soupçonnait pas. Et puis la joie a aussi un rapport direct avec le corps, que nous avons retrouvé ces derniers temps, réinvesti à travers le sport, la méditation, la respiration, aussi ! Il faut continuer à se connecter ainsi.
Certain·es ont peur des vaccins, d'autres du virus, parfois des deux à la fois, et de façon contradictoire. Est-ce là une rupture que l'on pourra dépasser ?
C.P. : Il me semble que les Français sont plus négatifs dans le déclaratif que dans la vraie vie. Donc beaucoup de gens, y compris les plus sceptiques, devraient finalement aller se faire vacciner. Car c'est la solution pour s'en sortir et retrouver une vie normale. Il est effarant de voir que certaines personnes se plaignent du ralentissement économique et du confinement tout en freinant des quatre fers à l'idée de se faire vacciner. C'est évidemment légitime d'avoir peur, mais je suis optimiste car l'envie d'un quotidien plus doux et sans contraintes prendra le dessus. Nietzsche nous démontre d'ailleurs que la meilleure façon de lutter contre ses peurs est de les accepter.
Alors, nous allons nous aventurer à faire des projets. Quels sont les vôtres pour 2021 ?
C.P. : Je sors un livre le 14 janvier, dans quelques jours, intitulé La Rencontre aux éditions Allary 1 et je continue un podcast disponible sur Spotify, Une philosophie pratique. Pratique dans deux sens du terme : à la fois concrète et applicable au quotidien, mais aussi pratique au sens où Kant l'entend, à savoir essayer de bien vivre. Chaque semaine, je traite de sujets variés, qui font très souvent écho à l'actualité. Le dernier en date, nouvelle année oblige : « A quoi bon les bonnes résolutions ? » Je vous laisse découvrir.
Lire aussi : Éloge de la rencontre, d’autrui et donc de soi, par Charles Pépin
- chronique sur Causette.fr à suivre [↩]