Elina Dumont : de la rue à la lutte contre le sans-abrisme

Elina Dumont, ancienne femme sans-​abri, a fait de cette expé­rience une lutte. Causette tire le por­trait de cette femme qui a vécu mille vies, jalon­nées de bles­sures pro­fondes, autrice en 2018 d’un rap­port édi­fiant sur la situa­tion des femmes à la rue et qui bataille conti­nuel­le­ment pour leur recon­nais­sance. Grâce à elle, dix mille kits d’hygiène vont être dis­tri­bués aux sans-​abri d’ici à la fin de l’année en Île-de-France.

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Elina Dumont © M.-E. B.

Lorsque Elina Dumont ouvre la porte de son petit appar­te­ment à Causette, la veille du deuxième confi­ne­ment, c’est en dan­sant sur Claudio Capéo, qu’on enten­dait déjà depuis l’ascenseur. Quel accueil ! « Tu vois, c’est pas grand ! Mais j’ai tout ran­gé ! » Elina, ancienne sans-​abri, est ici chez elle, un 19 mètres car­rés der­rière les Buttes Chaumont, dans un loge­ment social de la ville de Paris, qui lui apporte la pro­tec­tion et la séré­ni­té qu’elle a cher­chées toute sa vie. « Parfois, je pleure encore la nuit, en réa­li­sant le che­min que j’ai par­cou­ru. » Un che­min en effet ponc­tué par des vio­lences qu’elle évoque à demi-​mot, mais qu’on devine dans ses yeux éprou­vés, d’une viva­ci­té décon­cer­tante : abus, mal­trai­tances, addic­tions. Elle pré­fère dire qu’elle a un demi-​siècle plu­tôt que 50 ans. « Ça montre que j’ai vécu beau­coup de choses. » Du dos­sier de la DDASS – Direction dépar­te­men­tale des affaires sani­taires et sociales, l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de l’époque – posé sur son bureau, aux pho­tos qu’elle a sor­ties d’une boîte à chaus­sures, Elina se veut trans­pa­rente. Si elle raconte son his­toire, c’est dans un but pré­cis : se battre inlas­sa­ble­ment pour la recon­nais­sance des femmes à la rue.

« Comment veux-​tu que ma mère sache ce qu’est l’amour ? »

Joliment maquillée d’un rouge à lèvres assor­ti à son étole, les che­veux noirs rele­vés, Elina porte sur son visage mar­qué par les dif­fi­cul­tés, une grâce pour­tant inal­té­rée. Le sou­rire est facile et écla­tant. « J’ai fait refaire toutes mes dents, elles étaient détruites par la drogue. Aujourd’hui, c’est ma fier­té. Il paraît que j’étais belle, jeune. » Elle semble en dou­ter. La vie ne l’a pas préservée.

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Elina Dumont chez elle. © M.-E. B.

L’enfance d’Elina est d’emblée plon­gée dans le tra­gique : sa mère, vio­lée par son propre père, est psy­cho­lo­gi­que­ment instable. Longtemps, les proches d’Elina ont dou­té de l’identité de son géni­teur. « Comment veux-​tu que ma mère sache ce qu’est l’amour ? » Elle reprend son souffle, en tirant sur sa ciga­rette. « Ce que je sais, au moins, c’est que mon grand-​père n’est pas mon père. Ils ont eu peur, mais ma grand-​mère a fini par me dire qu’il s’agissait d’un maro­cain. Un “bou­gnoul”. C’est ain­si qu’elle me l’a dit. » Très vite sépa­rée de sa mère, jugée inapte à s’occuper d’elle, Elina devient pupille de l’État et est accueillie dans le Perche par celle qu’elle appelle « Madame Trognon ». Le cau­che­mar com­mence alors pour la toute petite fille, qui ne s’en réveille­ra jamais com­plè­te­ment. Victime de viols à répé­ti­tion par des habi­tants du vil­lage, elle déclare pour­tant ne pas en vou­loir à cette mère de sub­sti­tu­tion, qui n’a pas su la pro­té­ger. « Souvent, les gens me disent : “Mais Elina, tu n’as pas de colère en toi ?” On ne peut pas avoir de colère contre la misère. Pour cette femme, admettre que je subis­sais des vio­lences reve­nait à perdre son gagne-pain. »

Quelques fois par an, une carte pos­tale dans la boîte aux lettres, signée de « ta maman qui t’aime », vient apai­ser pour un temps les tour­ments d’une jeune fille révol­tée et exclue du sys­tème sco­laire. « J’aimais l’école, je fai­sais de mon mieux. Je vou­lais même être ins­tit ! Mais je me suis enten­du dire que j’étais folle comme ma mère, ça m’a tuée. »

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Tranches de vie sur son pêle-​mêle. © M‑E.B.

