Cours cri­mi­nelles : une mau­vaise nou­velle pour les vic­times de viols ?

Le pro­jet de réforme de la jus­tice pré­sen­té mer­cre­di 14 avril par Eric Dupond-​Moretti pré­voit de géné­ra­li­ser les cours cri­mi­nelles pour désen­gor­ger les assises. Exit le jury popu­laire, les crimes pas­sibles de quinze à vingt ans de pri­son seront jugés par des professionnel·les. L’immense majo­ri­té de ces crimes sont des viols. Et pour beau­coup de magistrat·es et d’avocat·es, le sym­bole est lourd de sens. 

woman holding sword and balance scale statue under white sky
Une allé­go­rie de la jus­tice, par Joel & Jasmin Førestbird

Le texte défen­du par le ministre de la Justice, Eric Dupond-​Moretti, et pré­sen­té mer­cre­di 14 avril en conseil des ministres, doit « redon­ner confiance dans l’institution judi­ciaire ». Au vu des vives réac­tions qu’il sus­cite dans les rangs de la magis­tra­ture et par­mi les avocat·es, ce n’est pas gagné. L’un des prin­ci­paux points de fric­tion concerne la géné­ra­li­sa­tion des cours dépar­te­men­tales cri­mi­nelles pour les crimes pas­sibles de quinze à vingt ans de pri­son, en fait essen­tiel­le­ment des viols. « La struc­ture des conten­tieux pour les infrac­tions encou­rant quinze ans et vingt ans de réclu­sion est mar­quée par une pré­do­mi­nance écra­sante des crimes sexuels », détaille l’étude d’impact du pro­jet de loi.

Jusqu’à pré­sent, ces crimes ont été jugés par les cours d’assises, com­po­sées de trois magistrat·es professionnel·les et de six juré·es tiré·es au sort. Mais les délais d’attente sont sou­vent très longs. D'après les don­nées recueillies en 2018 et citées dans l’étude d'impact, il faut en moyenne 13,5 mois pour « écou­ler les stocks » de dos­siers. Dans cer­tains dépar­te­ments, ce délai atteint dix-​huit mois quand ce n’est pas car­ré­ment trois ans comme dans l’Hérault ou les Vosges. L’expérimentation des cours cri­mi­nelles, en vigueur depuis mars 2019 dans quinze dépar­te­ments, doit per­mettre de sou­la­ger les assises et donc de réduire le temps d'attente des justiciables. 

Où sont les juré⋅es ? 

Mais un point sus­cite la cris­pa­tion : la dis­pa­ri­tion des jurés popu­laires. Dans les cours cri­mi­nelles, ce sont cinq magistrat·es dont deux à titre tem­po­raire ou hono­raire qui siègent. Exit les jurés, donc. « Je ne suis pas anti-​magistrats mais je sais qu’un juré est plus acces­sible aux argu­ments et au fait de chan­ger son point de vue sur le viol », s’alarme l’avocate Elodie Tuaillon-​Hibon, qui défend les vic­times. Un avis par­ta­gé par Nils Monsarrat, le secré­taire natio­nal du Syndicat de la magis­tra­ture : « On chasse le peuple des cours d’assises prin­ci­pa­le­ment pour des affaires de viols en pleine époque post MeToo ». Opposé aux cours cri­mi­nelles jusqu’à très récem­ment, Eric Dupond-​Moretti, assure qu’il ne s’agit pas de rayer d’un trait de plume la pré­sence des jurés popu­laires. « La cour d’assises conserve toute sa place en appel et pour les crimes les plus graves », a‑t-​il jus­ti­fié le 14 avril sur France Info. En gros, si le viol est sui­vi de mort, il sera encore jugé en assises en pre­mière ins­tance. Super ! Cette sorte de hié­rar­chi­sa­tion des crimes par­ti­cu­liè­re­ment mal­adroite fait bon­dir pas mal de professionnel⋅les du droit. Sophie*, une magis­trate nor­mande qui a accep­té de répondre à Causette sous cou­vert d'anonymat y voit elle un sym­bole déplo­rable. « Le viol, majo­ri­tai­re­ment subi par des femmes et des filles serait donc une sorte de sous-​crime ? Il y a un léger pro­blème de consi­dé­ra­tion de la part du gou­ver­ne­ment et du Garde des Sceaux. Et ça me paraît d’autant plus para­doxal quand, en paral­lèle, on incite les vic­times à por­ter plainte ou qu’on recule le délai de pres­crip­tion pour cer­tains cas. »

