Alors qu’on fête cette année le quarantième anniversaire de la « loi Roudy », la première en France à défendre l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, la Défenseure des droits, Claire Hédon, alerte sur la persistance des discriminations sexistes au travail. À l’occasion du 8 mars, elle revient, pour Causette sur les chantiers qu’il reste à mener.
Causette : Lorsque vous avez pris vos fonctions, en 2020, seul·e un·e Français·e sur deux connaissait le rôle de votre institution. Quel est-il, exactement ?
Claire Hédon : Nous avons deux missions principales. La première, c’est de traiter les réclamations qu’on reçoit, donc de rétablir les personnes dans leurs droits. Et la deuxième, c’est de promouvoir les droits et les libertés des personnes. Autrement dit, à partir des difficultés que nous observons, nous faisons un certain nombre de recommandations, que ce soit auprès du gouvernement ou du Parlement. La première année de mon mandat, j’ai été impressionnée par le nombre d’auditions au Parlement – quarante-quatre en un an !
Ces deux missions concernent nos cinq domaines de compétences : la lutte contre les discriminations, la défense des droits des enfants, le respect de la déontologie des forces de sécurité (dont nous sommes l’organe de contrôle externe), la protection et l’orientation des lanceurs d’alerte, et les droits des usagers des services publics.
Combien de réclamations traitez-vous chaque année ?
C. H. : Nous en avons reçu 120 000 l’an dernier, 115 000 en 2021, 100 000 en 2020… Leur nombre est en constante augmentation. D’une part parce que nous sommes mieux connus depuis notre création, en 2011, notamment en matière de lutte contre les discriminations avec le lancement, en 2021, de notre plateforme antidiscriminations.fr. Et d’autre part parce qu’on assiste à un éloignement des services publics : 80% des réclamations que l’on reçoit concernent des problèmes d’usagers de services publics.
Dans quelle mesure êtes-vous amenée à intervenir sur les droits des femmes ?
C. H. : La question des femmes traverse toute l’institution. On le voit dès l’enfance, où les filles sont davantage victimes de harcèlement, davantage pénalisées par les problèmes que posent les sanitaires à l’école… On le voit dans les études supérieures, où elles sont plus souvent discriminées : selon l’étude que nous avons menée dans deux universités-pilotes, un peu plus de 3 000 étudiantes et 600 étudiants avaient été confrontés à des comportements sexistes ou discriminatoires. On le voit sur le harcèlement sexuel au travail. On le voit lorsqu’on travaille sur la déontologie des forces de sécurité, puisque se pose la question de l’accueil et des refus de plaintes en commissariat. Et on le voit également sur les droits des usagers de services publics, avec des situations de carrière plus compliquées pour les femmes, qui rencontrent des difficultés à obtenir leur pension de retraite. Je pense par exemple à des réclamantes qui mettent dix-huit mois à obtenir leur retraite et sont sans revenus pendant ce temps-là. Ce qui nous frappe, c’est que les discriminations se retrouvent vraiment dans toute la vie des femmes.
Quel est le principal motif de réclamation des femmes qui se tournent vers vous ?
C. H. : L’emploi. C’est vraiment la raison majeure. Je n’en reviens pas du nombre de réclamations liées à la grossesse. C’est vraiment stupéfiant. Parce que la loi est très précise, très protectrice et hyper claire : à son retour, la femme doit retrouver un poste et un salaire équivalents. Or c’est loin d’être toujours le cas. On a des situations où des femmes postulent à un poste, elles sont prises puis, lorsqu’elles disent qu’elles attendent un enfant, elles ne sont finalement pas retenues. Dans le privé, on a des femmes en CDI qui sont poussées à la démission ou licenciées parce qu’enceintes. Dans l'emploi public, ce sont plutôt des non-renouvellements de CDD. C’est la persistance de ces discriminations qui nous a amenés, l’an dernier, à publier un guide à destination des femmes enceintes et des employeurs. Et ce qui est nouveau, c’est qu’on commence à avoir des hommes victimes de discriminations parce qu’ils prennent leur congé parental. Ce qui permettra peut-être de dégenrer le problème, et donc de faire avancer les choses.
Sait-on quel est le taux de recours parmi les femmes qui sont victimes de discriminations ?
C. H. : Ce que révèle notre baromètre de 2021, c’est que, suite à une discrimination dans l’emploi, quatre jeunes sur dix n’ont rien fait (pas même en parler à quelqu’un), et ce chiffre s’élève à cinq sur dix chez les jeunes femmes. Les femmes sont plus souvent dans le non-recours. Parce qu’elles ont, je pense, fortement intégré la peur des représailles. En 2019, nous avons mené une étude auprès des jeunes avocats et avocates : 52% des femmes disaient avoir été victimes de discrimination, mais moins de 5% ont porté une réclamation – devant le Défenseur des droits ou devant les tribunaux. Non pas parce qu’elles ne connaissaient pas leurs droits, mais bien par peur des représailles : peur d’être licenciée, « placardisée », blacklistée dans son milieu professionnel… Et honnêtement, quand on regarde les situations qui nous sont soumises, je suis obligée de reconnaître que ces représailles sont à la fois réelles et fréquentes.
