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© Sarah Noltner

« Chère chose, peut-​être que si tu abou­tis, je me sen­ti­rai enfin chercheuse »

Causette est par­te­naire de Lettres d’une géné­ra­tion, un site sur lequel les adolescent·es et jeunes adultes fran­co­phones sont invité·es à écrire une lettre à un des­ti­na­taire qui ne peut pas répondre. Toutes les deux semaines, Causette publie l’une de ces mis­sives. Dans ce sixième épi­sode, Aube, 26 ans, de Montpellier s'adresse à sa thèse. 

Vous avez entre 15 et 25 ans et sou­hai­tez par­ti­ci­per au pro­jet Lettres d’une géné­ra­tion ? Écrivez-​leur par là !

Lettre à ma thèse 

"Je ne vais te pas faire des ronds de jambe long­temps : sou­vent je pré­fé­re­rais que tu t’évanouisses. Ta semi-​présence actuelle est si lourde. Le dos­sier à ton nom sur mon ordi­na­teur est le plus gros de tous, et son archi­tec­ture interne est ten­ta­cu­laire. Tu existes à l’état d’ébauche, dans divers docu­ments qui ne se recoupent pas très bien. Des bribes de cha­pitres s’arrêtent net, la revue de lit­té­ra­ture ne fait pas le tour de tes ques­tions, ton plan chan­celle. Tu attends pour­tant de moi que je te libère, à coups d’arides recherches, de mise en ordre et d’explications bien trous­sées. Et le temps file, et la pres­sion s’installe pesam­ment sur mes épaules chaque jour, et sur ma cage tho­ra­cique chaque nuit.

Depuis que le télé­tra­vail est ren­for­cé, le salon est pas­sé de « pièce de vie » à « pièce d’écrit ». La théière est sou­vent sta­tion­née sur la table-​bureau, et des tasses de toutes tailles sont oubliées çà et là. Les livres emprun­tés à la biblio­thèque, accom­pa­gnés des thèses de ceux qui sont déjà arri­vés brillam­ment au bout de l’exercice, sont en pile sur la petite table basse. Pour le reste, mon ordi­na­teur stocke l’essentiel de ma biblio­gra­phie. Ça te ras­sure, l’idée que je ne dis­pa­raî­trai pas englou­tie sous des mil­liers de feuilles volantes sur­li­gnées au marqueur ?

Il y a éga­le­ment peu de risques que je finisse dévo­rée par une vie sociale tré­pi­dante… Cela dit, même à dis­tance de mon ins­ti­tut de recherche, je veille à res­ter en contact. Au quo­ti­dien, c’est bien avec mes deux direc­teurs de thèse que j’échange le plus, et tu es de toutes nos conver­sa­tions. Grâce au vir­tuel, je conti­nue ce qui fait le sel de la recherche : les réunions d’équipe heb­do­ma­daires, les sémi­naires. Il me manque peut-​être ces temps d’échange pré­cieux avec d’autres doctorant.e.s, pour abor­der ton ver­sant aride fait d’ascenseurs émo­tion­nels et de doutes.

J’ai tel­le­ment peur de créer une créa­ture de Frankenstein, balourde et bran­lante, pleine de ratures et de cica­trices. Que tu sois libé­rée dans le monde pour que tous t’y voient clau­di­quer, que mon nom te soit acco­lé pour tou­jours, cela me glace et m’inhibe. Je te sou­haite aus­si forte et puis­sante que pos­sible, parce que tu me tiens à cœur. Et je désire tout autant me sen­tir fière, capable, dans la maî­trise de mon sujet, de mes dis­ci­plines. Il n’empêche que le besoin d’être libé­rée de toi me donne envie de brû­ler les étapes, d’écrire au kilo­mètre, urgem­ment, pour en finir. Alors au quo­ti­dien je te rejoins et j’essaie de nous faire avan­cer, par petits pas, par petits bonds.

Oui, c’est vrai, de temps à autre, je m’éloigne un peu. J’ai besoin que notre rela­tion soit équi­li­brée par d’autres atta­che­ments. J’espère que tu me com­prends, que tu ne jalouses pas les temps que je passe avec d’autres, les sou­rires et les bai­sers don­nés par Amour qui for­ti­fient mon éner­gie et ma déter­mi­na­tion, les coups de télé­phone avec mes parents, mon frère et mes amies me sou­te­nant de près ou de loin. Que tu com­prends que les lec­tures roma­nesques et les pro­me­nades sous les bour­rasques sont des appels d’air sal­va­teurs. Que quand je grimpe dans la gar­rigue, tra­ver­sant les basses forêts de chênes verts jusqu’à atteindre les pla­teaux cou­verts d’herbes hautes, l’espoir revient sif­flo­ter à mes oreilles.

Trois ans que nous nous sommes fidèles. Trois ans d’apprentissage. Combien de larmes, par ta faute ? Combien d’éclats de rire, grâce à toi ? Combien d’opportunités tu m’as offertes ! De ren­contres inima­gi­nables, de nou­veaux pay­sages, d’amitiés. Pour les der­niers mois qui nous res­tent à voguer dans le même bateau, je te demande de m’aider : accorde-​moi la confiance qui me fait par­fois défaut. Chère chose, peut-​être que si tu abou­tis, je me sen­ti­rai enfin chercheuse."

Aube, 26 ans, de Montpellier

Lettre d’une géné­ra­tion, épi­sode 5 l Lettre d'une ado autoch­tone du Canada : « On nous a mis à genoux, encore une fois »

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