Éducation à la san­té : en marche vers la cata

Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote inter­vient depuis une quin­zaine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « ani­ma­teur de pré­ven­tion ». Il ren­contre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexua­li­té et les conduites addic­tives. Plongeon en ado­les­cence sur les rivages de la puber­té, en période de forte inon­da­tion hormonale… 

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© K. Wojtas

Santé sexuelle et men­tale, éga­li­té femmes-​hommes, ali­men­ta­tion, drogues, etc., les thé­ma­tiques de pré­ven­tion à l’intention des jeunes ne manquent pas. Mais pen­dant que le monde de la san­té sco­laire s’active dans l’urgence du quo­ti­dien, Blanquer et Buzyn – res­pec­ti­ve­ment ministre de l’Éducation natio­nale et ministre des Solidarités et de la Santé –, boni­men­teurs de la « confiance » bon mar­ché, planchent à la sup­pres­sion d’acteurs incon­tour­nables, qui accom­pagnent nos gosses dans leur socia­li­sa­tion, des pre­miers genoux râpés aux bou­tons d’acné : les infir­miers et les infir­mières scolaires.

Dans les tuyaux oxy­dés de la Répu­blique, l’idée de les exter­na­li­ser dans des centres médico-​scolaires en dehors des écoles fait son che­min. Sous les ordres d’un·e méde­cin, ils et elles devien­draient des intermittent·es du bahut, missionné·es pour des actes « bio­mé­triques », mesu­rant le vivant en kilos et en cen­ti­mètres dans un temps impar­ti trop court pour aus­cul­ter les affects. Dans une lettre envoyée aux séna­teurs en mars, les infir­miers et les infir­mières signa­laient que ce pro­jet visait à recréer un modèle de « ser­vice de san­té » dis­sous en 1984, car jugé « inef­fi­cace, obso­lète et inadap­té à l’évolution des besoins des élèves ». Sacré progressisme !

« Les gens croient qu’on dis­tri­bue du Spasfon et du Ricqlès sur du sucre aux jeunes. Ils n’imaginent pas la réa­li­té de nos jour­nées, où nous accueillons leurs confi­dences. Les infir­miers et les infir­mières, cou­teaux suisses des bahuts, sont amené·es à dis­pa­raître », m’a confir­mé Nathalie Cunliffe, infir­mière sco­laire à Saint-​Michel-​sur-​Orge (Essonne) et syn­di­quée SNICS-​FSU. Mais, concrè­te­ment, que signi­fie cet éven­tuel dépla­ce­ment dans des centres de santé ? 

Comme les infir­miers et les infir­mières sont mes inter­lo­cu­teurs et mes inter­lo­cu­trices privilégié·es pour mener à bien mes mis­sions de pré­ven­tion, je mesure l’ampleur de la catas­trophe annoncée. 

Leur exter­na­li­sa­tion ampu­te­rait les éta­blis­se­ments de connexions directes avec les jeunes. Dans les cou­loirs, en maraude, les infir­miers et les infir­mières iden­ti­fient les soli­tudes, s’inquiètent des retards, éventent les cabales, inter­rogent les pos­tures et les émo­tions. Contrairement aux idées reçues, leur rôle ne se limite pas à la bobo­lo­gie, car ce terme, fran­che­ment déva­lo­ri­sant, ne tra­duit pas la réa­li­té de cette foule de petits soins qui abritent par­fois de grands maux. Un simple « mal à la tête ou au ventre » peut révé­ler un état dépres­sif, du stress face aux exa­mens, des drames fami­liaux, des prises de risques, une vie salie sur les sto­ries des réseaux sociaux… Derrière les bles­sures, il y a les fêlures. Certes, comme dans tout métier, des mou­tons noirs peu ins­pi­rés donnent dans la « consult express » sans grande empa­thie, mais la grande majo­ri­té m’a tou­jours impres­sion­né par son dévoue­ment sans faille. 

Les infir­miers et les infir­mières de l’Éducation natio­nale refusent de faire juste du conseil médi­cal et de la sur­veillance épi­dé­mio visant à pro­duire des stats sur les mala­dies. Bref, de s’inscrire dans un concept hygié­niste, archaïque, voire cor­po­ra­tiste, de la san­té à l’école, éloi­gné du cœur de leur métier, ­l’accompagnement médi­co­so­cial. « Moi, je veux res­ter à l’Éduc nat, que mes col­lègues soient la CPE, l’assistante sociale et que mon res­pon­sable soit le chef d’établissement. On doit être intégré·es à l’équipe pour prendre soin glo­ba­le­ment des jeunes et pro­po­ser un vrai sui­vi », assène Nathalie. À Saint-​Germain-​en-​Laye (Yvelines), une infir­mière m’a dit en sou­pi­rant : « Quand certain·es viennent cher­cher refuge à ­l’infirmerie, on sonde ce qui se cache der­rière le manque de moti­va­tion. Le but est de les encou­ra­ger à retour­ner en cours. Le jour où on ne sera plus là, ils et elles seront renvoyé·es à la mai­son et les plus fra­giles décrocheront ! »

Ce sont sou­vent les infir­miers et les infir­mières qui portent à bout de bras les pro­jets d’éducation à la san­té au sein du CESC (Comité d’éducation à la san­té et à la citoyen­ne­té) de leurs éta­blis­se­ments. « On n’avait pas besoin de loi pour une soi-​disant “école de la confiance” puisque la confiance dans nos savoirs, notre exper­tise de ter­rain, notre volon­té de par­ta­ger, et la confiance dans les jeunes et leur capa­ci­té à chan­ger, nous l’avons tou­jours eue », ajoute Nathalie. Après les séances d’éducation à la san­té comme celles que j’anime, les infir­miers et les infir­mières assurent le ser­vice après-​vente auprès de la file active des jeunes sensibilisé·es par notre pas­sage. Ils et elles aiguillent vers des consul­ta­tions, des centres de dépis­tage, accom­pagnent au plan­ning, alertent par­fois les ser­vices sociaux et la jus­tice. C’est plus qu’un cou­teau suisse qu’on va perdre, ce sont de véri­tables vigies de la san­té sociale de notre jeu­nesse qui risquent de disparaître. 

Pour nous faire ava­ler la pilule, on nous a ser­vi, cette année, de l’ersatz de prév, sous la forme du ser­vice sani­taire. Des étudiant·es en méde­cine sont envoyé·es gra­tui­te­ment, après cinq jours de for­ma­tion là où il m’a fal­lu des années de pra­tique, pour dif­fu­ser une infor­ma­tion for­cé­ment som­maire. C’est d’autant plus déli­rant qu’une enquête de 2018 en Île-​de-​France a démon­tré que six étu­diantes en méde­cine sur dix avaient subi des vio­lences sexuelles de la part de leur hié­rar­chie et qu’une large majo­ri­té n’était pas au cou­rant que ces actes étaient répréhensibles. 

Pour les externes en méde­cine, aucune sen­si­bi­li­sa­tion sur les vio­lences sexuelles n’est pré­vue ! C’est donc un cor­don­nier bien mal chaus­sé qu’on man­date sur les che­mins rocailleux de l’éducation à la vie affec­tive et sexuelle à notre place. Édouard Louis a déjà dénon­cé ceux qui ont tué nos pères. En s’attaquant à l’éducation à la san­té, ce sont les mêmes qui s’apprêtent à sacri­fier l’avenir de nos jeunes. 

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Une mani­fes­ta­tion natio­nale des infir­miers et des infir­mières sco­laires se dérou­le­ra à Paris le 7 mai, devant le Sénat, à 13 heures.

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