Depuis la fin juillet, des témoignages d’étudiant·es envahissent Twitter sous le hashtag #BalanceTonStage. Ils décrivent des expériences douloureuses de bizutage, de sexisme, voire d’abus de pouvoir. Un grand nombre proviennent plus particulièrement d’étudiant·es en santé.
![#BalanceTonStage : pour en finir avec la culture carabin dans le milieu hospitalier 1 woman in purple denim jacket with white mask](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/09/ympc_avl_7g-682x1024.jpg)
« Stage 2e année IDE en réa, une jeune trisomique fait un arrêt cardio, on commence le massage cardiaque en attendant le médecin, il arrive, regarde le dossier et dit : arrêtez tout de toute façon c’est pas une EINSTEIN ! Je m’effondre, j’ai une sœur trisomique… » « Premier stage infirmier : on me donne un plateau repas à apporter en chambre à une dame, je rentre et cette dame était décédée dans son lit. Je ressors de la chambre et toute l’équipe rigolait. C’était une blague super drôle selon eux. » « Il s’est mis à quatre pattes devant moi et a essuyé ses lunettes avec ma jupe. » « Tiens, t’as bronzé ce week-end ! Tu veux pas me montrer ta marque de maillot ? »
Créé le 26 juillet par trois étudiants de l’école de commerce EM Lyon, le compte Instagram @BalanceTonStage, qui a donné le hashtag du même nom sur Twitter, dénonce les violences subies par les étudiant·es en stage. Sans surprise, c’est du milieu hospitalier que proviennent la majorité de ces témoignages.
Cécile Andrzejewski, journaliste indépendante, et Valérie Auslender, médecin généraliste, ont toutes deux enquêté sur les violences dans le milieu médical. Valérie Auslender a publié, en 2017, Omerta à l’hôpital (éd. Michalon), un état des lieux des maltraitances faites aux étudiant·es en santé. Cécile Andrzejewski a écrit Silence sous la blouse (éd. Fayard, 2019), une immersion dans les coulisses de l’hôpital dans laquelle des victimes d’agressions sexuelles et de harcèlement brisent l’omerta. Les deux autrices expliquent à Causette les ressorts de ces pratiques qui restent très souvent impunies dans ce secteur.
Causette : Les témoignages qui abondent sur Twitter sous le hashtag #BalanceTonStage vous surprennent-ils ?
Cécile Andrzejewski : C’est hyper violent, mais malheureusement pas étonnant. Les facs de médecine et centres de formation médicale ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas. Il y a un réel malaise dans les études en santé et une violence très caractéristique, qui fait que parfois, on considère dans ce secteur des choses inacceptables comme normales. Les étudiants et surtout les étudiantes qui ont pris la parole, ont certaines fois pris des risques pour témoigner.
Valérie Auslender : Je ne suis pas non plus surprise par l’ampleur du phénomène. Mais je dois reconnaître que j’ai été choquée par la violence de certains témoignages, notamment une personne à qui l’on demande d’aller féliciter une jeune maman, alors que le nouveau-né est décédé ! Quel rapport les auteurs·trices de ces violences ont à l'humanité ? Que peuvent-ils·elles transmettre à leurs étudiant·es du rapport aux patients ? Et l’envie ou non d’aller travailler à l’hôpital ?
Que disent ces pratiques de notre société qui les tolère ? Et du sort réservé aux stagiaires spécifiquement ?
C. A. : Elles disent quelque chose du monde du travail, un milieu très dur, dans lequel il existe énormément de souffrance. Ce n’est pas normal qu’autant de gens souffrent ou soient maltraités au travail, l’endroit où ils passent la plupart de leur journée. Selon le président Emmanuel Macron, le travail pénible n’existe pas. Sauf que, certains métiers connaissent la pénibilité du travail lui-même, et parfois, ce sont toutes les méthodes de management violentes et maltraitantes prônant la productivité maximale qui rendent le travail pénible. Le fait est que dans l’institution « hôpital », tu es finalement accepté lorsque tu as passé (ou survécu !) l’étape du bizutage, étape encore obligatoire dans l’intégration de nombreux services hospitaliers.
V. A. : Cela veut dire que trois ans après la sortie de mon livre Omerta à l’hôpital, les mentalités n’ont pas changé. Quelle catastrophe quand on voit les conséquences de ces violences sur la santé des étudiants ! Certains peuvent faire des dépressions, d’autres perdent confiance en eux, d’autres encore se suicident comme cela a été le cas de Maxime, 27 ans, interne en neurochirurgie à Marseille. Il y a un vrai climat de violence dans les hôpitaux et un abus de pouvoir de la part des personnes qui interviennent dans l’apprentissage des étudiants. Ces dernières exploitent le statut d’apprenant des étudiants pour les rabaisser et les détruire à petit feu. Heureusement, cela n’arrive pas dans tous les services.
Pour certain·es auteurs·trices de violences, la culture carabin (tradition de bizutage tendant à humilier, où tout est à connotation sexuelle) justifie ces violences. Pourquoi en est-on encore là ?
