La « fou­lo­sco­pie » : psy­cho­so­cio­lo­gie de la foule

99 Mehdi Moussaid © Grégoire Gicquel pour Causette
© Grégoire Gicquel pour Causette

Chaque mois, un cher­cheur, une cher­cheuse, nous raconte sa thèse sans jar­gon­ner. Mehdi Moussaïd a sou­te­nu la sienne, en 2010, sur l’étude expé­ri­men­tale et la modé­li­sa­tion des dépla­ce­ments col­lec­tifs de pié­tons. Aujourd’hui, il se consacre à la « fou­lo­sco­pie », une dis­ci­pline qui emprunte autant à la psy­cho­lo­gie sociale qu’à la méca­nique des fluides. 

Causette : Quelle espèce mys­té­rieuse étudiez-​vous ?
Mehdi Moussaïd : J’ai com­men­cé à étu­dier les foules dans un labo­ra­toire d’éthologie 2, entou­ré de bio­lo­gistes. Les autres se concen­traient sur les ani­maux : les trou­peaux de mou­tons, les bancs de pois­sons, les colo­nies de four­mis, moi sur les gens. Tous ces sys­tèmes appar­tiennent fina­le­ment à la même grande famille, celle des sys­tèmes com­plexes. Mes col­lègues partent en forêt pour obser­ver des groupes de chim­pan­zés, moi, je vais en ville. 

À quoi s’apparente le plus un ensemble d’humains ?
M. M. : Tout dépend de la taille de l’ensemble. Si nous ne sommes que peu nom­breux, nous allons seule­ment res­sem­bler à nous-​mêmes, de simples humains. Plus nom­breux, on va s’apparenter à des groupes d’animaux sociaux. Quand on com­mence à deve­nir très très nom­breux, on devient proche du gaz ou du tas de sable. Les indi­vi­dus vont perdre leur liber­té de mou­ve­ment et de déci­sion et vont suivre le flux, comme le fait un grain de sable quand une dune s’effondre. Et si on est encore plus nom­breux, alors on devient un liquide. Il n’y a plus d’individus, plus de choix.

Ces chan­ge­ments d’état en fonc­tion du nombre d’individus ne concernent-​ils que les humains ?
M. M. : Non. Face à un nombre éle­vé d’individus, quelle que soit l’espèce, ce sont les lois de la phy­sique qui entrent en jeu. Évacuer des humains ou des mou­tons, c’est pareil. On a consta­té que plus les gens sortent vite d’une pièce, moins ils sortent vite. C’est contre-​intuitif, mais pas très éton­nant. Versez des grains de riz dans un enton­noir, vous vous ren­drez compte que, si vous ver­sez trop vite, des gou­lots d’étranglement se forment et que les grains s’écoulent moins vite. 

Les étho­logues peignent les abdo­mens des four­mis pour les dis­tin­guer et les suivre. Comment observez-​vous les humains dans leur envi­ron­ne­ment natu­rel ?
M. M. : Dans la rue, déjà. On trouve un spot pour ins­tal­ler une camé­ra en sur­plomb, comme je l’ai fait dans des mar­chés de Noël ou sur la place du Capitole, à Toulouse. Pour étu­dier des évé­ne­ments pas­sés, on peut récu­pé­rer des images de camé­ras de vidéo­sur­veillance, comme celles des mou­ve­ments de foule meur­triers lors de la Love Parade de Duisbourg (Allemagne), en juillet 2010 (21 morts), ou du pèle­ri­nage de La Mecque en 2015 [2 121 morts, selon le décompte de l’Associated Press, ndlr]. Grâce à ces don­nées, les fou­lo­logues ont mis en évi­dence le phé­no­mène de « trem­ble­ments de foule » : quand les corps sont com­pres­sés, le moindre mou­ve­ment se pro­page telle une onde ; la foule tres­saille alors comme si la terre trem­blait. 
Enfin, nous orga­ni­sons des expé­riences. Mais pla­cer des volon­taires dans des situa­tions d’urgence et de stress n’est pas éthique. Depuis peu, nous nous ser­vons de la ­réa­li­té vir­tuelle. Grâce à des casques, on immerge les par­ti­ci­pants dans un monde com­mun, dans lequel on crée du dan­ger. Alors que, dans la réa­li­té, ils sont tran­quille­ment dans un gym­nase. C’est très excitant !

