Les routières sont sympas (4÷5). Tout a commencé un soir de janvier 2019, quand le journaliste Jean-Claude Raspiengeas s’est rendu pour un reportage à L’Escale-Village, le plus grand resto routier de France. De là naîtra un an d’enquête. Et au bout du chemin, un livre : Routiers. En exclusivité pour Causette, Jean-Claude Raspiengeas a repris la plume pour nous emmener à la rencontre de cinq routières, cinq femmes de tempérament qui, une chose est sûre, n’ont pas choisi leur métier par erreur.
![Les routières sont sympas : l'Ouragan et son rêve d'enfance 1 annie sedlegger 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/08/annie-sedlegger-1-819x1024.jpg)
Dans la Haute-Marne des années 1940, sur le bord de la RN 4, à Saint-Dizier, une petite fille rêve. C’est la fille du boulanger. Elle a 4 ans. Chaque jour, elle guette le passage trépidant des camions, bruyants et chargés de mystère. « D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? » se demande-t-elle. Elle s’imagine les suivre vers l’inconnu, l’ailleurs.
En grandissant, le rêve prend de nouvelles dimensions. Quand elle rentre de l’école, Annie Sedlegger emprunte un détour pour longer le parking d’une entreprise de transport, humer l’odeur des camions, s’enivrer du pot-pourri de fragrances d’huile, de gasoil, de moteurs et de marchandises. Sur le chemin du retour, ses sensations font lever la pâte d’une vocation. Un jour, elle sera au volant de ces mastodontes.
Aînée de cinq enfants, certificat d’études décroché in extremis, elle sait que sa voie, toute tracée, est à sens unique. Direction l’usine. Mariée, enceinte à 19 ans, elle enchaîne travail à la chaîne et ménages. Veuve à 24 ans, elle se retrouve seule avec trois petits enfants. Dix ans plus tard, l’usine ferme. Licenciée, elle quémande auprès de l’ANPE une formation de reconversion qu’on lui refuse. À l’époque, dit-elle, « une femme devait rester à la maison ». Mais Annie Sedlegger a du caractère. Elle va faire plier les ronds-de-cuir qui l’assignent à cette condition sans échappatoire et devient la première femme qui reçoit une aide pour devenir routière. Mais quand elle se présente avec son permis poids lourd chez un transporteur, la réponse est cinglante : « Les bonnes femmes, leur place, c’est devant l’évier ! »
Serrer les dents
Obstinée, Annie s’endette pour acheter son propre camion, rouler à son compte. Mais elle a présumé de ses forces et, rapidement étranglée financièrement, elle doit jeter l’éponge avant d’avoir fini de rembourser les emprunts. Par chance, un transporteur accepte de lui faire confiance et lui tend les clés d’un DAF. Longtemps, seule femme routière en Alsace, « L’Ouragan », son surnom dans le métier (« Quand je passais, on savait que j’étais passée… »), va sillonner l’Europe et s’adapter, en serrant les dents, à toutes sortes de chargements qui obligent à conduire différemment. « J’ai tout essayé dans ce métier, explique-t-elle. J’ai traversé des moments difficiles. Je pleurais un bon coup et je repartais. » Elle vante volontiers ce métier auprès des femmes, « l’une des seules professions où l’égalité des salaires est respectée ».
Forte femme, matrone de choc, Annie préside l’association La Route au féminin, qui organise un banquet annuel où ne sont admises que les femmes. Les rares hommes qui accompagnent ces drôles de dames font tapisserie. Réduits au rôle de chaperons, ils ne se mêlent pas aux réjouissances de leurs épouses ou compagnes.
À 71 ans, robe longue enveloppant sa haute stature, clope au bec, sifflet autour du cou pour discipliner la petite troupe de routières trop heureuses de se réunir, de se voir pour de bon, alors qu’elles ne communiquent que par les réseaux sociaux, Annie dirige tout d’une main de maître. Et, attentionnée, veille, toute l’année, sur « les filles ».
Au fil du temps, Annie reconnaît que la considération à l’égard des femmes au volant de poids lourd a beaucoup changé. Le regard des hommes a évolué. Même si, sur les parkings, la nuit, « il faut toujours penser à tirer le rideau de la cabine avant d’allumer pour se déshabiller et gagner sa couchette ».
En 2008, L’Ouragan a perdu l’un de ses enfants. Anéantie, elle s’est arrêtée six mois. Elle a repris la route, pour ne pas sombrer. Mais, à 66 ans, une méchante chute, en descendant de sa cabine, a mis un coup d’arrêt à sa carrière. Elle se lamente de n’avoir pu rouler jusqu’à 70 ans.
En 2014, le mensuel France Routes lui a décerné le titre de « Routier de l’année ». L’Ouragan, la première femme à recevoir cette distinction.
Les routières sont sympas, une série en cinq épisodes
Le vol de nuit de Maya972
Toupinette, la route en rose
Famounette, la Calamity Jane des stations-services
Lélé toujours à plein régime