Eviter les pas­sages en correctionnelle

La géné­ra­li­sa­tion des cours cri­mi­nelles pour­rait cepen­dant limi­ter la trop sys­té­ma­tique requa­li­fi­ca­tion de ces crimes en délits pour qu’ils soient jugés plus rapi­de­ment en cor­rec­tion­nelle. « J’y suis oppo­sée par prin­cipe, détaille l’avocate Anne Bouillon, spé­cia­li­sée dans les droits des femmes. Je pense que ces cours vont pou­voir influer sur ce phé­no­mène. » Elodie Tuaillon-​Hibon, n’est pas convain­cue. « Je redoute que cette “éjec­tion” des cours d’assises vers une juri­dic­tion tota­le­ment pro­fes­sion­nelle n’aggrave encore la situa­tion des vic­times et n’aboutisse à terme au ren­voi de toutes les affaires de vio­lences sexuelles vers une chambre spé­ciale du tri­bu­nal cor­rec­tion­nel. » Pour Sophie, notre magis­trate nor­mande qui rap­pelle que la cor­rec­tion­na­li­sa­tion se fait « tou­jours avec l’accord des vic­times », ces cours cri­mi­nelles peuvent évi­ter à la vic­time de voir son affaire être « trai­tée en deux heures entre des dizaines d’autres dossiers ».

La fin des audiences aux assises est-​elle si catas­tro­phique pour le dérou­le­ment des débats ? Outre le fait de sen­tir le pouls de la socié­té fran­çaise en conviant des per­sonnes très diverses, la grande par­ti­cu­la­ri­té de cette cour, c’est l’oralité des débats, qui per­met d’écouter la parole de témoins et des expert⋅es plu­tôt que de consul­ter des rap­ports dans de lourds dos­siers. D’ailleurs, au moment de déli­bé­rer aux assises, les jurés n’emportent pas notes écrites. L’avocate nan­taise Anne Bouillon a déjà plai­dé cinq fois devant une cour cri­mi­nelle, expé­ri­men­tée dans son dépar­te­ment depuis quelques mois. Malgré une réti­cence ini­tiale très forte, notam­ment car elle est très atta­chée à cette fameuse ora­li­té, elle garde un sou­ve­nir plu­tôt posi­tif des ces audiences. « J’ai consta­té que les magis­trates, car il n’y avait que des femmes, étaient atten­tives à ce que les condi­tions soient simi­laires à celles des assises : les vic­times ont été écou­tées et ques­tion­nées, les dos­siers exa­mi­nés sur plu­sieurs jours et des experts et témoins ont pu être cités à la barre, raconte-​t-​elle. On a pris le temps néces­saire. » L’avocate reste tout de même pru­dente car elle craint notam­ment que la pres­sion des délais n’empêche les magis­trats de juger les choses aus­si en pro­fon­deur. « Les vic­times que j’ai défen­dues n’ont pas eu l’impression d’une jus­tice au rabais mais cela ne repose que sur le soin pris par les magis­trates qui ont sié­gé ce jour-​là. Si les futurs magis­trats cèdent aux exi­gences de trai­te­ment rapides des dos­siers et de ren­de­ment, on risque de bais­ser en qua­li­té. » Une mis­sion par­le­men­taire char­gée de faire un pre­mier bilan de l’expérimentation et dont les conclu­sions ont été publiées en décembre 2020 sou­ligne tout de même dans son rap­port que « l’absence de jurés conduit bel et bien à une perte de l’esprit et de la solen­ni­té qui carac­té­ri­saient la cour d’assises, ain­si qu’à un risque de décon­nexion de la jus­tice avec le peuple ».