Participer à l’une de vos expé­riences, c’est donc jouer aux jeux vidéo ?
M. M. : Contre rému­né­ra­tion, en plus ! Il y a, de fait, toute une com­mu­nau­té de cher­cheurs en fou­lo­sco­pie qui colla­bore avec des stu­dios d’animation. L’enjeu est de repro­duire des foules de façon réa­liste en images de syn­thèse. C’est super dif­fi­cile à faire ! Jusqu’au début des années 1980, il fal­lait embau­cher des mil­liers de figu­rants. Près de 300 000 pour le film Gandhi, par exemple. Puis, un cher­cheur, Craig Reynolds, qui a tra­vaillé pour Sony Computer Entertainment, a décou­vert com­ment ani­mer des sujets dans une foule. Les trou­peaux de dino­saures de Jurassic Park et les nuées de chauves-​souris dans Batman sont issus de ses décou­vertes. Mais trente ans après, la tech­no­lo­gie s’est beau­coup amé­lio­rée. Et ça donne aujourd’hui les scènes de batailles monu­men­tales de Game of Thrones.

Les films catas­trophes ont construit un ima­gi­naire de foules en panique, égoïstes. Une foule est-​elle néces­sai­re­ment « hideuse » ?
M. M. : Les paniques col­lec­tives sont une idée reçue. Un cher­cheur de l’université du Sussex (Grande-​Bretagne), John Drury, a consa­cré sa vie à cette ques­tion : une foule est-​elle soli­daire en cas d’urgence vitale ? Ainsi, il a récol­té des témoi­gnages de res­ca­pés des tours du World Trade Center, à New York, et s’est ren­du compte que les gens ne s’étaient pas bous­cu­lés, mais avaient fait preuve de soli­da­ri­té les uns avec les autres. Certaines expé­riences mesurent le degré d’altruisme ou ­d’individualisme d’une per­sonne. Si une pres­sion pèse sur elle, par exemple, si on lui demande de prendre une déci­sion rapi­de­ment au sujet d’une grosse somme d’argent, elle aura ten­dance à se mon­trer plus altruiste. À l’inverse, si on lui demande de réflé­chir, elle sera plus indi­vi­dua­liste. Ces recherches sug­gèrent que notre pro­gramme céré­bral nous conduit spon­ta­né­ment à être bons avec notre prochain.

Existe-​t-​il une intel­li­gence de la foule ?
M. M. : La fou­lo­sco­pie s’intéresse aux ensembles de gens phy­siques (comme dans une foule), mais aus­si aux « groupes vir­tuels ». La recherche en fou­lo­sco­pie per­met de com­prendre com­ment des gens, cha­cun de leur côté, peuvent par­ti­ci­per à un pro­jet col­lec­tif. Wikipédia est un exemple. Luis von Ahn, un infor­ma­ti­cien de l’université Carnegie Mellon, de Pittsburgh (Pennsylvanie), s’est éga­le­ment ser­vi de l’intelligence de la masse grâce au « capt­cha ». Vous savez, ce mot que l’utilisateur doit reco­pier pour prou­ver qu’il n’est pas un robot. Eh bien, il n’est pas pris au hasard. Il est extrait d’un livre ancien que des uni­ver­si­tés souhai­tent numé­ri­ser, le pro­gramme infor­ma­tique voué à cette tâche n’étant pas capable de déchif­frer le texte dégra­dé par le temps. Mot après mot, sans s’en rendre compte, la foule d’internautes reco­pie Les Confessions de Rousseau ou L’Encyclopédie de Diderot. La pro­chaine fois que Facebook vous invi­te­ra à sai­sir quelques carac­tères défor­més, dites-​vous que vous contri­buez, un tout petit peu, à la sau­ve­garde de la connais­sance humaine ! 

1. Mehdi Moussaïd est cher­cheur au Max-​Planck Institute de Berlin (Allemagne).
2. L’éthologie est l’étude du com­por­te­ment des espèces animales.

Fouloscopie, ce que la foule dit de nous, de Mehdi Mou. Éd. HumenSciences, 2019.

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