Le projet de réforme de la justice présenté mercredi 14 avril par Eric Dupond-Moretti prévoit de généraliser les cours criminelles pour désengorger les assises. Exit le jury populaire, les crimes passibles de quinze à vingt ans de prison seront jugés par des professionnel·les. L’immense majorité de ces crimes sont des viols. Et pour beaucoup de magistrat·es et d’avocat·es, le symbole est lourd de sens.
![Cours criminelles : une mauvaise nouvelle pour les victimes de viols? 1 woman holding sword and balance scale statue under white sky](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/04/1xf8e3hicmu-682x1024.jpg)
Le texte défendu par le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, et présenté mercredi 14 avril en conseil des ministres, doit « redonner confiance dans l’institution judiciaire ». Au vu des vives réactions qu’il suscite dans les rangs de la magistrature et parmi les avocat·es, ce n’est pas gagné. L’un des principaux points de friction concerne la généralisation des cours départementales criminelles pour les crimes passibles de quinze à vingt ans de prison, en fait essentiellement des viols. « La structure des contentieux pour les infractions encourant quinze ans et vingt ans de réclusion est marquée par une prédominance écrasante des crimes sexuels », détaille l’étude d’impact du projet de loi.
Jusqu’à présent, ces crimes ont été jugés par les cours d’assises, composées de trois magistrat·es professionnel·les et de six juré·es tiré·es au sort. Mais les délais d’attente sont souvent très longs. D'après les données recueillies en 2018 et citées dans l’étude d'impact, il faut en moyenne 13,5 mois pour « écouler les stocks » de dossiers. Dans certains départements, ce délai atteint dix-huit mois quand ce n’est pas carrément trois ans comme dans l’Hérault ou les Vosges. L’expérimentation des cours criminelles, en vigueur depuis mars 2019 dans quinze départements, doit permettre de soulager les assises et donc de réduire le temps d'attente des justiciables.
Où sont les juré⋅es ?
Mais un point suscite la crispation : la disparition des jurés populaires. Dans les cours criminelles, ce sont cinq magistrat·es dont deux à titre temporaire ou honoraire qui siègent. Exit les jurés, donc. « Je ne suis pas anti-magistrats mais je sais qu’un juré est plus accessible aux arguments et au fait de changer son point de vue sur le viol », s’alarme l’avocate Elodie Tuaillon-Hibon, qui défend les victimes. Un avis partagé par Nils Monsarrat, le secrétaire national du Syndicat de la magistrature : « On chasse le peuple des cours d’assises principalement pour des affaires de viols en pleine époque post MeToo ». Opposé aux cours criminelles jusqu’à très récemment, Eric Dupond-Moretti, assure qu’il ne s’agit pas de rayer d’un trait de plume la présence des jurés populaires. « La cour d’assises conserve toute sa place en appel et pour les crimes les plus graves », a‑t-il justifié le 14 avril sur France Info. En gros, si le viol est suivi de mort, il sera encore jugé en assises en première instance. Super ! Cette sorte de hiérarchisation des crimes particulièrement maladroite fait bondir pas mal de professionnel⋅les du droit. Sophie*, une magistrate normande qui a accepté de répondre à Causette sous couvert d'anonymat y voit elle un symbole déplorable. « Le viol, majoritairement subi par des femmes et des filles serait donc une sorte de sous-crime ? Il y a un léger problème de considération de la part du gouvernement et du Garde des Sceaux. Et ça me paraît d’autant plus paradoxal quand, en parallèle, on incite les victimes à porter plainte ou qu’on recule le délai de prescription pour certains cas. »
Eviter les passages en correctionnelle
La généralisation des cours criminelles pourrait cependant limiter la trop systématique requalification de ces crimes en délits pour qu’ils soient jugés plus rapidement en correctionnelle. « J’y suis opposée par principe, détaille l’avocate Anne Bouillon, spécialisée dans les droits des femmes. Je pense que ces cours vont pouvoir influer sur ce phénomène. » Elodie Tuaillon-Hibon, n’est pas convaincue. « Je redoute que cette “éjection” des cours d’assises vers une juridiction totalement professionnelle n’aggrave encore la situation des victimes et n’aboutisse à terme au renvoi de toutes les affaires de violences sexuelles vers une chambre spéciale du tribunal correctionnel. » Pour Sophie, notre magistrate normande qui rappelle que la correctionnalisation se fait « toujours avec l’accord des victimes », ces cours criminelles peuvent éviter à la victime de voir son affaire être « traitée en deux heures entre des dizaines d’autres dossiers ».
