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Jeanne Rachel Mody dans son logement trouvé via l'association Les Petits frères des pauvres © S.C.

Précarité et iso­le­ment social : la détresse de nos séniors

D’après le der­nier baro­mètre de l’association Les Petits Frères des Pauvres, la soli­tude et l’isolement des plus de 60 ans n’a ces­sé d’augmenter depuis 2017. Une pré­ca­ri­té sociale contre laquelle les asso­cia­tions sont les der­niers rem­parts. Causette a ren­con­tré Jeanne-​Rachel, sep­tua­gé­naire qui, sans l’aide des Petits Frères des Pauvres, vivrait dans l’isolement et le dénuement.

Jeanne Rachel Mody ne fait pas son âge. À 74 ans, elle n’a pas le visage mar­qué qu’ont par­fois celles et ceux que la vie a malmené·es. Son pull à rayures bleues est assor­ti à un tur­ban par­fai­te­ment noué et à des ongles impec­ca­ble­ment manu­cu­rés, témoins de son pre­mier métier de coif­feuse – esthé­ti­cienne. Une période de sa vie qui semble aujourd’hui bien loin. « J’avais tout pour ne pas me retrou­ver dans cette situa­tion », confie-​t-​elle en pré­pa­rant un café dans la petite cui­sine du stu­dio qu’elle occupe depuis presque un an, grâce à l’association Les Petits Frères des pauvres. Cette situa­tion, c’est celle de mil­liers de seniors de plus de 60 ans qui, sans le réseau asso­cia­tif, seraient en situa­tion de « mort sociale ». 

Un triste constat que l’on peut désor­mais chif­frer. En octobre der­nier, Les Petits Frères des Pauvres a publié le baro­mètre « Solitude et iso­le­ment quand on a plus de 60 ans en France en 2021 » pour aler­ter sur la situa­tion. L’association a étu­dié la fré­quence à laquelle les séniors avaient un lien avec un de ces quatre cercles de socia­bi­li­té : famille, amis, voi­si­nage et réseau asso­cia­tif. Le résul­tat est alar­mant : aujourd’hui en France, 530 000 per­sonnes âgées sont sans rela­tion avec aucune de ces sphères. Une aug­men­ta­tion de 77 % en quatre ans. Le chiffre monte à deux mil­lions si l’on compte celles et ceux qui sont iso­lés des cercles les plus « forts », à savoir la famille et les amis. Car la qua­li­té du lien est aus­si impor­tante que sa fré­quence. Certain·es ont un contact avec un membre de leur famille, mais ne peuvent comp­ter sur per­sonne en cas de néces­si­té. Ce fut le cas de Jeanne-​Rachel. « Quand j’en avais besoin, ma famille n’était pas là. Pas un coup de fil. Ceux qui m’ont aidée, c’est les Petits Frères. » assure-​t-​elle. Son seul lien fami­lial aujourd’hui, ce sont les appels qu’elle passe ou reçoit de sa petite-​fille, lycéenne.

Sur un côté de la biblio­thèque qui borde son lit, des pho­tos de son mari, Paul Ernst, vic­time du Covid en avril 2020. Un décès qui la plonge dans la pré­ca­ri­té émo­tion­nelle et finan­cière. « Quand son mari est mort, elle a vécu une période de soli­tude la plus com­plète. Elle était recro­que­villée sur son cha­grin, son deuil, elle ne voyait pas sa famille », se remé­more Dominique, béné­vole aux Petits Frères des Pauvres. Le baro­mètre sou­ligne l’impact de la crise sani­taire, qui « a pré­ci­pi­té celles et ceux qui avaient un tis­su rela­tion­nel fra­gile, dans un iso­le­ment intense ».

