Les rou­tières sont sym­pas : l'Ouragan et son rêve d'enfance

Les rou­tières sont sym­pas (4÷5). Tout a com­men­cé un soir de jan­vier 2019, quand le jour­na­liste Jean-​Claude Raspiengeas s’est ren­du pour un repor­tage à L’Escale-Village, le plus grand res­to rou­tier de France. De là naî­tra un an d’enquête. Et au bout du che­min, un livre : Routiers. En exclu­si­vi­té pour Causette, Jean-​Claude Raspiengeas a repris la plume pour nous emme­ner à la ren­contre de cinq rou­tières, cinq femmes de tem­pé­ra­ment qui, une chose est sûre, n’ont pas choi­si leur métier par erreur. 

annie sedlegger 1
© Serge Picard

Dans la Haute-​Marne des années 1940, sur le bord de la RN 4, à Saint-​Dizier, une petite fille rêve. C’est la fille du bou­lan­ger. Elle a 4 ans. Chaque jour, elle guette le pas­sage tré­pi­dant des camions, bruyants et char­gés de mys­tère. « D’où viennent-​ils ? Où vont-​ils ? » se demande-​t-​elle. Elle s’imagine les suivre vers l’inconnu, l’ailleurs. 

En gran­dis­sant, le rêve prend de nou­velles dimen­sions. Quand elle rentre de l’école, Annie Sedlegger emprunte un détour pour lon­ger le par­king d’une entre­prise de trans­port, humer l’odeur des camions, s’enivrer du pot-​pourri de fra­grances d’huile, de gasoil, de moteurs et de mar­chan­dises. Sur le che­min du retour, ses sen­sa­tions font lever la pâte d’une voca­tion. Un jour, elle sera au volant de ces mastodontes. 

Aînée de cinq enfants, cer­ti­fi­cat d’études décro­ché in extre­mis, elle sait que sa voie, toute tra­cée, est à sens unique. Direction l’usine. Mariée, enceinte à 19 ans, elle enchaîne tra­vail à la chaîne et ménages. Veuve à 24 ans, elle se retrouve seule avec trois petits enfants. Dix ans plus tard, l’usine ferme. Licenciée, elle qué­mande auprès de l’ANPE une for­ma­tion de recon­ver­sion qu’on lui refuse. À l’époque, dit-​elle, « une femme devait res­ter à la mai­son ». Mais Annie Sedlegger a du carac­tère. Elle va faire plier les ronds-​de-​cuir qui l’assignent à cette condi­tion sans échap­pa­toire et devient la pre­mière femme qui reçoit une aide pour deve­nir rou­tière. Mais quand elle se pré­sente avec son per­mis poids lourd chez un trans­por­teur, la réponse est cin­glante : « Les bonnes femmes, leur place, c’est devant l’évier ! »

Serrer les dents

Obstinée, Annie s’endette pour ache­ter son propre camion, rou­ler à son compte. Mais elle a pré­su­mé de ses forces et, rapi­de­ment étran­glée finan­ciè­re­ment, elle doit jeter l’éponge avant d’avoir fini de rem­bour­ser les emprunts. Par chance, un trans­por­teur accepte de lui faire confiance et lui tend les clés d’un DAF. Longtemps, seule femme rou­tière en Alsace, « L’Ouragan », son sur­nom dans le métier (« Quand je pas­sais, on savait que j’étais pas­sée… »), va sillon­ner l’Europe et s’adapter, en ser­rant les dents, à toutes sortes de char­ge­ments qui obligent à conduire dif­fé­rem­ment. « J’ai tout essayé dans ce métier, explique-​t-​elle. J’ai tra­ver­sé des moments dif­fi­ciles. Je pleu­rais un bon coup et je repar­tais. » Elle vante volon­tiers ce métier auprès des femmes, « l’une des seules pro­fes­sions où l’égalité des salaires est res­pec­tée ». 

Forte femme, matrone de choc, Annie pré­side l’association La Route au fémi­nin, qui orga­nise un ban­quet annuel où ne sont admises que les femmes. Les rares hommes qui accom­pagnent ces drôles de dames font tapis­se­rie. Réduits au rôle de cha­pe­rons, ils ne se mêlent pas aux réjouis­sances de leurs épouses ou compagnes. 

À 71 ans, robe longue enve­lop­pant sa haute sta­ture, clope au bec, sif­flet autour du cou pour dis­ci­pli­ner la petite troupe de rou­tières trop heu­reuses de se réunir, de se voir pour de bon, alors qu’elles ne com­mu­niquent que par les réseaux sociaux, Annie dirige tout d’une main de maître. Et, atten­tion­née, veille, toute l’année, sur « les filles »

Au fil du temps, Annie recon­naît que la consi­dé­ra­tion à l’égard des femmes au volant de poids lourd a beau­coup chan­gé. Le regard des hommes a évo­lué. Même si, sur les par­kings, la nuit, « il faut tou­jours pen­ser à tirer le rideau de la cabine avant d’allumer pour se désha­biller et gagner sa couchette ». 

En 2008, L’Ouragan a per­du l’un de ses enfants. Anéantie, elle s’est arrê­tée six mois. Elle a repris la route, pour ne pas som­brer. Mais, à 66 ans, une méchante chute, en des­cen­dant de sa cabine, a mis un coup d’arrêt à sa car­rière. Elle se lamente de n’avoir pu rou­ler jusqu’à 70 ans. 

En 2014, le men­suel France Routes lui a décer­né le titre de « Routier de l’année ». L’Ouragan, la pre­mière femme à rece­voir cette distinction.


Les rou­tières sont sym­pas, une série en cinq épisodes

Le vol de nuit de Maya972

Toupinette, la route en rose

Famounette, la Calamity Jane des stations-​services

Lélé tou­jours à plein régime


Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.