À l’occasion de la sortie de son enquête État d’urgence technologique (Premier Parallèle) le 4 février, Olivier Tesquet, journaliste spécialiste du numérique chez Télérama , nous alerte sur l’intensification de la surveillance des citoyen·nes avec la pandémie. On a beau dénoncer les pratiques de flicage dans les pays autoritaires, démontre-t-il, elles arrivent chez nous à grands pas.
![Olivier Tesquet : en matière de surveillance, « il faut être raisonnablement paranoïaques » 1 Olivier Tesquet © James Startt](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/01/olivier-tesquet04_premier-parallele_10_2019-1-of-1-682x1024.jpg)
Causette : En quoi la pandémie a‑t-elle aggravé la situation en matière de surveillance des citoyen·nes ?
Olivier Tesquet : On avait déjà des technologies biométriques de reconnaissance faciale dans nos méthodes de vidéosurveillance, mais avec toute l’économie de la distanciation sociale, pour faire respecter les gestes barrières, cette dynamique s’accélère. Ce qui est frappant, c’est qu’entre des régimes comme ceux de la Chine ou d’Israël et la France, la différence devient assez fine. Ce n’est pas bonnet blanc et blanc bonnet, mais on observe une tentation très forte de la part des gouvernements de s’appuyer sur la technologie pour contrôler les corps, quel que soit leur régime politique. Cela mène à une banalisation de l’espace public militarisé. D’autant qu’avec les Jeux olympiques qui arrivent à Paris en 2024, cette situation sécuritaire risque de se renforcer. Ça s’était déjà vu après la Coupe du monde 2018 en Russie.
De quels outils faut-il nous méfier en particulier, en France ?
O. T. : On envisage de mettre en place des passeports sanitaires, alors qu’on a présenté la Chine comme un contre-exemple quand elle a utilisé un système similaire, en donnant un code couleur rouge-orange-vert aux individus. On s’est aussi inspiré du logiciel de Singapour pour créer StopCovid puis TousAntiCovid. Or, on apprend que Singapour va rendre son utilisation obligatoire et que les données pourront être utilisées par la police à des fins d’enquête criminelle. Certains outils voient leur finalité détournée et sont amenés à durer alors qu’ils étaient censés être temporaires. Et une fois que ces pratiques sont installées, l’expérience montre que c’est très dur de revenir en arrière à titre dérogatoire. À noter par ailleurs que des chercheurs en cryptographie – y compris des chercheurs de l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), l’organisme en partie à l’origine de StopCovid ! – ont alerté dès le début sur les risques liés à l’usage de l’application. Des risques de discriminations entre les utilisateurs et non-utilisateurs, notamment.
Notre arsenal législatif ne nous protège-t-il pas contre ce genre de dérive, comme le montre l’interdiction d’utiliser des drones pour contrôler le respect des règles sanitaires, ordonnée par le Conseil d’État en mai 2020 ?
O. T. : On peut se réjouir que la plus haute juridiction française ait rappelé à l’État et à la préfecture de police de Paris qu’on ne pouvait pas faire n’importe quoi avec les drones. Là où c’est une victoire en demi-teinte, c’est que cette histoire prouve qu’on fait les choses à l’envers. On déploie ces outils – comme les caméras thermiques, les applis de suivi de contacts ou la reconnaissance faciale – dans le cadre d’«expérimentations » avant même d’édicter le droit lié à leur utilisation. La loi ne fait que « blanchir » leur usage. Cela signifie que le droit ne vient que valider l’institution policière. En parallèle de tout ça, la loi de « sécurité globale » prévoit l’exploitation exponentielle d’images prises dans des lieux pas forcément publics, comme les immeubles. Notre espace intime s’en voit menacé.
Vu les évolutions à l'œuvre dans le domaine de la sécurité, à quoi pourrait ressembler la police – vous dites « technopolice » – du futur ?
O. T. : Les drones qui sont encore visibles pourraient être miniaturisés et adaptés pour faire le moins de bruit possible. L’idée serait de les rendre invisibles dans le ciel. La police du futur s’appuiera aussi sur l’anticipation permanente de nos faits et gestes à l’aide de l’intelligence artificielle, pour éviter que les risques se produisent.
Cela pourrait-il également altérer nos liens humains ?
O. T. : Avec l’invisibilisation de la surveillance et la militarisation de l’espace public, nos interactions ne seront plus les mêmes. Le fait même de croiser quelqu’un dans la rue pourra être modifié par la technologie [en fonction de la régulation du nombre de personnes dans l’espace public, par exemple, ndlr]. À l’avenir, il est possible qu’il y ait un continuum entre chez soi et le dehors, qui nous priverait de notre vie privée. Quand Amazon vend des caméras de surveillance et propose de transmettre les images en temps réel, c’est comme si chaque quartier pouvait se faire poste de police. La notion de sanctuaire propre à notre intimité s’en voit menacée.
Le public vous semble-t-il réceptif à vos alertes ?
O. T. : Le Covid-19 a agi comme un révélateur. Ceux qui se disaient « je n’ai rien à cacher » et pensaient que les dispositifs de surveillance ne visaient « que » des catégories de personnes jugées dangereuses ont compris que ça frappait tout le monde. J’invite à imaginer le pire pour être capable de s’en prémunir. Sur ces sujets, il faut être raisonnablement paranoïaque. Mais tout en sachant où s’arrête l’esprit critique pour ne pas verser dans le complotisme aveugle. D’où la nécessité d’en parler collectivement, mais d’être rigoureux en le faisant. Voilà pourquoi j’ai voulu cartographier avec précision tout cet écosystème de sécurité.
![Olivier Tesquet : en matière de surveillance, « il faut être raisonnablement paranoïaques » 2 urgence couv](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/01/urgence_couv-649x1024.jpg)
l'économie de la surveillance tire parti
de la pandémie, d'Olivier Tesquet.
Éd. Premier parallèle, 156 pages, 16 euros.