112 la bouffe ∏ Gregoire Gicquel pour Causette
© Grégoire Gicquel pour Causette

Pourquoi la nour­ri­ture est-​elle une valeur refuge de nos crises ?

Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte son travail sans jargonner. Anne Dupuy* s’intéresse depuis plusieurs années au lien entre alimentation et plaisir, ainsi qu’aux processus de socialisation alimentaire. Elle nous explique pourquoi la nourriture est une telle source de bien-être en temps de crise.

Causette : Quelle est la place du plaisir dans la sociologie
de l’alimentation ?

Anne Dupuy : Il n’existe pas vraiment d’attrait de la sociologie pour cette question-là, parce que le plaisir est par excellence l’objet le plus « futile » qui soit. La notion de plaisir renvoie à une dimension trop fortement corporelle et à toutes les questions qui sont rattachées à l’expression des émotions. On est donc très peu à s’y être intéressé en France.

Du côté des consommateurs, quelle est la place du plaisir dans l’alimentation ? Est-ce quelque chose d’essentiel ?
A. D. : La question du plaisir est très présente quand on parle d’alimentation, en particulier en France. Dans notre pays, on observe une très grande importance du plaisir convivial – le « plaisir commensal » en termes plus sociologiques –, qui correspond au fait de se retrouver et de prendre du plaisir ensemble pour manger. C’est si important qu’on transmet cette pratique à nos enfants : on va leur apprendre à partager ce plaisir et ces émotions.
Dans mes travaux, j’ai montré qu’il est même difficile, en France, d’exprimer son plaisir à manger seul, sans ­partage. Car ce plaisir solitaire peut être soumis plus rapidement à une forme de réprobation, qu’elle soit sociale ou morale. La crainte derrière cela est que ce plaisir devienne hors de contrôle. C’est un rapport un peu trop trivial à notre alimentation, une espèce de corps-à-corps avec l’aliment que l’on condamne. Donc, il y a toujours une injonction à ne pas avoir un comportement « déraisonnable » quand on a du plaisir à manger seul. Le plaisir commensal est un plaisir du collectif ; il permet de cadrer, de contrôler les comportements des mangeurs à un niveau individuel. C’est aussi ce qui légitime le plaisir de manger, cette fonction corporelle.

Mais durant le confinement, n’a-t-on pas porté un regard différent sur le fait de prendre plaisir à manger seul ?
A. D. : Effectivement, j’ai l’impression d’avoir observé une forme de bienveillance générale durant le confinement et une indulgence, car nous n’avons pas tous les mêmes contraintes. On reconnaît que le plaisir est important pour des personnes qui sont confinées seules. Mais des garde-fous sociaux sont quand même présents : ce ­plaisir doit s’opérer dans le respect d’un rythme alimentaire, de l’obligation d’organiser ses journées, par exemple de travail, autour de repas. On nous donne toujours des petits conseils pour correspondre à des pratiques cadrées… Donc il y a certes plus de bienveillance, mais c’est plutôt une parenthèse qui reste, me semble-t-il, encore l’objet d’un cadre normatif puissant. La dimension collective est toujours présente et la crainte d’un plaisir un peu pervers ou impossible à canaliser reste toujours en creux. Il y a, d’ailleurs, toute une rhétorique sur les risques de consommation trop forte d’alcool en lien avec la problématique des addictions.

La nourriture semble être une valeur refuge pendant cette crise. Comment expliquer cette attention si forte portée à la nourriture et au plaisir de manger ?
A. D. : Cette attention portée à la nourriture s’explique par le fait que l’alimentation reste souvent le seul plaisir accessible. C’est quelque chose que j’ai beaucoup vu dans les familles en situation de précarité, que j’ai pu interroger avant cette crise. Le plaisir qu’on procure à ses enfants s’exprime beaucoup au travers de l’alimentation. Pour analyser, en partie, la situation actuelle, on pourrait transposer ce cas-là : non pas en considérant la précarité au sens de pauvreté, entendons-nous bien, mais en focalisant sur un autre aspect de la précarité qui concerne l’incertitude et le fait de vivre au jour le jour, que beaucoup ne connaissent pas habituellement. Ce contexte instable amène probablement nombre d’individus à se projeter sur la nourriture, ce luxe qui reste encore accessible, puisque nous avons l’autorisation d’aller faire des courses pour nous nourrir.
Cette crise semble rappeler que se nourrir est un besoin tout à fait essentiel que nos sociétés hyper abondantes ont peut-être eu tendance à occulter… La situation qu’on vit actuellement conscientise une grande partie des gens qui n’ont pas connu le manque, ou qui ne le connaissent pas. Ça remet un peu les pendules à l’heure pour un certain nombre de mangeurs.

Quel genre de nourriture procure du plaisir dans notre population ?
A. D. : Il faut savoir que les préférences ne sont pas individuelles, mais très fortement sociales et construites. Elles sont liées à la fois à ce qu’on apprend à aimer et à exprimer, et aussi à nos contraintes, en particulier la contrainte économique, mais cela peut être aussi la contrainte morale. De nombreux écrits, qui s’inscrivent dans la tradition bourdieusienne, montrent qu’il y a dans les goûts exprimés une hiérar­chie sociale. On apprend à aimer ce qui est valorisé dans notre groupe social. Certains travaux montrent, certes, qu’il y a une attirance innée du ­nouveau-né pour les saveurs sucrées, mais le poids du social est tellement fort que cette attirance va être ­modelée. Les goûts se construisent. Dans mes travaux, je montre qu’un enfant qui découvre un aliment va apprendre à l’aimer, car cet aliment est valorisé dans sa famille. D’autres sphères telles que l’école ou d’autres proches vont lui faire goûter des choses auxquelles il n’est pas habitué et il développera d’autres attraits.
Dans mes enquêtes, on voit alors que les petites filles ou les femmes déclarent une attirance significativement plus importante pour le sucre que les hommes. C’est l’objet d’un modelage qui reste social, permettant aux unes d’exprimer une attirance et aux autres de l’inhiber. Cette inclination pourrait s’expliquer par une régulation des prises alimentaires qui peut s’exprimer peut-être plus fortement chez les petites filles. Le sucre est parfois soumis à réprobation et une petite fille qui aurait une attirance pour lui va être plus drastiquement contrôlée qu’un petit garçon, ce qui pourrait entraîner l’inverse de l’effet escompté… C’est ce qu’on appelle l’« effet pochoir », exprimant les conséquences de la restriction parentale. Ce résultat peut aussi suggérer l’impossibilité pour les petits garçons et les hommes d’exprimer un plaisir pour une saveur qu’on juge féminine…

* Anne Dupuy est maîtresse de conférences en sociologie à l’université Toulouse-Jean-Jaurès et coresponsable du master sciences sociales appliquées à l’alimentation à l’Institut supérieur du tourisme, de l’hôtellerie et de l’alimentation.

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