Alors que se tiennent les élections européennes dans moins de deux semaines et qu’en France le Rassemblement national (RN) caracole en tête des sondages, Causette s’est entretenue avec Lucie Daniel, autrice du rapport “Quand l’extrême droite avance, les droits des femmes reculent” pour l’ONG féministe Equipop.
Causette : En quoi les prochaines élections européennes représentent un enjeu pour les droits des femmes ?
Lucie Daniel : Ces élections européennes, on le dit beaucoup, sont particulièrement importantes cette année, car elles ont lieu dans un contexte de montée de l’extrême droite dans plusieurs pays européens, y compris des pays fondateurs de l’Union européenne, comme l’Italie, l’Allemagne, la France et aussi des pays qui ont longtemps été considérés comme pionniers sur l’égalité de genre, comme la Suède ou la Finlande, par exemple. Il est très probable que les électeurs envoient un contingent très important d’eurodéputés d’extrême droite. Et c’est problématique parce que, comme le démontre notre rapport, quand l’extrême droite avance, les droits des femmes reculent. C’est une vérité qui est assez simple à énoncer et qui se vérifie partout, mais dont on parle finalement assez peu, dans cette campagne électorale.
Votre rapport pointe un lien, dans le cadre de la guerre en Ukraine, entre le sexisme et le nationalisme belliqueux. Quel est-il ?
L.D. : Cette montée de l’extrême droite s’opère dans un contexte de backlash [recul, ndlr] dans le monde, y compris en Europe, face aux mobilisations très fortes et aux avancées qu’on a obtenues à travers des mouvements comme #MeToo. Les camps les plus conservateurs réagissent parfois violemment afin de maintenir un statu quo, voire de saper nos acquis. Les mouvements réactionnaires trouvent, dans les discours d’extrême droite, leurs deux principaux boucs émissaires : l’extrême droite s’attaque au féminisme, considéré par les masculinistes comme responsable d’une dévirilisation des hommes, et pointe les étrangers, qui seraient responsables d’une désoccidentalisation de l’Europe. Quand le président russe Vladimir Poutine met en scène l’offensive qu’il mène en Ukraine, il emprunte des formules rhétoriques masculinistes qui présentent la guerre comme un exercice viriliste. Il veut ainsi faire la démonstration de son idéologie antiféministe et anti-droits des personnes LGBTQIA+. Ce n’est pas du tout anodin : quand la Russie de Vladimir Poutine gagne du terrain en influence, cela menace aussi les valeurs d’égalité de genre prônées par l’Union européenne.
Vous affirmez que les partis d’extrême droite instrumentalisent la lutte contre les violences sexistes et sexuelles à des fins racistes. Pourriez-vous développer ?
L.D. : Jordan Bardella a évoqué ce sujet, jeudi dernier, lors de son débat face à Gabriel Attal [Il a notamment déclaré que “77% des viols, des agressions sexuelles qui sont commises à Paris sont le fait d’étrangers”, manipulant des chiffres qui ne concernent que les viols commis dans la rue et élucidés.] Pourtant, l’extrême droite n’apporte aucune réponse, ni sincère ni concrète, à un combat féministe qui, lui, est parfaitement légitime. Au-delà d’être inutiles, ces discours sont profondément racistes, donc doublement dangereux. Ces manipulations se couplent à des velléités natalistes, car l’extrême droite mobilise la peur d’un prétendu déclin civilisationnel de l’Europe et fait porter cette responsabilité sur les immigrés et les féministes. Sous couvert d’être “pro-famille”, cette politique nataliste renvoie les femmes à une seule fonction de procréation, leur ôtant ainsi tout pouvoir de décision. C’est aussi une manière de nier l’existence et la viabilité de toutes les autres formes familiales qui ne sont pas basées sur un modèle patriarcal et hétéronormé.
On pense ici au discours de Giorgia Meloni, Première ministre italiennne, lors d’un meeting à Rome en 2019, où elle avait déclamé : “Je suis une mère. Je suis une femme.” Comment expliquez-vous qu’en France, en Allemagne et en Italie, les principales figures d’extrême droite soient des femmes malgré le caractère profondément antiféministe de leur programme ?
L.D. : Ces politiciennes ne sont pas des alliées des droits des femmes. Au contraire : Giorgia Meloni autorise désormais les militants opposés au droit à l’avortement à entrer dans les centres de planification familiale et dans les centres où sont pratiquées les interruptions volontaires de grossesse (IVG), leur offrant un blanc-seing pour harceler, intimider et dissuader les patientes. Avec l’extrême droite, les droits des femmes sont toujours perdants : soit ils sont complètement ignorés – dans le programme de Marine Le Pen en 2022, il n’y avait qu’une seule occurrence du mot “femme” –, soit ils sont remis en cause ou ouvertement attaqués.