La fin des audiences aux assises est-elle si catastrophique pour le déroulement des débats ? Outre le fait de sentir le pouls de la société française en conviant des personnes très diverses, la grande particularité de cette cour, c’est l’oralité des débats, qui permet d’écouter la parole de témoins et des expert⋅es plutôt que de consulter des rapports dans de lourds dossiers. D’ailleurs, au moment de délibérer aux assises, les jurés n’emportent pas notes écrites. L’avocate nantaise Anne Bouillon a déjà plaidé cinq fois devant une cour criminelle, expérimentée dans son département depuis quelques mois. Malgré une réticence initiale très forte, notamment car elle est très attachée à cette fameuse oralité, elle garde un souvenir plutôt positif des ces audiences. « J’ai constaté que les magistrates, car il n’y avait que des femmes, étaient attentives à ce que les conditions soient similaires à celles des assises : les victimes ont été écoutées et questionnées, les dossiers examinés sur plusieurs jours et des experts et témoins ont pu être cités à la barre, raconte-t-elle. On a pris le temps nécessaire. » L’avocate reste tout de même prudente car elle craint notamment que la pression des délais n’empêche les magistrats de juger les choses aussi en profondeur. « Les victimes que j’ai défendues n’ont pas eu l’impression d’une justice au rabais mais cela ne repose que sur le soin pris par les magistrates qui ont siégé ce jour-là. Si les futurs magistrats cèdent aux exigences de traitement rapides des dossiers et de rendement, on risque de baisser en qualité. » Une mission parlementaire chargée de faire un premier bilan de l’expérimentation et dont les conclusions ont été publiées en décembre 2020 souligne tout de même dans son rapport que « l’absence de jurés conduit bel et bien à une perte de l’esprit et de la solennité qui caractérisaient la cour d’assises, ainsi qu’à un risque de déconnexion de la justice avec le peuple ».
Victimes de viols vs "juges pas déconstruits"
Dans son cabinet parisien, maître Tuaillon-Hibon s’inquiète du profil des magistrat⋅es appelés à siéger dans ces cours criminelles. Sur les cinq, deux pourront être des magistrats honoraires ou exerçant à titre temporaire. Des avocats honoraires (retraités) peuvent aussi faire partie de ce casting. « Pour dire les choses clairement, ce sera majoritairement des hommes plutôt âgés, pas déconstruits, qui risquent de s'arcbouter sur de vieilles interprétations du droit pénal », s’alarme l’avocate. Un avis partagé par Sophie qui estime aussi que « ça n’est pas rendre service aux victimes de viols que de les faire passer devant deux juges à la retraite » même s’il ne s’inquiète pas « des effets sur la lourdeur des peines. » D'après les premières évaluations, les peines prononcées par les cours criminelles ont été en moyenne de 9,8 ans de prison, des chiffres similaires aux condamnations des assises.
Le rapport parlementaire du mois de décembre martèle l’importance de confier la présidence de la cour à des magistrat⋅es expérimenté⋅es. « Il convient de s’assurer que la présidence soit confiée à un président de cour d’assises qui a l’habitude et la pratique de l’oralité des débats », préconisent les députés. A lire les constatations des élu⋅es qui ont auditionné une trentaine de professionnel⋅les, les débuts des cours criminelles semblent plutôt positifs, notamment sur les délais d’audiencement, portés à six mois. Pas non plus de quoi agir tout de suite sur les affaires en attente. Fin décembre, le stock d’affaires restait « très élevé », précise le rapport. Autre problème soulevé : « les tribunaux disposent rarement de salles pour accueillir simultanément des sessions d’assises et de cour criminelle. » Difficile donc d’extrapoler ces premières conclusions. « On fait l’expérience d’une période très particulière avec la crise sanitaire, nuance Nils Monsarrat du Syndicat de la magistrature. On manque de recul pour dire que ça marche. » Le magistrat souligne un autre biais : le zèle des débuts. « Quand on est en période d'expérimentation, on fait plus d’efforts, on prend des présidents de cours d’assises, on va dans la belle salle, prévient-il. Il faudra voir sur la durée. »
Des économies substantielles
Pas besoin d’avoir une boule de cristal pour savoir que la justice souffre. Pénuries d’effectifs et de moyens reviennent sans cesse dans la bouche de celles et ceux qui en ont fait leur métier. La mise en place des cours criminelles doit permettre un gain de temps pour les victimes avec des délais d’audiencement plus brefs mais cela permet aussi la réalisation d’économies substantielles. « Le coût journalier moyen [d’une cour criminelle] est estimé à 1 100 euros, contre 2 060 euros pour un jour de session d’assises, ce qui présente un avantage considérable pour une procédure permettant d’avoir des peines similaires à une cour d’assises, avec un traitement plus rapide », se félicite l’étude d’impact du projet de loi. « Je veux bien croire que les dépenses sont moindres, mais au nom d’économies, on sacrifie la justice, soupire la magistrate Sophie. Au lieu de recruter plus de magistrats et de greffiers, on rogne sur le fonctionnement d’une justice déjà sous-budgétisée. On ne nous donne pas de quoi faire notre travail dans de bonnes conditions. C’est vraiment prendre le problème à l’envers. »
*Le prénom a été modifié