Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. « Ce que charrie la chair », thèse de sociologie, soutenue en 2018 par Marie Le Clainche-Piel, étudie le rapport de nos sociétés aux corps et à la matière organique humaine en s’attachant aux greffes de visage.
Causette : Depuis quand pratique-t-on des greffes de visage ?
Marie Le Clainche-Piel : Ce qu’on appelle « transplantation faciale » implique le prélèvement de la face d’un·e défunt·e – un·e donneur·se d’organes – et sa greffe sur une personne défigurée. La première a été réalisée par une équipe française en 2005, à Amiens [Somme, ndlr]. La patiente, Isabelle Dinoire, a reçu une greffe du nez, des lèvres et du menton. Depuis 2005, une quarantaine de greffes ont été réalisées dans le monde.
Toutes les parties du corps sont-elles greffables ? Un visage est-il un organe ?
M. L. C.-P. : Cette idée que le corps est un ensemble de parties détachables et remplaçables est assez récente. La thérapeutique des organes, qui associe une fonction à chacun d’entre eux, ne se développe qu’au XIXe siècle. Le cœur pompe le sang, le rein filtre, etc. Historiquement, le rein est le premier organe à faire l’objet de cette médecine. Depuis, de plus en plus de parties du corps sont considérées comme remplaçables. Avec les mains et le visage, c’est un autre type de transplantation qui est arrivé, parfois qualifié de non nécessaire à la survie des personnes. Pour réaliser ces greffes, il a donc fallu définir une fonction au visage. La réponse a été donnée au début des années 2000 : le visage a une fonction d’interaction et de transmission d’informations et d’émotions. Or, les défunt·es ne s’expriment plus. Les médecins ont donc considéré que les personnes mortes n’avaient plus un visage mais une « face », comme un masque. C’est cette conception qui a rendu les greffes faciales possibles.
Faut-il considérer la défiguration comme une maladie ?
M. L. C.-P. : Le rapport à la défiguration varie selon les pays, les époques et les groupes sociaux. En France, elle est très médicalisée et considérée, dès lors, comme une pathologie. En cas d’accident, la réponse, c’est la chirurgie. Les rares associations françaises, comme Les Gueules cassées, ont toujours soutenu cet élan chirurgical. Le cas de la Grande-Bretagne, que j’ai également étudié, est sensiblement différent. Les associations, telle Changing Faces, y portent une parole divergente de celle de la médecine. Elles militent pour le droit d’avoir un visage hors norme. Les greffes comportent toujours des risques. Pour ces associations, il est insupportable d’envisager qu’il vaut mieux mourir que d’avoir une apparence hors norme. Ce positionnement explique qu’aucune transplantation faciale n’ait été engagée outre-Manche.
Comment les médecins transforment le visage d’un·e défunt·e en greffon ?
M. L. C.-P. : Au cours de mon enquête de terrain, j’ai observé la manière dont les équipes du bloc opératoire agissent pour faire de cette matière humaine et personnelle un matériau chirurgical. Il y a d’abord une façon de nommer les choses. Les donneur·ses, mort·es, n’ont plus un visage, mais une face. Première mise à distance. Ensuite, les chirurgien·nes façonnent la matière humaine prélevée pour l’adapter aux besoins et à la morphologie de la personne qui reçoit la greffe. Elle aura, après l’opération, un troisième visage, disent les médecins, qui ne sera ni son visage d’avant ni celui de son·sa donneur·se. Pour transformer cette matière humaine en objet, les soignant·es font aussi de l’humour. L’un·e débarque au bloc, la face à greffer sur un plateau, en lançant à la cantonade : « Qui a commandé une pizza ? » Cela peut paraître choquant hors du contexte médical, mais ces blagues révèlent l’effort des soignant·es pour faire de la matière humaine un outil de réparation interchangeable.
Comment les patient·es vivent le don ?
M. L. C.-P. : En France, la moitié des transplanté·es de la face sont décédé·es soit rapidement, des suites de l’opération, soit plusieurs années plus tard, du fait du déclin de leur système immunitaire et des autres organes, alors que le corps s’épuise à ne pas rejeter la greffe. Isabelle Dinoire est morte en 2016. C’est pourquoi l’argument de l’association britannique Changing Faces sur les risques vitaux de l’opération est pertinent.
Pour celles et ceux que j’ai interviewé·es, le fait d’avoir reçu une partie du corps de quelqu’un d’autre n’est pas un objet de préoccupation central. Ils et elles ont vécu une vie de heurts au quotidien et aspirent à la normalité. Avoir un visage ordinaire pour continuer à vivre, aller aux repas de famille, sortir dans la rue sans essuyer des insultes… c’est ce qui compte.
Ces personnes ne cherchent donc pas à savoir si elles ressemblent à leur donneur·se ?
M. L. C.-P. : La plupart des patient·es s’inscrivent dans la perspective des soignant·es : ce ne sont pas des visages que l’on greffe, mais de la matière organique. Ils et elles apprécient l’anonymat du don et ne souhaiteraient pas être en relation avec les proches du donneur·se. Néanmoins, une m’a confié prier pour sa donneuse. Un autre, que la meilleure façon de remercier son donneur était d’être heureux. Je n’ai rencontré qu’une greffée qui considère que la donneuse vit encore un peu en elle, qu’elle n’est plus tout à fait toute seule. Et qui ne trouve pas ça problématique. L’équipe médicale estime, en revanche, qu’il s’agit là d’une appropriation pathologique et que cela signifie qu’elle n’a pas bien accepté la greffe. Pour les soignant·es, cette attitude remet en cause tous les efforts faits pour dépersonnaliser la matière.
D’un côté, les greffé·es sont encouragé·es à oublier la personne du donneur·se, à intégrer qu’ils et elles reçoivent une partie d’un corps qui a été anonymisé et qui, pour elles et eux, est un outil thérapeutique. Mais de l’autre, les médecins pressent les patient·es à ne jamais oublier l’origine de la greffe – une partie d’un autre humain que soi-même – pour qu’ils et elles n’omettent pas de prendre leur traitement antirejet. Les greffé·es se retrouvent ainsi en tension entre ces deux injonctions.