Victimes de viols vs "juges pas déconstruits"

Dans son cabi­net pari­sien, maître Tuaillon-​Hibon s’inquiète du pro­fil des magistrat⋅es appe­lés à sié­ger dans ces cours cri­mi­nelles. Sur les cinq, deux pour­ront être des magis­trats hono­raires ou exer­çant à titre tem­po­raire. Des avo­cats hono­raires (retrai­tés) peuvent aus­si faire par­tie de ce cas­ting. « Pour dire les choses clai­re­ment, ce sera majo­ri­tai­re­ment des hommes plu­tôt âgés, pas décons­truits, qui risquent de s'arcbouter sur de vieilles inter­pré­ta­tions du droit pénal », s’alarme l’avocate. Un avis par­ta­gé par Sophie qui estime aus­si que « ça n’est pas rendre ser­vice aux vic­times de viols que de les faire pas­ser devant deux juges à la retraite » même s’il ne s’inquiète pas « des effets sur la lour­deur des peines. » D'après les pre­mières éva­lua­tions, les peines pro­non­cées par les cours cri­mi­nelles ont été en moyenne de 9,8 ans de pri­son, des chiffres simi­laires aux condam­na­tions des assises.

Le rap­port par­le­men­taire du mois de décembre mar­tèle l’importance de confier la pré­si­dence de la cour à des magistrat⋅es expérimenté⋅es. « Il convient de s’assurer que la pré­si­dence soit confiée à un pré­sident de cour d’assises qui a l’habitude et la pra­tique de l’oralité des débats », pré­co­nisent les dépu­tés. A lire les consta­ta­tions des élu⋅es qui ont audi­tion­né une tren­taine de professionnel⋅les, les débuts des cours cri­mi­nelles semblent plu­tôt posi­tifs, notam­ment sur les délais d’audiencement, por­tés à six mois. Pas non plus de quoi agir tout de suite sur les affaires en attente. Fin décembre, le stock d’affaires res­tait « très éle­vé », pré­cise le rap­port. Autre pro­blème sou­le­vé : « les tri­bu­naux dis­posent rare­ment de salles pour accueillir simul­ta­né­ment des ses­sions d’assises et de cour cri­mi­nelle. » Difficile donc d’extrapoler ces pre­mières conclu­sions. « On fait l’expérience d’une période très par­ti­cu­lière avec la crise sani­taire, nuance Nils Monsarrat du Syndicat de la magis­tra­ture. On manque de recul pour dire que ça marche. » Le magis­trat sou­ligne un autre biais : le zèle des débuts. « Quand on est en période d'expérimentation, on fait plus d’efforts, on prend des pré­si­dents de cours d’assises, on va dans la belle salle, prévient-​il. Il fau­dra voir sur la durée. » 

Des éco­no­mies substantielles 

Pas besoin d’avoir une boule de cris­tal pour savoir que la jus­tice souffre. Pénuries d’effectifs et de moyens reviennent sans cesse dans la bouche de celles et ceux qui en ont fait leur métier. La mise en place des cours cri­mi­nelles doit per­mettre un gain de temps pour les vic­times avec des délais d’audiencement plus brefs mais cela per­met aus­si la réa­li­sa­tion d’économies sub­stan­tielles. « Le coût jour­na­lier moyen [d’une cour cri­mi­nelle] est esti­mé à 1 100 euros, contre 2 060 euros pour un jour de ses­sion d’assises, ce qui pré­sente un avan­tage consi­dé­rable pour une pro­cé­dure per­met­tant d’avoir des peines simi­laires à une cour d’assises, avec un trai­te­ment plus rapide », se féli­cite l’étude d’impact du pro­jet de loi. « Je veux bien croire que les dépenses sont moindres, mais au nom d’économies, on sacri­fie la jus­tice, sou­pire la magis­trate Sophie. Au lieu de recru­ter plus de magis­trats et de gref­fiers, on rogne sur le fonc­tion­ne­ment d’une jus­tice déjà sous-​budgétisée. On ne nous donne pas de quoi faire notre tra­vail dans de bonnes condi­tions. C’est vrai­ment prendre le pro­blème à l’envers. »

*Le pré­nom a été modifié

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