Nous Toutes, l'association Acceptess‑T, la Fédération Parapluie Rouge et le collectif Les Dévalideuses ont lancé, en début d'année, une inter-organisation avec pour but « d’étendre le décompte des féminicides au-delà des seuls féminicides conjugaux ». Causette a interrogé deux des initiatrices pour éclairer cette définition élargie du féminicide.
En janvier 2022, Nous Toutes décidait de réaliser son propre décompte des féminicides après la tenue de propos du groupe Féminicides par conjoint ou ex, pionnier dans la recension de ces crimes, que le collectif jugeait transphobes. Un an après, Nous Toutes lance, avec l'association Acceptess‑T, la Fédération Parapluie Rouge et le collectif Les Dévalideuses, une inter-organisation avec pour but « d’étendre le décompte des féminicides au-delà des seuls féminicides conjugaux ». Entretien.
Causette : Selon vos calculs, combien de féminicides ont eu lieu en 2022 ?
Maëlle Noire (Nous Toutes) : On en recense à peu près 147 pour l'instant. Il y a encore des cas qui sont en cours de vérification, donc ce n'est pas un chiffre fixe.
Causette : Pourquoi avez-vous senti le besoin de changer votre manière de les décompter ?
M.N. : En janvier 2022, on s'est désolidarisé du collectif dont on partageait le décompte des féminicides depuis 2018, en raison de leurs propos. On s'est aussi dit que limiter le champ du décompte des féminicides aux couples excluait de fait plein de meurtres de femmes. Il nous est apparu important de continuer à faire un décompte mais plus représentatif de l'état des violences féminicidaires. En parallèle, on a contacté d'autres organisations pour essayer de voir comment on pouvait mutualiser nos expertises et travailler ensemble, notamment pour avoir accès à des données de terrain. On souhaitait évoluer pour pouvoir essayer de donner une vision plus représentative des féminicides en France.
Causette : En France, on utilise le terme « féminicide » dans un contexte conjugal. Or, le mot est né sur le continent américain, pour qualifier en premier lieu les meurtres de femmes prostituées. Votre nouvelle définition se rapproche-t-elle de l'acceptation élargie de l'ONU, qui prend en compte tous les meurtres où prévaut une dimension de genre ?
Maud Royer (Acceptess‑T) : Pour nous, un féminicide correspond au meurtre ou suicide forcé d’une femme en raison de son genre, et ce quel que soit son âge ou les circonstances. Les féminicides s’inscrivent dans un contexte de violences patriarcales systémiques et/ou au croisement d'autres systèmes d’oppression.
Notre définition inclut donc les femmes qui étaient invisibilisées dans le précédent décompte, c'est-à-dire les plus précarisés, mais aussi les formes de violence les moins relayées médiatiquement, à savoir les violences dans l'espace public ou les violences à l'encontre des travailleuses du sexe, des femmes trans et des femmes migrantes. On a ainsi voulu créer cette définition la plus inclusive possible et qui ne place pas au centre la conjugalité comme un espace qui serait supposé à part dans le patriarcat. En réalité, les violences ont lieu partout, aussi bien dans le couple qu'ailleurs, mais elles ne sont pas plus anormales dans le couple que dans l'espace public.
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Causette : Sortir des violences conjugales, cela ne rend-il pas plus difficile de savoir comment comptabiliser un féminicide ? Votre définition est aussi très large.
M.N. : Nous restons concentrées sur la nature genrée du crime et le fait que ce crime soit basé sur le système de pouvoir patriarcal. D'autres systèmes de pouvoir peuvent être imbriqués aussi. Nous cherchons à établir s'il y a eu, ou pas, violence patriarcale.
Je pense à un féminicide, par exemple, qui avait eu lieu lors d'un cambriolage chez une femme âgée. On voyait très bien que l'homme s'était acharné, vraiment de manière extrêmement violente, sur la femme âgée avant de la voler. Pour nous, cela est un féminicide parce qu'il y a une intensité des violences qui est à ranger dans le champ des violences patriarcales. Il faut attendre d'avoir un nombre suffisant d'informations pour pouvoir caractériser un féminicide. C'est pour cette raison qu'il existe parfois des féminicides qui ne sont recensés que plusieurs jours, voire plusieurs semaines, après qu'ils ont eu lieu.
M.R. : Il s'agit d'un exercice très compliqué, c'est aussi pour ça qu'on a une définition extrêmement large, afin de nous donner une marge de manœuvre dans la caractérisation. En ce moment, on est en train de travailler sur des typologies de féminicides pour pouvoir les classer selon leur nature et les caractériser de manière plus précise.
Causette : Qu'apporte cette nouvelle inter-organisation ?
M.N. : Nous Toutes n'est pas une organisation qui accueille du public. On ne fait que de la sensibilisation et on n'est, de fait, pas au contact des victimes ou des familles des victimes. L'idée est donc justement de pouvoir bénéficier des connaissances de terrain des autres collectifs. Parfois, des féminicides ne sont pas relayés par les médias. Ce sont les personnes qui travaillent avec les victimes ou les familles de victimes qui peuvent nous les faire remonter.
Causette : Depuis le 1er janvier, combien de féminicides ont-ils été décomptés avec cette nouvelle définition ?
M.N. : On en est à quatre. Mais dans les jours qui suivent, il va y en avoir d'autres. Certains sont encore en cours d'identification. Il me semble que l'on va atteindre une dizaine de féminicides bientôt.