![La «fouloscopie»: psychosociologie de la foule 1 99 Mehdi Moussaid © Grégoire Gicquel pour Causette](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/02/99-Mehdi-Moussaid-©-Grégoire-Gicquel-pour-Causette-934x1024.jpg)
Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Mehdi Moussaïd a soutenu la sienne, en 2010, sur l’étude expérimentale et la modélisation des déplacements collectifs de piétons. Aujourd’hui, il se consacre à la « fouloscopie », une discipline qui emprunte autant à la psychologie sociale qu’à la mécanique des fluides.
Causette : Quelle espèce mystérieuse étudiez-vous ?
Mehdi Moussaïd : J’ai commencé à étudier les foules dans un laboratoire d’éthologie 2, entouré de biologistes. Les autres se concentraient sur les animaux : les troupeaux de moutons, les bancs de poissons, les colonies de fourmis, moi sur les gens. Tous ces systèmes appartiennent finalement à la même grande famille, celle des systèmes complexes. Mes collègues partent en forêt pour observer des groupes de chimpanzés, moi, je vais en ville.
À quoi s’apparente le plus un ensemble d’humains ?
M. M. : Tout dépend de la taille de l’ensemble. Si nous ne sommes que peu nombreux, nous allons seulement ressembler à nous-mêmes, de simples humains. Plus nombreux, on va s’apparenter à des groupes d’animaux sociaux. Quand on commence à devenir très très nombreux, on devient proche du gaz ou du tas de sable. Les individus vont perdre leur liberté de mouvement et de décision et vont suivre le flux, comme le fait un grain de sable quand une dune s’effondre. Et si on est encore plus nombreux, alors on devient un liquide. Il n’y a plus d’individus, plus de choix.
Ces changements d’état en fonction du nombre d’individus ne concernent-ils que les humains ?
M. M. : Non. Face à un nombre élevé d’individus, quelle que soit l’espèce, ce sont les lois de la physique qui entrent en jeu. Évacuer des humains ou des moutons, c’est pareil. On a constaté que plus les gens sortent vite d’une pièce, moins ils sortent vite. C’est contre-intuitif, mais pas très étonnant. Versez des grains de riz dans un entonnoir, vous vous rendrez compte que, si vous versez trop vite, des goulots d’étranglement se forment et que les grains s’écoulent moins vite.
Les éthologues peignent les abdomens des fourmis pour les distinguer et les suivre. Comment observez-vous les humains dans leur environnement naturel ?
M. M. : Dans la rue, déjà. On trouve un spot pour installer une caméra en surplomb, comme je l’ai fait dans des marchés de Noël ou sur la place du Capitole, à Toulouse. Pour étudier des événements passés, on peut récupérer des images de caméras de vidéosurveillance, comme celles des mouvements de foule meurtriers lors de la Love Parade de Duisbourg (Allemagne), en juillet 2010 (21 morts), ou du pèlerinage de La Mecque en 2015 [2 121 morts, selon le décompte de l’Associated Press, ndlr]. Grâce à ces données, les foulologues ont mis en évidence le phénomène de « tremblements de foule » : quand les corps sont compressés, le moindre mouvement se propage telle une onde ; la foule tressaille alors comme si la terre tremblait.
Enfin, nous organisons des expériences. Mais placer des volontaires dans des situations d’urgence et de stress n’est pas éthique. Depuis peu, nous nous servons de la réalité virtuelle. Grâce à des casques, on immerge les participants dans un monde commun, dans lequel on crée du danger. Alors que, dans la réalité, ils sont tranquillement dans un gymnase. C’est très excitant !
Participer à l’une de vos expériences, c’est donc jouer aux jeux vidéo ?
M. M. : Contre rémunération, en plus ! Il y a, de fait, toute une communauté de chercheurs en fouloscopie qui collabore avec des studios d’animation. L’enjeu est de reproduire des foules de façon réaliste en images de synthèse. C’est super difficile à faire ! Jusqu’au début des années 1980, il fallait embaucher des milliers de figurants. Près de 300 000 pour le film Gandhi, par exemple. Puis, un chercheur, Craig Reynolds, qui a travaillé pour Sony Computer Entertainment, a découvert comment animer des sujets dans une foule. Les troupeaux de dinosaures de Jurassic Park et les nuées de chauves-souris dans Batman sont issus de ses découvertes. Mais trente ans après, la technologie s’est beaucoup améliorée. Et ça donne aujourd’hui les scènes de batailles monumentales de Game of Thrones.
Les films catastrophes ont construit un imaginaire de foules en panique, égoïstes. Une foule est-elle nécessairement « hideuse » ?
M. M. : Les paniques collectives sont une idée reçue. Un chercheur de l’université du Sussex (Grande-Bretagne), John Drury, a consacré sa vie à cette question : une foule est-elle solidaire en cas d’urgence vitale ? Ainsi, il a récolté des témoignages de rescapés des tours du World Trade Center, à New York, et s’est rendu compte que les gens ne s’étaient pas bousculés, mais avaient fait preuve de solidarité les uns avec les autres. Certaines expériences mesurent le degré d’altruisme ou d’individualisme d’une personne. Si une pression pèse sur elle, par exemple, si on lui demande de prendre une décision rapidement au sujet d’une grosse somme d’argent, elle aura tendance à se montrer plus altruiste. À l’inverse, si on lui demande de réfléchir, elle sera plus individualiste. Ces recherches suggèrent que notre programme cérébral nous conduit spontanément à être bons avec notre prochain.
Existe-t-il une intelligence de la foule ?
M. M. : La fouloscopie s’intéresse aux ensembles de gens physiques (comme dans une foule), mais aussi aux « groupes virtuels ». La recherche en fouloscopie permet de comprendre comment des gens, chacun de leur côté, peuvent participer à un projet collectif. Wikipédia est un exemple. Luis von Ahn, un informaticien de l’université Carnegie Mellon, de Pittsburgh (Pennsylvanie), s’est également servi de l’intelligence de la masse grâce au « captcha ». Vous savez, ce mot que l’utilisateur doit recopier pour prouver qu’il n’est pas un robot. Eh bien, il n’est pas pris au hasard. Il est extrait d’un livre ancien que des universités souhaitent numériser, le programme informatique voué à cette tâche n’étant pas capable de déchiffrer le texte dégradé par le temps. Mot après mot, sans s’en rendre compte, la foule d’internautes recopie Les Confessions de Rousseau ou L’Encyclopédie de Diderot. La prochaine fois que Facebook vous invitera à saisir quelques caractères déformés, dites-vous que vous contribuez, un tout petit peu, à la sauvegarde de la connaissance humaine !
1. Mehdi Moussaïd est chercheur au Max-Planck Institute de Berlin (Allemagne).
2. L’éthologie est l’étude du comportement des espèces animales.
Fouloscopie, ce que la foule dit de nous, de Mehdi Mou. Éd. HumenSciences, 2019.