L’indicible ponc­tue la vie d’Elina et fausse son juge­ment. Elle ne trouve sa place nulle part et passe de foyer en foyer. À 15 ans, elle finit par par­tir à Paris. Arrivée à la gare de l’Est, elle entame, sans le savoir encore, une longue période d’errance et de vie à la rue. C’est la débrouille. « Les boîtes de nuit étaient gra­tuites pour les filles, et j’ai tou­jours ado­ré dan­ser. » Causette l’a consta­té dès son arri­vée chez Elina. « Les hommes m’offraient des coupes de cham­pagne et je récu­pé­rais leurs cartes de visite. Souvent, je dor­mais chez eux. »

Elina 20 ans
Elina Dumont à 18 ans. © M.-E. B.

Il lui fau­dra des années pour com­prendre sa valeur et recon­qué­rir ses envies. Grâce, notam­ment, à une femme qui, selon ses termes, « [lui] a sau­vé la vie ». La jour­na­liste et écri­vaine Marie Desplechin, qui, par le jeu de contacts com­muns, lui a pro­po­sé de gar­der ses deux jeunes enfants. Elina, 20 ans à peine à l’époque, est arri­vée pour pos­tu­ler avec un tout petit sac qui conte­nait tout ce qu’elle pos­sé­dait, raconte Marie Desplechin. « Je lui ai deman­dé quand elle sou­hai­tait com­men­cer. La réponse a fusé : “Maintenant ! J’ai tout avec moi.” » Après cinq années pas­sées dans la rue, sans aucune aide, cette seconde chance redonne à la jeune femme digni­té et goût de vivre. « J’ai com­pris, grâce à Marie, que je n’étais pas un objet sexuel. » Elle en était pour­tant per­sua­dée : son corps était son seul moyen d’échange avec le monde, son kit de survie.

« Elina a le génie de la ren­contre et elle est la per­sonne la plus incroya­ble­ment drôle que je connaisse ! » témoigne Marie Desplechin quand on lui parle de cette jeune femme qui lui a ins­pi­ré son roman Sans moi. « Elle fai­sait par­tie inté­grante de la famille, nous étions très proches. Je l’ai vue chan­ger, trou­ver la volon­té de s’en sor­tir. » En pleine revanche sur la vie, Elina entame une thé­ra­pie, obtient son bre­vet d’État d’animateur tech­ni­cien de l’éducation popu­laire en 2000, qui lui per­met­tra par la suite de s’investir auprès de la jeu­nesse, notam­ment dans en Seine-​Saint-​Denis avec des ate­liers de théâtre. Après un stage de clown, jus­te­ment, offert par son amie Marie Desplechin, elle se découvre une pas­sion pour la scène.

affiche Elina
L'affiche du spec­tacle d'Elina Dumont. © M.-E. B.

Elle joue­ra dans Les Bas-​fonds, de Gorki, au Palais de Chaillot en 1998 avec d’autres SDF sollicité·es pour ce pro­jet, mais Elina en garde aujourd’hui un goût amer et le sen­ti­ment d’avoir été uti­li­sée : « Tout ce que le public rete­nait de nous, les comé­diens ama­teurs sor­tis de la rue, c’est la galère d’où l’on venait et pas notre volon­té d’aller de l’avant ou nos pro­jets d’avenir. C’était dégra­dant. » Elina vivait alors dans un hôtel de passe dont Marie Desplechin la sor­ti­ra pour l’installer dans une chambre de bonne, où elle vivra dix années de recons­truc­tion. S’enchaînent ensuite les pro­jets, dont un spec­tacle en solo – Des quais à la Seine – qui raconte avec déta­che­ment et humour les épreuves de la rue. « Pendant cette période, j’ai ren­con­tré des hommes peu scru­pu­leux. Encore. Mais cette fois-​ci, j’étais suf­fi­sam­ment forte : j’avais cou­ché pour un toit, mais jamais je n’aurais cou­ché pour mon spec­tacle. » Un one-​woman-​show qui ren­contre le suc­cès et qui sera sui­vi d’un livre coécrit avec le jour­na­liste Didier Arnaud, Longtemps, j’ai habi­té dehors.

