Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. L’atrophie musculaire peut toucher tout le monde et provoquer parfois de graves séquelles. Face à ce problème de santé sans remède, la docteure en chimie analytique Blandine Chazarin s’est intéressée à un animal qui ne bouge pas pendant six mois chaque année et pourtant s’en sort bien : l’ours brun.
Causette : Comment avez-vous découvert votre sujet de thèse ?
Blandine Chazarin : Lors de mon master de chimie à l’université de Lille 1, un directeur de thèse du Laboratoire de spectrométrie de masse bioorganique (LSMBO) de Strasbourg m’a demandé si je voulais rejoindre son projet reliant l’hibernation des ours et les astronautes. Cela m’a intriguée, j’ai foncé.
L’objectif de ce projet vise à trouver des moyens de freiner l’atrophie musculaire. Qu’est-ce au juste ?
B. C. : L’atrophie musculaire est une pathologie. Des personnes en souffrent du fait de problèmes de santé. Mais on peut tous la rencontrer, lorsque l’on se casse une jambe et qu’elle est plâtrée, par exemple. Ou lorsque l’on vieillit. Sur le plan médical, elle provoque une perte des muscles squelettiques. Or ils représentent 40 % de notre masse corporelle, donc quand ils fondent, notre production de chaleur, notre force et notre mobilité diminuent. Quand on se casse une jambe, on arrive à récupérer ces muscles, car l’immobilisation ne dure pas longtemps. Mais un astronaute par exemple, qui reste en orbite plus de six mois, subit une fonte musculaire alarmante qui ne peut pas être complètement rattrapée par un programme sportif ou nutritionnel. À terme, une trop importante atrophie musculaire peut être mortelle.
Quel est le rapport avec l’ours brun ?
B. C. : On ne connaît pas de remèdes à l’atrophie musculaire. Mais, dans la nature, on peut trouver des réponses à nos questions en s’intéressant à d’autres organismes. C’est ce qu’on appelle le biomimétisme. Un homme alité pendant très longtemps perd du muscle. Quels animaux vivent pareille situation ? Les hibernants. Ils restent immobiles une longue période tous les ans et s’en sortent très bien. Parmi les mammifères, celui ayant une masse corporelle la plus proche de celle d’un humain, c’est l’ours. En plus, contrairement aux autres hibernants, dont la température corporelle s’approche de zéro dans cet état, lui se maintient à 32 °C tout l’hiver. C’est un modèle.
Il fallait donc trouver des ours bruns sauvages. Comment avez-vous fait ?
B. C. : À la création du projet sur les ours, en 2011, les membres de notre laboratoire ont tout de suite pensé à une collaboration avec Scandinavian Brown Bear Projet. Ce groupe de recherche suédois existe depuis cinquante ans. Il s’intéresse aux ours bruns sauvages tant sur le plan évolutif que sur le régime alimentaire, etc. Les chercheurs ont ainsi pu réaliser des prélèvements sur des ours prépubères. Les animaux sont endormis puis pesés, mesurés, tout leur état de santé est analysé avant qu’une prise de sang et des prélèvements du muscle et du gras, sous-cutanés, soient réalisés. L’opération doit durer le moins de temps possible, une heure tout au plus, avant de les relâcher pour qu’ils reprennent une vie normale.
Que souhaitiez-vous étudier avec ces petits morceaux de muscle ?
B. C. : Je souhaitais étudier le protéome, l’ensemble des protéines exprimées à un moment donné dans un échantillon de muscle. Pour cela, j’ai comparé des morceaux de muscles d’ours qui hibernent et d’ours en activité pour voir si certaines protéines étaient là dans un cas et pas dans l’autre. Je cherchais donc à voir, si, durant l’hibernation, il y avait une ou plusieurs protéines présentes qui ne l’étaient pas lors des périodes d’activité, et qui auraient servi à la préservation de la masse musculaire. Pour ce faire, je réalisais une spectrométrie de masse, à l’aide d’une machine de la taille d’un frigo qui ressemble à un scanner et qui permet d’identifier les molécules présentes dans un échantillon. Je lui insérais le mélange de protéines extraites des tissus d’ours, en hibernation puis en activité, et, en fonction des paramètres, le spectromètre établissait une liste du type de protéines présentes et de leur quantité. Grâce à ce procédé, j’ai découvert qu’au lieu de prendre sur son stock de gras pendant l’hibernation, l’ours utilisait du sucre alors même qu’il n’y avait pas accès, car il ne mange pas du tout pendant cette période. Alors, est-ce que son organisme a la possibilité de prendre du gras et de le transformer en sucre grâce à un mécanisme appelé néoglucogenèse hépatique, permise par son foie ? Impossible de le vérifier pour le moment, car nous devrions procéder à une biopsie de foie, une opération bien trop invasive. Peut-être qu’à l’avenir nous pourrons essayer avec de nouveaux outils moins contraignants.
Vous vous êtes également intéressée au sérum d’ours et à
ses effets sur les cellules humaines. En quoi cela consiste-t-il ?
B. C. : Le sérum est une fraction du sang, dont on retire les cellules sanguines (globules et plaquettes) pour pouvoir travailler avec d’autres cultures cellulaires. Alors que je comparais le protéome d’ours hibernants et non hibernants, un collègue biologiste étudiait les cellules musculaires humaines. À un moment, on s’est dit qu’il serait intéressant de voir ce qu’il se passerait si on mettait ces cellules humaines en contact avec du sérum d’ours. Et il se trouve qu’elles ont grossi en contact avec le sérum d’ours hibernant et pas avec celui d’ours actif ! Cela veut donc dire qu’une molécule présente dans le sang de l’ours en hibernation est capable d’activer les muscles humains. Laquelle ? On ne le sait pas encore.
Comment, concrètement, ces découvertes pourraient-elles aider à freiner l’atrophie musculaire ?
B. C. : Si les molécules du sérum d’ours ont eu un effet sur les cellules musculaires humaines, c’est que, normalement, elles existent chez l’humain. Il est même probable qu’on les trouve déjà dans un médicament de nos pharmacies. En fonction de ce que sont ces molécules – des protéines, des vitamines, des hormones, etc. –, il ne sera donc pas difficile de les activer, comme on le fait déjà pour la vitamine D en hiver par exemple. Ma thèse a surtout permis une première phase d’exploration. On a même remarqué que, quand l’ours hibernait, un mécanisme de protection contre le stress oxydant s’activait chez lui. Ce stress est dû à l’agression des cellules par des « radicaux libres », des atomes ou des molécules devenus très instables capables d’endommager les cellules et même l’ADN chez l’ours comme chez l’humain. Autant dire qu’il reste plein de pistes à découvrir pour que, peut-être un jour, Thomas Pesquet puisse rejoindre Mars sans problème.