#BalanceTonStage : pour en finir avec la culture cara­bin dans le milieu hospitalier

Depuis la fin juillet, des témoi­gnages d’étudiant·es enva­hissent Twitter sous le hash­tag #BalanceTonStage. Ils décrivent des expé­riences dou­lou­reuses de bizu­tage, de sexisme, voire d’abus de pou­voir. Un grand nombre pro­viennent plus par­ti­cu­liè­re­ment d’étudiant·es en santé.

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© Luke Jones

« Stage 2e année IDE en réa, une jeune tri­so­mique fait un arrêt car­dio, on com­mence le mas­sage car­diaque en atten­dant le méde­cin, il arrive, regarde le dos­sier et dit : arrê­tez tout de toute façon c’est pas une EINSTEIN ! Je m’effondre, j’ai une sœur tri­so­mique… » « Premier stage infir­mier : on me donne un pla­teau repas à appor­ter en chambre à une dame, je rentre et cette dame était décé­dée dans son lit. Je res­sors de la chambre et toute l’équipe rigo­lait. C’était une blague super drôle selon eux. » « Il s’est mis à quatre pattes devant moi et a essuyé ses lunettes avec ma jupe. » « Tiens, t’as bron­zé ce week-​end ! Tu veux pas me mon­trer ta marque de maillot ? »

Créé le 26 juillet par trois étu­diants de l’école de com­merce EM Lyon, le compte Instagram @BalanceTonStage, qui a don­né le hash­tag du même nom sur Twitter, dénonce les vio­lences subies par les étudiant·es en stage. Sans sur­prise, c’est du milieu hos­pi­ta­lier que pro­viennent la majo­ri­té de ces témoignages.

Cécile Andrzejewski, jour­na­liste indé­pen­dante, et Valérie Auslender, méde­cin géné­ra­liste, ont toutes deux enquê­té sur les vio­lences dans le milieu médi­cal. Valérie Auslender a publié, en 2017, Omerta à l’hôpital (éd. Michalon), un état des lieux des mal­trai­tances faites aux étudiant·es en san­té. Cécile Andrzejewski a écrit Silence sous la blouse (éd. Fayard, 2019), une immer­sion dans les cou­lisses de l’hôpital dans laquelle des vic­times d’agressions sexuelles et de har­cè­le­ment brisent l’omerta. Les deux autrices expliquent à Causette les res­sorts de ces pra­tiques qui res­tent très sou­vent impu­nies dans ce secteur.

Causette : Les témoi­gnages qui abondent sur Twitter sous le hash­tag #BalanceTonStage vous surprennent-​ils ? 
Cécile Andrzejewski : C’est hyper violent, mais mal­heu­reu­se­ment pas éton­nant. Les facs de méde­cine et centres de for­ma­tion médi­cale ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas. Il y a un réel malaise dans les études en san­té et une vio­lence très carac­té­ris­tique, qui fait que par­fois, on consi­dère dans ce sec­teur des choses inac­cep­tables comme nor­males. Les étu­diants et sur­tout les étu­diantes qui ont pris la parole, ont cer­taines fois pris des risques pour témoi­gner.
Valérie Auslender : Je ne suis pas non plus sur­prise par l’ampleur du phé­no­mène. Mais je dois recon­naître que j’ai été cho­quée par la vio­lence de cer­tains témoi­gnages, notam­ment une per­sonne à qui l’on demande d’aller féli­ci­ter une jeune maman, alors que le nouveau-​né est décé­dé ! Quel rap­port les auteurs·trices de ces vio­lences ont à l'humanité ? Que peuvent-ils·elles trans­mettre à leurs étudiant·es du rap­port aux patients ? Et l’envie ou non d’aller tra­vailler à l’hôpital ?