Une pré­ca­ri­té peut en cacher une autre

Première consé­quence de la mort du « patriarche » : la perte de la mai­son fami­liale, mise aux enchères. Sans reve­nu suf­fi­sant pour gar­der sa mai­son, bri­sée de cha­grin, Jeanne-​Rachel emmé­nage alors chez une de ses filles. Mais la coha­bi­ta­tion se passe mal. « Elle oubliait que je lui ai appris tout ce qu’elle sait, me consi­dé­rait comme si je ne savais rien, comme si je n’étais rien ». Déconsidérée, en souf­france, elle contacte les ser­vices sociaux et demande à être emme­née. « C’était ça ou je par­tais vivre sous un pont. » Les ser­vices sociaux l’aiguillent alors vers Les Petits Frères des Pauvres.

Face à une famille qui fait défaut, les amis assurent sou­vent la relève. Hélas, si Jeanne-​Rachel n’a pas pu comp­ter sur ce pré­cieux sou­tien, c’est tout sim­ple­ment parce que des amis, elle n’en a plus. Jeune tren­te­naire, las­sée par la ten­dance à com­mé­rer de ses copines, elle s’en détourne peu à peu. Sa vie de couple et de famille suf­fi­sant à son bonheur.

L’association lui trouve alors un loge­ment, à Pantin. « Les béné­voles de l’association m’ont sau­vée. Elles m’ont tirée de la noir­ceur. » Des « sau­veuses » qui jouent effec­ti­ve­ment un rôle pri­mor­dial, sur­tout auprès des séniors isolé·es qui cumulent par­fois un autre frein à la socia­bi­li­té : de faible reve­nu. Car pré­ca­ri­té sociale va sou­vent de pair avec pré­ca­ri­té finan­cière. « Moins on a d’argent, plus c’est dif­fi­cile de sor­tir et donc d’avoir des rela­tions avec les autres. Même rece­voir chez soi peut deve­nir com­pli­qué si la mai­son n’est pas bien entre­te­nue », constate Isabelle Sénécal, res­pon­sable du ser­vice de presse des Petits Frères des Pauvres. Dominique ren­ché­rit : « Il y a des per­sonnes qui ne parlent à per­sonne pen­dant 4–5 jours. Certains vont faire leurs courses par petit bout pour mul­ti­plier les ren­contres. Ils déam­bulent pour tuer le temps. »

Chasseurs de soli­tude et citoyenneté

Depuis qu’elle a per­du celui qui fut son pilier pen­dant 45 ans, Jeanne-​Rachel trompe une soli­tude qu’elle dit ne pas res­sen­tir en lisant, en priant, en sor­tant se bala­der. « Je ne me sens pas seule parce que je m’évade dans mes pen­sées. Je me suis construit une clô­ture. Je vis beau­coup dans un monde presque ima­gi­naire. » 

D’après les pré­vi­sions de l’Insee, la France comp­te­ra 20 mil­lions de séniors d’ici 2050, soit un quart de la popu­la­tion. Si rien n’est fait, la pro­por­tion de celles et ceux qui seront dans une situa­tion encore moins enviable que celle de Jeanne-​Rachel risque de grim­per encore. Malgré les sirènes d'alarmes lan­cées par les professionnel·les du sec­teur, les pou­voirs publics ne semblent pas près de se sai­sir de la ques­tion. La loi Grand Âge et auto­no­mie devait être débat­tue d’ici la fin du quin­quen­nat. Ce ne sera fina­le­ment pas le cas. Alors en atten­dant, l’association compte sur l’entraide et la citoyen­ne­té de chacun·e. Les Petits Frères des Pauvres ont mis en place un kit « chas­seur de soli­tude » qui contient notam­ment une affiche à impri­mer et à col­ler dans le hall de son immeuble, pour signi­fier aux per­sonnes âgées que l'on est dis­po­nible pour « dis­cu­ter, pas­ser un moment, prendre un thé ou aider ». « On essaye de relan­cer la fra­ter­ni­té qu’on a pu voir pen­dant le pre­mier confi­ne­ment, ambi­tionne Isabelle Sénécal. Après tout, « fra­ter­ni­té » fait par­tie de la devise qui grave le fron­ton de nos institutions. »

Lire aus­si : La soli­tude de plus en plus par­ta­gée par les Français·es

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