Comment la déso­béis­sance civile est-​elle rede­ve­nue l'outil des citoyen·nes ?

Contre le réchauffement climatique ou le sort indigne réservé aux animaux, pour aider les migrant·es ou protéger les populations des pesticides de synthèse, la désobéissance civile semble être devenue, pour beaucoup, l’ultime recours.
Face au sentiment d’inaction des pouvoirs publics, de plus en plus de citoyen·nes usent de ce mode de protestation pour se faire entendre. Qu’elles soient isolées ou groupées, ces actions, qui ont récemment surgi dans le paysage médiatique, ont pour objectif de faire parler d’elles.

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© Camille Besse

Elles sont le nouveau visage de la désobéissance. Sur les photos, les Allemandes Carola Rackete et Pia Klemp ont le regard tranquille, mais déterminé de celles qui sont animées d’une mission. Pour sauver des migrant·es de la noyade dans ce grand cimetière qu’est devenue la Méditerranée, les deux capitaines de navire d’ONG n’ont pas craint de braver l’Italie et son ministre de l’Intérieur d’extrême droite Matteo Salvini. Arrêtée pour avoir tenté d’accoster de force dans le port de Lampedusa puis assignée à résidence, la première a finalement été libérée. La seconde, toujours poursuivie par la justice italienne, encourt jusqu’à vingt ans de prison. « Ce n’était pas un acte de violence, seulement de désobéissance », a plaidé Carola Rackete.
Ces temps-ci, les initiatives qui s’en réclament essaiment tous azimuts : les décrocheur·euses de portraits de Macron, les maires qui prennent des arrêtés antipesticides sur leur commune, les « gilets jaunes » qui ne déclarent pas en préfecture les trajets de leurs manifestations, les défenseur·euses des animaux qui pénètrent dans des abattoirs sans autorisation et diffusent des images interdites, les professeur·es baptisé·es les Stylos rouges, qui ont refusé de saisir les notes du bac, les médecins qui déclarent avoir aidé des couples du même sexe à avoir un enfant… Les citoyen·nes sont de plus en plus nombreux à plébisciter ce mode d’action non violent qui, stricto sensu, consiste à refuser d’appliquer une loi ou de se soumettre à un ordre en son nom propre, à visage découvert. Sans craindre de finir au poste, voire devant les tribunaux pour y défendre sa cause.
« J’ai participé à des manifestations, signé des pétitions… Ça ne marche pas ! Nous vivons un moment historique et pourtant les États ne changent pas de cap. Il faut aller plus loin, se radicaliser sans violence », clame Emma, membre du jeune collectif ANV-COP21 (Action non violente-COP21) fondé en 2015 dans le sillon de la conférence de Paris sur les changements climatiques. À quoi bon s’épuiser à mener des grèves si cela laisse les gouvernements de marbre ? Pourquoi donc marcher, se rassembler, si cela ne suscite aucune réaction ? Face à des acteurs et actrices politiques indifférentes à l’urgence climatique, cette Parisienne en est convaincue : mieux vaut braver la loi que de baisser les bras. Le 21 février, elle a pénétré dans l’enceinte de la mairie du Ve arrondissement avec trois camarades pour décrocher un portrait du président de la République qui décorait le mur. Quinze jours après, elle reçoit une lettre de convocation à une audition libre. Emma s’y rend sans savoir qu’elle s’apprête en fait à passer dix heures en garde à vue.