L’autre frein, c’est que les personnes se disent qu’elles n’ont pas de preuve. C’est pour cela qu’il ne faut pas hésiter à nous saisir ! En appelant la plateforme du Défenseur des droits*, vous aurez des juristes au bout du fil, qui peuvent réussir à prouver des choses sur lesquelles vous pensiez ne pas avoir de preuves. Laissez nous enquêter, appelez-nous. Ça ne vous engage à rien. Mais vous pourrez avoir des conseils et, à la fin de l’échange, on vous proposera de vous envoyer un récapitulatif de tout ce qui s'est dit, et que vous aurez à disposition si jamais vous décidez plus tard de faire un recours.
Ceci étant, je ne voudrais pas qu’on culpabilise les personnes qui ne font pas de recours. C’est vraiment la résultante d’un empêchement. Et je trouve ça très injuste de faire porter uniquement sur les victimes le poids de la lutte contre les discriminations.
Dans votre dernier baromètre consacré au secteur des services à la personne, vous notiez que les femmes (soit 87,3% des effectifs) « sont surexposées aux violences sexistes et sexuelles par rapport à la population active globale ». Pour quelles raisons ?
C.H. : Parce qu’elles cumulent les facteurs de risques. Elles occupent des emplois précaires et mal rémunérés. Elles travaillent souvent seules. Elles sont plus âgées que la moyenne de la population générale. Elles ont davantage de problèmes de santé, liés aux efforts physiques qu’elles ont à faire dans leur travail. Elles sont deux fois plus nombreuses à être nées à l’étranger. Ce sont souvent elles qui ramènent le seul revenu du foyer – qu’elles ne peuvent donc pas se permettre de perdre. C’est la question de l’intersectionnalité : tous ces facteurs se cumulent et augmentent les risques de discrimination.
En effet, vos enquêtes ont montré à plusieurs reprises le caractère cumulatif des discriminations. Pourtant, en France, la notion-même d’intersectionnalité fait régulièrement polémique…
C.H. : Je suis toujours très étonnée par les polémiques que suscitent les termes « systémique » et « intersectionnel ». Le systémique, c'est simplement réfléchir à ce qui, dans une organisation, permet les propos sexistes et le harcèlement sexuel. Ça ne veut absolument pas dire que les membres de cette organisation sont tous racistes, discriminants, ni même qu'on organise la discrimination : c’est analyser ce qui, dans l'organisation du travail, génère et laisse perdurer ce genre de choses.
Et l'intersectionnel, c'est pareil, je ne comprends pas qu'on ne comprenne pas que la situation d’une femme handicapée, précaire, ou perçue comme non-blanche, soit plus compliquée. Si le terme « intersectionnel » chiffonne, alors parlons de « cumul de discriminations ».
Ces polémiques récurrentes freinent-elle votre travail de lutte contre les discriminations ?
C.H. : Non, parce que ça ne nous empêche pas de continuer à le dire, mais je pense que c’est un frein à la reconnaissance réelle des discriminations. Malgré tout, on avance un peu sur les questions d’égalité femmes-hommes, on avance sur la reconnaissance des discriminations liées aux handicaps, sur la question de l’orientation sexuelle… Mais sur les discriminations liées à l’origine, il y a un incroyable blocage.
Lors de son premier mandat, le président Macron a fait de l’égalité femmes-hommes la « grande cause” du quinquennat et, depuis, plusieurs mesures relatives à la vie professionnelle ont été adoptées (index de l’égalité femmes-hommes, allongement du congé paternité, accès à la formation professionnelle…). Quel bilan tirez-vous des actions menées depuis 2017 ?
C.H. : Ça va dans le bon sens. Le plan national de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations qui a été lancé par la Première ministre, Élisabeth Borne [début février, ndlr] témoigne d’une volonté d’avancer. Je pense qu’on avance, même si on ne va pas encore assez loin, ni assez vite. Or, il y a urgence. Car ces discriminations, en plus d’avoir des conséquences physiques et psychiques sur les personnes, sont profondément délétères pour la cohésion sociale.
Voilà quarante ans que s’empilent les annonces gouvernementales, les circulaires et les lois destinées à lutter contre les discriminations que vivent les femmes dans le monde du travail, sans qu’on soit parvenus à y mettre fin. Quelles sont vos préconisations ?
C.H. : Il nous faut un observatoire des discriminations comme il en existe dans les pays anglo-saxons. C’est indispensable pour évaluer leur ampleur réelle. Il faut multiplier les campagnes de communication pour expliquer ce que sont les discriminations, leurs conséquences, les recours possibles. Il faut aussi permettre les actions de groupes : la loi de 2016 l’a permis, mais elle n’est pas suffisamment bien faite. Un projet de loi est actuellement en préparation sur le sujet. Ce serait un bon moyen d’avancer. Et puis il faut des amendes et des pénalités qui soient vraiment dissuasives. Aujourd’hui, en France, ce n’est pas le cas : un employeur qui discrimine sera, au pire, condamné à payer ce qu'il aurait dû payer s'il n'avait pas discriminé. Ce n'est pas franchement motivant. Il faut des amendes beaucoup plus fortes. Et ça fait aussi partie de nos demandes.
* Pour signaler une discrimination dont vous êtes victime ou témoin, vous pouvez également appeler le 39 28 (du lundi au vendredi de 9h30 à 19h).
** Pour contacter les services de la Défenseure des droits : 09 69 39 00 00 (du lundi au vendredi de 8h à 20h, coût d'un appel local).