Un enga­ge­ment total auprès des per­sonnes à la rue

« C’était le tapis rouge. Ensuite je suis deve­nue chro­ni­queuse aux Grandes Gueules, sur RMC, tout s’est enchaî­né. » Mais Elina l’assure, jamais elle n’oublie d’où elle vient. D’ailleurs, son enga­ge­ment auprès des per­sonnes à la rue est per­ma­nent et total. C’est lors d’une émis­sion des Grandes Gueules, jus­te­ment, qu’elle ren­contre Valérie Pécresse, déjà pré­si­dente du conseil régio­nal d’Île-de-France.

« Lorsque j’ai ren­con­tré Elina pour la pre­mière fois, elle m’a d’emblée inter­pel­lée sur la situa­tion des jeunes à Bobigny, où elle tra­vaillait. Je lui ai pro­po­sé qu’on y aille ensemble. » Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le cou­rant est pas­sé entre ces deux femmes que tout oppose. Elina ne se cache pas de ses convic­tions de gauche, mais estime que la misère et le sans-​abrisme, tout comme l’écologie, n’ont pas de par­ti et sont l’affaire de tous et de toutes. À la demande de Valérie Pécresse, tou­chée par leur ren­contre et auprès de laquelle elle plaide la cause des plus pré­caires, Elina se sai­sit alors avec des armes offi­cielles, du com­bat de sa vie : la situa­tion des femmes à la rue, nom­breuses mais invi­si­bi­li­sées.
La pré­si­dente de Région lui confie la mis­sion d’un rap­port com­plet pour l’Île-de-France en 2018 dans le cadre de la lutte des vio­lences faites aux femmes : « Son rap­port ne res­sem­blait à aucun autre. À la fois pré­ven­tif et cura­tif, il balaie toutes les situa­tions : les femmes seules, avec enfants, anciennes déte­nues, sor­tant de l’ASE ou dans l’addiction. Par tous les acci­dents de la vie qu’Elina Dumont a tra­ver­sés, elle était la meilleure per­sonne pour nous aler­ter sur ces condi­tions de vie dra­ma­tiques. » L’année der­nière, un accueil de « mamans à la rue » a été mis en place dans le VIIe arron­dis­se­ment de Paris, et une mai­son de femmes seules à la rue ouvri­ra ses portes le 15 novembre pro­chain aux Batignolles, dans le XVIIe arron­dis­se­ment, qui per­met­tra une réin­ser­tion durable à une cen­taine de femmes.

Le cre­do d’Elina : visi­bi­li­ser les invisibles
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© M.-E. B.

« Tous les signaux d’alarme ont été tirés par Elina, c’est elle qui m’a sen­si­bi­li­sée à tous ces sujets, et nous expé­ri­men­tons aus­si un 115 des femmes suite à l'une de ses sug­ges­tions », déclare l’ancienne ministre. Par ailleurs, dix mille kits d’hygiène vont être dis­tri­bués d’ici à la fin de l’année dans Paris et sa cou­ronne pour lut­ter, notam­ment, contre la pré­ca­ri­té mens­truelle, qui touche 1,7 mil­lion de femmes en France. Ces kits contien­dront donc des pro­tec­tions hygié­niques, mais aus­si des brosses à dents pré-​enduites, des peignes, du gel anti­bac­té­rien, des mou­choirs en papier, du savon, et seront offerts lors de maraudes ren­for­cées à l’approche de l’hiver.

La ques­tion de la digni­té reste essen­tielle pour Elina, éga­le­ment mar­raine, avec le des­si­na­teur Philippe Geluck, de l’association DoucheFlux basée à Bruxelles, centre de jour ambu­lant qui pro­pose des sani­taires et des acti­vi­tés cultu­relles pour les per­sonnes à la rue.

Lorsque l’on demande à Elina ce qu’elle pense de la pan­dé­mie, évi­dem­ment il y a un aspect déri­soire dans la ques­tion : « J’ai connu tel­le­ment pire que je rela­ti­vise tou­jours. En revanche, le confi­ne­ment, ça c’est un vrai coup dur pour les femmes à la rue. Déjà qu’en temps nor­mal on s’occupe peu d’elles… » Si le cre­do d’Elina est de visi­bi­li­ser les invi­sibles, il aurait pu en être un autre : le mot « dream », ins­crit dans son dos, entre la bro­de­rie d’un rouge à lèvres et celle d’une montre, sur un gilet choi­si avec coquet­te­rie pour l’émission des Grandes Gueules enre­gis­trée le matin même. Et lorsqu’on la com­pli­mente, Elina sou­rit de ses dents blanches et dit sim­ple­ment : « Je ne l’avais pas vu, mais ça me plaît ! » 

Elina dansant
Elina Dumont, dan­sant chez elle. © M.E. B.

Lire aus­si : La Cité des dames, un refuge rien que pour elles

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