Un engagement personnel

Depuis les environs d’Orléans (Loiret), c’est un peu le même témoignage que livre Franzeska Bindé. À part qu’elle connaît déjà le résultat des courses : 200 euros d’amende avec sursis, sans compter un autre procès à venir. Car cette écolo allemande a doublement désobéi. La première fois en détrônant la figure du président, la deuxième en refusant de se soumettre à un test ADN : « Au commissariat, des personnes ont sorti un coton-tige pour réaliser le prélèvement, comme si c’était une évidence. Refuser cet acte est un délit en France », s’insurge la jeune femme. À 26 ans, elle a déjà derrière elle une vie militante plutôt riche, ayant pris sa carte chez les Verts allemands au lendemain de Fukushima. Mais aujourd’hui, les réunions de parti qui s’étirent en longueur ne lui suffisent plus. « Je suis montée d’un cran dans mon engagement personnel. J’assume totalement mon action, je suis prête à décliner mon identité, ce que je fais relève d’une décision individuelle », déclare, le front levé, cette militante pacifiste et non moins remontée. Le danger est imminent. Le temps presse. Il faut agir et vite. Contre toute attente, le tribunal correctionnel de Lyon a invoqué, en septembre, l’état de nécessité (lire l'article « Pour la justice, nécessité fait loi ») pour relaxer deux décrocheur·euses. « Quand cette décision est intervenue, j’étais encore dans l’émotion de mon propre procès. On a pu prendre le temps de développer le mobile, nos avocats aussi, j’ai senti une vraie écoute de la part de la juge », se souvient Emma, qui n’est toujours pas fixée sur son sort.

“Montée en intensité”

Depuis l’an dernier, Nicolas Haeringer, chargé de campagne pour l’ONG 350.org, auteur d’un livre intitulé Zéro fossile et activiste, observe une « montée en intensité de la désobéissance civile ». Un mode d’action qui fait le succès de jeunes associations comme ANV-COP21 ou Extinction Rebellion (XR) (lire Causette #104) fondée en octobre 2018, à l’origine d’actions de blocage dans plus de soixante villes du monde. C’est le baptême du feu du nouveau militant qui, dorénavant, n’a plus besoin d’avoir fait ses armes dans les réunions d’un petit comité local ni foulé le pavé le poing levé. « Le système capitaliste craque de partout : pouvoir d’achat, libertés, climat… Et, en même temps, on n’attend plus grand-chose des vieilles méthodes de protestation, le ronron démocratique n’ayant rien donné jusqu’à présent », avance le sociologue Albert Ogien. « Quand près d’un million de personnes descendent dans la rue et que, derrière, le gouvernement n’en tient pas compte, il doit s’attendre à un retour de bâton », ajoute Aurélie Trouvé, ingénieure agronome et porte-parole d’Attac France. En quête d’un second souffle, cette organisation propose depuis cinq ans des formations à la désobéissance qui, de fait, attirent du sang neuf. Des adhérent·es certes moins aguerri·es, mais désireux et désireuses d’en découdre. « Le degré de colère et d’indignation est tel aujourd’hui que beaucoup souhaitent franchir une limite. Les personnes qui considèrent que les lois en place sont illégitimes se sentent soudain légitimes à agir », insiste Aurélie Trouvé. « Notre limite n’est pas de savoir si ce que nous faisons est légal ou pas, mais plutôt si c’est légitime ou pas », abonde Brigitte Gothière, cofondatrice du collectif L214 pour la défense des animaux, dont la dernière vidéo-choc remonte à juin. Des images filmées en caméra cachée dans un centre expérimental de la Sarthe, qui montrent des vaches à hublot avec le flanc perforé d’un trou de 15 centimètres de diamètre permettant d’accéder directement au contenu de leur estomac…
Les risques, Sébastien Arsac les connaissait quand il s’est fait arrêter en 2016 par les gendarmes pour avoir pénétré dans l’abattoir de Houdan (Yvelines), puis condamner à 6 000 euros d’amende, dont 5 000 euros avec sursis pour violation de propriété privée. Ce procès n’est en effet ni le premier ni le dernier. Ne serait-ce que le 14 octobre 2019, L214 est retourné devant le tribunal après que des ouvriers de l’abattoir de Mauléon-Licharre, au Pays basque, ont déposé une plainte pour violation de la vie privée. « 90 % des Français sont opposés à l’élevage intensif et pourtant la réglementation ne change pas. La démocratie ne joue plus son rôle, du coup on n’a pas le choix. Pour obtenir et divulguer des informations, on est obligés de se placer dans l’illégalité », assume Brigitte Gothière.