Dans plusieurs pays – l’Italie, la Pologne ou la Hongrie –, le droit à l’avortement semble être le premier à être attaqué parmi tous ceux qui ont été acquis de haute lutte. Pourquoi, selon vous ?
L.D. : Historiquement, c’est le principal cheval de bataille des mouvements anti-droits au sens large, réunissant à la fois des États conservateurs, des organisations et des fondamentalismes religieux. Ils veulent contrôler le corps et la sexualité de toute personne qui n’entrerait pas à nouveau dans l’archétype hétéronormé et patriarcal qu’ils défendent. Le droit à l’avortement est souvent une porte d’entrée. Systématiquement, après avoir rogné sur cette liberté, ces mouvements anti-droits tirent ensuite un fil très régressif et s’attaquent, juste après ou en même temps, au droit des personnes LGBTQIA+ et à l’éducation à la sexualité, surtout des jeunes.
Le fait que les nationalistes aient beaucoup de mal à s’entendre – comme on a pu le voir avec la récente scission entre l’Afd (extrême droite allemande) et le RN – est-il une bonne nouvelle pour la protection des droits des femmes ?
L.D. : Nous souhaitons évidemment qu’ils n’arrivent pas à unir leurs forces. Cela étant, au niveau international, on voit que les mouvements anti-droits dépassent leurs divergences, notamment dans des instances multilatérales – comme l’Organisation des Nations Unies. Au niveau européen, ces partis partagent également un socle idéologique, malgré leurs divergences, dans lequel on retrouve systématiquement l’antiféminisme, l’opposition farouche aux droits des personnes LGBTQIA+ et la xénophobie. Dans notre rapport, on souligne aussi l’importance du Parti populaire européen (PPE) – la droite majoritaire traditionnelle [au sein duquel siège le parti Les Républicains]. Ces cinq dernières années, elle a montré l’ambiguïté de sa position sur la question de l’égalité de genre. Le PPE alterne entre abstention et vote en faveur de textes qui promeuvent l’égalité des femmes. Le groupe s’est majoritairement opposé, par exemple, à la résolution qui visait à introduire l’IVG dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. C’est l’un des groupes dont l’influence pèse le plus au sein du Parlement européen, il peut faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Avec l’arrivée d’eurodéputés d’extrême droite, le PPE risque de multiplier les alliances avec les franges les plus à droite du Parlement.
Au-delà des alliances électorales, des dynamiques de rapprochement entre les militants d’extrême droite européens sont déjà à l’œuvre à échelle européenne. Certaines personnalités françaises d’extrême droite ont participé au sommet pour la démographie de 2023 [une réunion internationale qui rassemble pendant deux jours les dirigeant·es d’extrême droite pour défendre la relance de la natalité. L’édition de 2023 s’intitulait “La famille, clé de la sécurité”], alors que Giorgia Meloni était la grande invitée de cette édition et avait déployé un discours sur la sécurité et la famille. Non seulement les partis d’extrême droite européens construisent des liens idéologiques mais, en plus, la droite ultraconservatrice américaine souhaite se rapprocher d’eux pour exporter le trumpisme. Victor Orban, Premier ministre hongrois, joue un rôle important en ce sens. Dans un scénario éventuel de retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, ce type d’alliance pourrait se renforcer et avoir des retentissements au niveau multilatéral.
Quels rôles jouent les médias français dans la banalisation des idées misogynes et homophobes de l’extrême droite et comment pourraient-ils y remédier ?
L.D. : Deux dynamiques sont à l’œuvre. Il y a à la fois une forme de banalisation de l’extrême droite dans des médias grand public qui donnent des tribunes à des figures d’extrême droite, comme l’émission Touche pas à mon poste qui a donné un temps conséquent d’antenne à Éric Zemmour, selon une étude Mediapart citée dans notre rapport. Et certaines figures d’extrême droite sont même promues à la tête de certaines rédactions, comme au Journal du dimanche.
C’est pour cela que l’on appelle les médias à prendre leurs responsabilités. On énumère plusieurs pistes d’actions et diverses postures qui nous semblent nécessaires dans ce temps électoral et avec la montée de l’extrême droite : ne pas normaliser les discours d’extrême droite – en s’assurant notamment du respect du cadre légal au sujet des discours d’incitation à la haine, sexiste, raciale, transphobe, homophobe – et relayer des analyses sur l’influence de l’extrême droite au niveau national, européen et international. On incite également les médias à intégrer les approches et les analyses féministes dans le traitement médiatique des élections européennes en ne renforçant pas les stéréotypes sexistes dans la couverture des élections, en ne caricaturant pas les femmes candidates, en n’infériorisant pas les journalistes expertes, en n’attribuant pas systématiquement l’analyse de certains enjeux jugés masculins – la défense, l’intelligence artificielle – à des hommes… Il faudrait aussi que la presse interpelle les candidates et candidats sur l’égalité de genre parce que, pour l’instant, c’est un sujet qui est très peu abordé lors des interviews et des plateaux télé.