Que disent ces pra­tiques de notre socié­té qui les tolère ? Et du sort réser­vé aux sta­giaires spé­ci­fi­que­ment ?
C. A. : Elles disent quelque chose du monde du tra­vail, un milieu très dur, dans lequel il existe énor­mé­ment de souf­france. Ce n’est pas nor­mal qu’autant de gens souffrent ou soient mal­trai­tés au tra­vail, l’endroit où ils passent la plu­part de leur jour­née. Selon le pré­sident Emmanuel Macron, le tra­vail pénible n’existe pas. Sauf que, cer­tains métiers connaissent la péni­bi­li­té du tra­vail lui-​même, et par­fois, ce sont toutes les méthodes de mana­ge­ment vio­lentes et mal­trai­tantes prô­nant la pro­duc­ti­vi­té maxi­male qui rendent le tra­vail pénible. Le fait est que dans l’institution « hôpi­tal », tu es fina­le­ment accep­té lorsque tu as pas­sé (ou sur­vé­cu !) l’étape du bizu­tage, étape encore obli­ga­toire dans l’intégration de nom­breux ser­vices hos­pi­ta­liers.
V. A. : Cela veut dire que trois ans après la sor­tie de mon livre Omerta à l’hôpital, les men­ta­li­tés n’ont pas chan­gé. Quelle catas­trophe quand on voit les consé­quences de ces vio­lences sur la san­té des étu­diants ! Certains peuvent faire des dépres­sions, d’autres perdent confiance en eux, d’autres encore se sui­cident comme cela a été le cas de Maxime, 27 ans, interne en neu­ro­chi­rur­gie à Marseille. Il y a un vrai cli­mat de vio­lence dans les hôpi­taux et un abus de pou­voir de la part des per­sonnes qui inter­viennent dans l’apprentissage des étu­diants. Ces der­nières exploitent le sta­tut d’apprenant des étu­diants pour les rabais­ser et les détruire à petit feu. Heureusement, cela n’arrive pas dans tous les services.

Pour certain·es auteurs·trices de vio­lences, la culture cara­bin (tra­di­tion de bizu­tage ten­dant à humi­lier, où tout est à conno­ta­tion sexuelle) jus­ti­fie ces vio­lences. Pourquoi en est-​on encore là ?
C. A. : Il s’agit là du dis­cours clas­sique de jus­ti­fi­ca­tion de ces vio­lences. Cette jus­ti­fi­ca­tion ne tient plus. Comme je le relate dans mon livre, Silence sous la blouse, à l’automne 2018, la sec­tion dis­ci­pli­naire de l’université Paris-​Descartes a exclu un étu­diant qui a posé ses mains sur les seins de sa col­lègue. À l’étudiant qui invo­quait pour sa défense la tra­di­tion cara­bin, la sec­tion dis­ci­pli­naire de l’université a répon­du : « Si une ancienne tra­di­tion a pu tolé­rer ce genre de com­por­te­ments, à conno­ta­tion sexuelle ou mor­bide, il reste qu’ils ont tou­jours été objec­ti­ve­ment condam­nables. La socié­té refuse désor­mais de cou­vrir davan­tage ces com­por­te­ments. S’il est pos­sible de tenir compte des regrets expri­més par cet étu­diant, en revanche l’argument tiré de la tra­di­tion cara­bin est irre­ce­vable et ne peut en aucune façon atté­nuer le carac­tère répré­hen­sible du com­por­te­ment… » Voilà com­ment on met fin à ce genre de com­por­te­ments !
V. A. : Les condi­tions de tra­vail déplo­rables ne font qu’aggraver ces com­por­te­ments scan­da­leux, mais elles n’excusent rien. Les auteurs de ces vio­lences se dédouanent en uti­li­sant l’argument de l’humour cara­bin. À mon sens, en 2020, ils et elles sont tous et toutes conscient·es de leurs actes et conscient·es qu’ils ou elles enfreignent par­fois la loi.

Justement, où les vic­times trouvent-​elles du sou­tien ?
V. A. : Il y a un tel cor­po­ra­tisme que les étu­diants se retrouvent pris en otage dans le sys­tème : les éva­lua­tions de stage et leurs diplômes dépendent de ceux qui sont auteurs de vio­lences. Cela entraîne une grande peur des repré­sailles. Moi-​même, bien que j’aie un carac­tère à me défendre, je n’aurais jamais pu publier mon livre lorsque j’étais interne à l’hôpital.
C. A. : Lorsqu’une vic­time brise l’omerta, elle doit affron­ter plu­sieurs réac­tions : des gens qui ont peur de perdre leur poste, des col­lègues qui vont lui tour­ner le dos, accen­tuant son iso­le­ment. Très sou­vent d’ailleurs, on éloigne les vic­times, pas les agres­seurs. Une des vic­times de mon livre, Anne-​Lise, en parle bien : « Ce n’est pas la bonne per­sonne qui est punie. Ce qui res­sort de tout ça, ce ne sont même plus les faits en eux-​mêmes, mais l’injustice qui nous ronge. » Les vic­times, elles, se sou­tiennent et avancent ensemble. Et le fait que la parole se libère de plus en plus sen­si­bi­lise les col­lègues, qui peuvent désor­mais se mon­trer plus attentifs.