Tribune politique

« Ça fait partie du jeu d’aller taquiner la justice ! », estime pour sa part Cédric Herrou, arrêté plusieurs fois pour aide au séjour irrégulier. Cet agriculteur de la vallée de la Roya n’a pas froid aux yeux. Depuis qu’il a découvert le sort des enfants morts écrasés sous les roues de camions pour avoir tenté de gagner la France depuis la ville italienne de Vintimille, il a décidé de se retrousser les manches. À l’époque, il n’a pas la fibre militante : « J’étais plus dans les réseaux festifs. » Mais écœuré, il se met à aider des étrangers sans papiers à franchir la frontière. « On aurait pu faire ça en cachette, mais on a préféré se faire arrêter », soutient ce Robin-des-droits reconnaissable à sa barbe fournie, ses fines lunettes rondes ainsi que son bonnet jaune qu’il a parfois vissé sur la tête. « Vouloir échapper à la garde à vue n’a aucun sens. Je ne me suis pas fait arrêter parce que je suis stupide, j’ai déclenché mes propres procès. Le palais de justice est une formidable tribune politique », insiste Cédric Herrou. « La désobéissance civile écarte toute idée d’anonymat. Les médecins qui pratiquent aujourd’hui des euthanasies en toute discrétion ne font pas de la désobéissance civile, pas plus que les policiers qui, en catimini, ont laissé des enfants juifs s’enfuir pendant la rafle du Vél’d’Hiv en juillet 1942. Il faut s’exposer, agir en son nom, sans se cacher », indique le sociologue Albert Ogien. « On assure aux actions la publicité maximale pour que l’indignation devienne contagieuse, que le scandale soit partagé », ajoute le philosophe Frédéric Gros dans Désobéir. Jusqu’à monter de gigantesques opérations de communication pour émouvoir l’opinion. 
Reste que le mot désobéissance conserve de l’enfance un parfum puéril qui n’est pas au goût de tous. « J’ai passé l’âge de désobéir ! Ce sont les enfants qui désobéissent à leurs parents. Je suis hors la loi, c’est différent », fulmine Bernard Fonty, signataire du Manifeste des 130 médecins et biologistes qui ont déclaré, en 2016, avoir aidé des couples homosexuels à avoir un enfant. Une vieille habitude chez ce gynécologue-obstétricien, qui, déjà en 1973, avait signé le manifeste pour l’avortement. « À l’époque, je risquais la taule », se souvient d’ailleurs cet homme qui a toujours défendu, dans l’exercice de ses fonctions, le droit des femmes à disposer de leur corps. Le militant Cédric Herrou a lui aussi des réticences à utiliser le terme de désobéissance : « J’ai l’impression qu’il donne raison à ceux qui nous critiquent. Du coup, je préfère dire que j’obéis à des valeurs plus profondes, qui relèvent de l’harmonie, du vivre-ensemble et du respect des minorités. » Même son de cloche du côté du maire de Langoüet (Ille-et-Vilaine) dont l’arrêté antipesticides a déclenché une fronde : « Ce n’est pas un acte de désobéissance civile. En palliant une carence de l’État qui ne protège pas assez les habitants des pesticides de synthèse, je me trouve au contraire dans mon droit. C’est l’État qui est dans l’illégalité en ne faisant rien. C’est son inaction qui est grave », tempête Daniel Cueff.
Tout est parti d’une campagne de prélèvement d’urine organisée par les Pisseurs et pisseuses involontaires de glyphosate de Bretagne, auprès des habitant·es de cette petite commune où la cantine est 100 % bio depuis quinze ans. Comme le veut l’adage, nul n’est censé ignorer la loi et un élu encore moins que les autres. Mais celui-ci a plus d’un tour dans son sac. D’abord, brandir la « directive européenne de 2009 », qui visait à instaurer un cadre d’action pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable. Et pour enfoncer le clou, y ajouter l’avis du Conseil d’État, qui juge les mesures de protection mises en œuvre par le gouvernement très insuffisantes. « Je n’avais pas d’autre solution pour répondre aux inquiétudes des gens, qui ne veulent plus respirer des pesticides de synthèse malgré eux, que de passer à l’action. À un moment donné, il faut mettre un pavé dans la mare. Je ne pouvais quand même pas rester les bras croisés, confie-t-il. Bien sûr, j’aurais pu me dire que ce n’était pas mon problème vu que ces produits sont autorisés sur le marché. Sauf que, quand vous vivez au milieu des gens, cette position n’est pas tenable. »