C. A. : Il s’agit là du discours classique de justification de ces violences. Cette justification ne tient plus. Comme je le relate dans mon livre, Silence sous la blouse, à l’automne 2018, la section disciplinaire de l’université Paris-Descartes a exclu un étudiant qui a posé ses mains sur les seins de sa collègue. À l’étudiant qui invoquait pour sa défense la tradition carabin, la section disciplinaire de l’université a répondu : « Si une ancienne tradition a pu tolérer ce genre de comportements, à connotation sexuelle ou morbide, il reste qu’ils ont toujours été objectivement condamnables. La société refuse désormais de couvrir davantage ces comportements. S’il est possible de tenir compte des regrets exprimés par cet étudiant, en revanche l’argument tiré de la tradition carabin est irrecevable et ne peut en aucune façon atténuer le caractère répréhensible du comportement… » Voilà comment on met fin à ce genre de comportements !
V. A. : Les conditions de travail déplorables ne font qu’aggraver ces comportements scandaleux, mais elles n’excusent rien. Les auteurs de ces violences se dédouanent en utilisant l’argument de l’humour carabin. À mon sens, en 2020, ils et elles sont tous et toutes conscient·es de leurs actes et conscient·es qu’ils ou elles enfreignent parfois la loi.
Justement, où les victimes trouvent-elles du soutien ?
V. A. : Il y a un tel corporatisme que les étudiants se retrouvent pris en otage dans le système : les évaluations de stage et leurs diplômes dépendent de ceux qui sont auteurs de violences. Cela entraîne une grande peur des représailles. Moi-même, bien que j’aie un caractère à me défendre, je n’aurais jamais pu publier mon livre lorsque j’étais interne à l’hôpital.
C. A. : Lorsqu’une victime brise l’omerta, elle doit affronter plusieurs réactions : des gens qui ont peur de perdre leur poste, des collègues qui vont lui tourner le dos, accentuant son isolement. Très souvent d’ailleurs, on éloigne les victimes, pas les agresseurs. Une des victimes de mon livre, Anne-Lise, en parle bien : « Ce n’est pas la bonne personne qui est punie. Ce qui ressort de tout ça, ce ne sont même plus les faits en eux-mêmes, mais l’injustice qui nous ronge. » Les victimes, elles, se soutiennent et avancent ensemble. Et le fait que la parole se libère de plus en plus sensibilise les collègues, qui peuvent désormais se montrer plus attentifs.
Depuis la sortie de vos livres respectifs, des mesures ont-elles été prises ?
V. A. : Des associations étudiantes telle la Fédération nationale des étudiant·es en soins infirmiers (FNESI) ou les syndicats des internes se sont appuyés sur mon ouvrage pour réaliser des enquêtes sur le harcèlement et le sexisme. Leurs résultats ont poussé le gouvernement à mener sa propre enquête sur ce qu’il a appelé « le bien-être des étudiants ». Cela a donné le Rapport sur la qualité de vie des étudiants en santé de la Dre Donata Marra, qui reprend certaines de nos préconisations, notamment la mise en place des médiateurs ainsi que la création des centres d’appui dans les facs et hôpitaux, pour aider les victimes.
C. A. : Je n’ai pas beaucoup de retours. Est-ce que le gouvernement avait d’autres priorités ? Est-ce que s’attaquer à ce sujet, les violences sexistes et sexuelles dans le milieu hospitalier, revient à s’attaquer à toutes les personnes en place depuis des années ? Je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, c’est que le livre met aussi en lumière les défaillances de l’administration. D’ailleurs, la gouvernance des hôpitaux a été retirée des mains des médecins pour la confier aux cadres administratifs [lors de la réforme qui a abouti à la loi de 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé, ndlr]. On pourrait croire que ces personnes, qui ne sont pas passées par des écoles de médecine, donc par ce formatage de haute tolérance aux violences sexuelles, seraient plus efficaces. Le fait est que quand on parle avec les syndicats de directeurs d’hôpital, les questions de personnel priment sur tout. Ainsi, un anesthésiste de la maternité de Lavaur (dans le Tarn), dont les agressions sexuelles sur ses collègues étaient connues, n’a pas été sanctionné parce que son départ aurait causé la fermeture de la maternité. Ce n’est pas possible de dire cela à trente victimes !
Que préconisez-vous ?
C. A. : Les hiérarchies ont à leur disposition plein de possibilités, du blâme au licenciement. Ensuite, à un moment, les responsables des formations, les médecins, les cadres hospitaliers doivent s’arrêter pour dire : « Rien ne va, il y a des personnes qui se suicident. » [Selon l’enquête Santé mentale des jeunes médecins de 2017, 23,7 % d’étudiant·es et de jeunes médecins ont des idées suicidaires.] Il faut clairement aller plus loin et réformer le système : repenser les formations, créer des espaces où les victimes auront la possibilité de parler, former à recueillir cette parole.
V. A. : On ne demande pas de cocooner les étudiants, mais de les respecter. Je m’adresse directement à Olivier Véran, ministre de la Santé, et Frédérique Vidal ministre de l’Enseignement supérieur : la lutte contre le harcèlement – et pas seulement le « bien-être des étudiants » – est un problème de santé publique. Patients ou futurs patients sont les victimes collatérales de ces violences à l’hôpital : c’est une évidence, mais un soignant maltraité soignera forcément moins bien.