Depuis la sor­tie de vos livres res­pec­tifs, des mesures ont-​elles été prises ?
V. A. : Des asso­cia­tions étu­diantes telle la Fédération natio­nale des étudiant·es en soins infir­miers (FNESI) ou les syn­di­cats des internes se sont appuyés sur mon ouvrage pour réa­li­ser des enquêtes sur le har­cè­le­ment et le sexisme. Leurs résul­tats ont pous­sé le gou­ver­ne­ment à mener sa propre enquête sur ce qu’il a appe­lé « le bien-​être des étu­diants ». Cela a don­né le Rapport sur la qua­li­té de vie des étu­diants en san­té de la Dre Donata Marra, qui reprend cer­taines de nos pré­co­ni­sa­tions, notam­ment la mise en place des média­teurs ain­si que la créa­tion des centres d’appui dans les facs et hôpi­taux, pour aider les vic­times.
C. A. : Je n’ai pas beau­coup de retours. Est-​ce que le gou­ver­ne­ment avait d’autres prio­ri­tés ? Est-​ce que s’attaquer à ce sujet, les vio­lences sexistes et sexuelles dans le milieu hos­pi­ta­lier, revient à s’attaquer à toutes les per­sonnes en place depuis des années ? Je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, c’est que le livre met aus­si en lumière les défaillances de l’administration. D’ailleurs, la gou­ver­nance des hôpi­taux a été reti­rée des mains des méde­cins pour la confier aux cadres admi­nis­tra­tifs [lors de la réforme qui a abou­ti à la loi de 2019 rela­tive à l’organisation et à la trans­for­ma­tion du sys­tème de san­té, ndlr]. On pour­rait croire que ces per­sonnes, qui ne sont pas pas­sées par des écoles de méde­cine, donc par ce for­ma­tage de haute tolé­rance aux vio­lences sexuelles, seraient plus effi­caces. Le fait est que quand on parle avec les syn­di­cats de direc­teurs d’hôpital, les ques­tions de per­son­nel priment sur tout. Ainsi, un anes­thé­siste de la mater­ni­té de Lavaur (dans le Tarn), dont les agres­sions sexuelles sur ses col­lègues étaient connues, n’a pas été sanc­tion­né parce que son départ aurait cau­sé la fer­me­ture de la mater­ni­té. Ce n’est pas pos­sible de dire cela à trente victimes !

Que préconisez-​vous ?
C. A. :
Les hié­rar­chies ont à leur dis­po­si­tion plein de pos­si­bi­li­tés, du blâme au licen­cie­ment. Ensuite, à un moment, les res­pon­sables des for­ma­tions, les méde­cins, les cadres hos­pi­ta­liers doivent s’arrêter pour dire : « Rien ne va, il y a des per­sonnes qui se sui­cident. » [Selon l’enquête Santé men­tale des jeunes méde­cins de 2017, 23,7 % d’étudiant·es et de jeunes méde­cins ont des idées sui­ci­daires.] Il faut clai­re­ment aller plus loin et réfor­mer le sys­tème : repen­ser les for­ma­tions, créer des espaces où les vic­times auront la pos­si­bi­li­té de par­ler, for­mer à recueillir cette parole.
V. A. :
On ne demande pas de cocoo­ner les étu­diants, mais de les res­pec­ter. Je m’adresse direc­te­ment à Olivier Véran, ministre de la Santé, et Frédérique Vidal ministre de l’Enseignement supé­rieur : la lutte contre le har­cè­le­ment – et pas seule­ment le « bien-​être des étu­diants » – est un pro­blème de san­té publique. Patients ou futurs patients sont les vic­times col­la­té­rales de ces vio­lences à l’hôpital : c’est une évi­dence, mais un soi­gnant mal­trai­té soi­gne­ra for­cé­ment moins bien.

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