Chatouiller le pouvoir

Pour le maire de Lion-sur-Mer (Calvados) aussi, la situation était intenable. C’est pourquoi l’hiver 2018, Dominique Régeard a pris sur lui d’héberger au plus vite des réfugié·es de Ouistreham dans un bâtiment de la commune, sans solliciter le conseil municipal au préalable : « Je ne pouvais pas laisser des migrants dormir dehors sous la pluie ! Toute personne qui a encore un peu d’humanité et qui voit quelqu’un mourir de faim ou de froid se dit qu’il faut agir. Or il se trouve qu’en tant que maire, je dispose de quelques moyens. » Même s’il ne prétend pas détenir la solution à l’échelle de la nation : « Le local dont je disposais ne me permettait de loger que dix personnes… » Une goutte d’eau.
Passés maîtres dans l’art de chatouiller le pouvoir, les désobéissant·es jouent le rôle de poil à gratter. Non sans efficacité. Ainsi les vidéos de L214 ont conduit plus de cent cinquante entreprises à renoncer aux poules élevées en cages de batterie. Mais pas de quoi déstabiliser le gouvernement. Là, c’est une autre paire de manches. Au point qu’Albert Ogien s’interroge : « Les résultats concrets de ces actions se font attendre. Les professeurs qui n’ont pas voulu transmettre les notes du bac, par exemple, qu’ont-ils obtenu ? Pas l’abrogation de la loi Blanquer en tout cas. » C’est que l’envie d’agir ici et maintenant pourrait faire oublier les racines du mal. « S’attaquer au capitalisme est autrement plus difficile que d’occuper un centre commercial… Le “vrai” militantisme sait que le travail est de longue durée », tacle le sociologue. « Montrer qu’un autre monde est possible demande des arguments forts, des idées solides, des propositions qui tiennent debout », renchérit Aurélie Trouvé, d’Attac. En attendant, elle veut profiter du bouillonnement actuel pour durcir le ton.
Quatre ans sont passés depuis le « fauchage de chaises » organisé dans une agence de la BNP pour protester contre l’évasion fiscale. « Rendez les milliards, nous rendrons les chaises », clamaient alors les faucheurs. Aujourd’hui, le moment est venu pour l’association d’enclencher la vitesse supérieure : elle donne rendez-vous le 29 novembre pour fêter en fanfare le Black Friday : « On va essayer de bloquer l’activité économique des centres d’Amazon pour dénoncer les conditions salariales inacceptables et l’évasion fiscale pratiquée à très grande échelle par cette multinationale », annonce Aurélie Trouvé. « Dans l’idéal, il faudrait que le mouvement pour le climat bloque des infrastructures polluantes pour diminuer vraiment les émissions. Et ce, chaque jour de l’année jusqu’à ce qu’elles ferment », abonde Nicolas Haeringer. Comme on dit, il n’y a pas de fumée sans feu. 


Pour aller plus loin
Zéro fossile. Désinvestir du charbon, du gaz et du pétrole pour sauver le climatde Nicolas Haeringer.
Éd. Les petits matins (2015).
Désobéirde Frédéric Gros. Éd. Flammarion (2017).

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