Pour Florent Bonnel, consultant en ressources humaines, ces politiques très en vogue de bien-être au travail sont à côté de la plaque.
Dans ses travaux de thèse*, il a démontré, entre autres, que
le bien-être professionnel repose sur des actions au niveau collectif.
Causette : On dit que, dans l’Antiquité, le travail était associé à la torture et que le bonheur était dans l’oisiveté. La question du « bonheur au travail » est-elle récente ?
Florent Bonnel : Non, elle n’est pas récente. Dès le milieu du XIXe siècle, à l’époque de Germinal, les ouvriers commencent à se poser la question des risques du travail sur leur santé physique. Ce qui est plus récent, c’est que l’on s’intéresse à la souffrance mentale. Et surtout le fait que la question soit posée par les employeurs, plus seulement par les employés. Dès les années 1930, l’industriel Henry Ford a affirmé qu’un salarié heureux était un salarié plus productif. L’idée est devenue plus convaincante pendant les Trente Glorieuses, au moment où le rapport de force s’est inversé. Le plein emploi permettait au salarié de choisir son entreprise ou de la quitter. Le bien-être au travail est alors devenu un prérequis auquel tout employeur devait souscrire.
Dans votre thèse, vous montrez que, pour les employeurs, cette question du bien-être est devenue une obsession dès la fin des années 2000. Ont-ils été influencés par le modèle Google et ses espaces de jeux en open space ?
F. B. : Autour de 2009, la « vague » de suicides chez France Télécom et Renault a mis sur le devant de la scène les liens entre mauvaises conditions de travail et détérioration de la santé mentale. Jusque-là, on dénonçait la souffrance physique, par exemple pendant l’affaire de l’amiante. Mais comment prouver le lien entre le stress d’un individu et son emploi ? Certains employés se plaignent qu’on ne leur dise pas bonjour, d’autres estiment que leur stress est lié à la personnalité de leur chef… C’est difficile à évaluer. Or, à l’époque, au-delà des suicides, les indicateurs sont tous au rouge. La consommation d’antidépresseurs explose aussi vite que l’absentéisme en entreprise. Les médias se mettent à parler de « risques psychosociaux ». Il apparaît tout à coup urgent pour les entreprises d’adopter des mesures afin d’augmenter l’épanouissement de leurs employés : formations psychologiques pour les managers, embauche de « happiness managers », ce nouveau métier visant à développer le bonheur des employés. Tout cela a surtout été mis en place pour des besoins de communication.
Comment percevez-vous ces démarches : ont-elles eu un impact sur le bonheur au travail ?
F. B. : Selon moi, tout cela est une gabegie ! Les entreprises ont mis ces mesures en place essentiellement pour acquérir une bonne image auprès du public et augmenter l’amplitude horaire, donc la productivité de leurs employés. La preuve, c’est qu’elles n’ont pas réellement cherché à savoir comment on définissait le « bien-être » dans le cadre spécifique de l’entreprise. Elles se sont fondées sur une définition toute faite de ce terme. Or, on ne définit pas de la même manière le « bien-être » dans la vie privée et en entreprise.
C’est là qu’intervient votre thèse. Il s’agit pour vous de préciser scientifiquement cette distinction entre bien-être professionnel et privé…
F. B. : Dans mon travail doctoral, je montre que, dans le cadre professionnel, un individu évalue son bien-être en tenant fortement compte de la dimension « comparative » et collective, c’est-à-dire en se situant non pas seulement à l’échelle individuelle, mais aussi par rapport à son équipe de travail. Ma thèse a pour but de mettre en place un questionnaire visant à évaluer, de façon scientifique, le « bien-être » des salariés strictement dans le cadre de leur entreprise. L’objectif est de livrer aux entreprises des données sur lesquelles elles peuvent appuyer une politique de santé vraiment efficace.
Quelles sont les innovations concrètes de ce questionnaire ?
F. B. : Je me suis appuyé sur le modèle du bien-être proposé par la psychologue Véronique Dagenais-Desmarais, qui repose sur des facteurs comme la qualité de relations, le sentiment de compétence, la volonté d’engagement dans l’entreprise… Par ailleurs, dans la mesure où les actions mises en place par l’entreprise s’appliqueront sur le plan collectif, il semble évident que le « bien-être » doit être évalué au niveau collectif. Notre questionnaire a la spécificité de poser chaque question de façon double : « À quel point j’apprécie les gens avec qui je travaille/À quel point nous nous apprécions entre collègues ? »
C’est un vrai changement de paradigme qui repose sur le collectif et ne suit pas vraiment la logique américaine plus individualiste… La France est-elle prête pour un tel changement ?
F. B. : Ce n’est pas sûr en effet. Mon objectif a été de mettre ce questionnaire à la disposition des entreprises qui souhaiteraient réellement mesurer, de façon scientifique et rigoureuse, le bien-être professionnel de leurs salariés. Je n’ai pas cherché à leur prouver l’impact que cela aurait sur le chiffre d’affaires. Ma démarche est principalement humaniste et considère le bien-être comme un projet commun dont l’entreprise doit s’emparer et non comme une prérogative à la performance. Or, à l’heure des métaphores guerrières pour parler du travail, ce propos peut paraître contradictoire. Pour le dire autrement – et on entre là dans mon point de vue personnel –, si le bonheur avait été un vrai atout économique pour les entreprises, ça fait longtemps qu’elles l’auraient mis en place. Pourtant, une entreprise qui maintiendrait en bonne santé ses employés n’est-elle pas plus utile socialement qu’une entreprise peut-être plus « compétitive », mais qui détruirait des emplois et rendrait les gens malades ? En sachant en plus la charge que représentent ces dégâts de santé pour l’État… Malheureusement, ce discours reste inaudible et beaucoup d’entreprises préfèrent installer des baby-foot et des bars à céréales pour augmenter leur attractivité et l’amplitude des horaires des salariés. Il semble nécessaire de faire évoluer les mentalités, d’envisager le bien-être comme un objectif premier et la croissance comme un corollaire, non l’inverse. C’est un sacré défi pour notre société ! U
* « Bien-être psychologique au travail et performance des équipes : une équipe heureuse est-elle performante ? », 2016.