Une semaine après l'attentat terroriste commis sur Samuel Paty, professeur d’histoire-géopraphie, tué pour avoir enseigné la liberté d’expression, le corps enseignant est toujours sous le choc. Et tente de s'armer pour reprendre le flambeau de cet enseignement crucial dès la rentrée le 2 novembre.
« Je savais que j’avais choisi un métier où je serais amené à rencontrer de la violence, mais avant vendredi, je ne savais pas que je pourrais risquer ma vie parce que j’enseigne la liberté d’expression. » Comme tous ses collègues, Julie*, professeure d’histoire-géographie dans les Hauts-de-France, a vécu un choc après l’attentat terroriste qui a coûté la vie à son confrère Samuel Paty, vendredi 16 octobre, devant le collège du Bois‑d’Aulne, à Conflans-Saint-Honorine (Yvelines). À l’heure où s’ouvrait hier, jeudi 22 octobre, un ambitieux « Grenelle de l’éducation », la sidération laisse à présent place à la réflexion. Car si ce grand rendez-vous est prévu depuis août, l’assassinat de Samuel Paty – tué pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet en classe – en a bien entendu bouleversé le programme, mettant en lumière les âpres difficultés que rencontrent les enseignant·es depuis des années face à l’épineuse question de la liberté d’expression.
Au cœur de la réflexion, ce droit fondamental inscrit dans l’Enseignement moral et civique (EMC). Enseigné du CP à la terminale, l’EMC est le digne héritier de l’éducation civique, qu’il a remplacé en septembre 2015. À la suite des attentats terroristes, qui visaient les dessinateurs et dessinatrices de la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo, l’Éducation nationale renforce l’enseignement de la liberté d’expression. Nouveau programme et nouveaux outils pédagogiques, le plan de l’institution repose désormais sur trois objectifs à atteindre en fin de scolarité : « respect d’autrui », « acquisition et partage des valeurs de la République » et « construction d’une culture civique ». Un bon début pour « vivre en bonne société, collégialement, moralement et studieusement », pour paraphraser Robert de Sorbon, fondateur de l’université parisienne de la Sorbonne, où un hommage national a été rendu mercredi 21 octobre à Samuel Paty, en présence d’Emmanuel Macron.
Enseigner l’EMC dans une perspective historique
Mais si l’intention est louable, l’exécution révèle quelques failles. En première ligne de cet enseignement, les professeur·es d’histoire-géographie. « Même si ce n’est pas écrit dans la loi, la majorité des cours d’EMC sont assurés par des professeurs d’histoire, explique Julie, qui enseigne la matière au lycée depuis quatre ans. Il semble assez évident d’enseigner l’enseignement moral et civique dans une perspective historique. » À raison d’une heure tous les quinze jours, soit dix-huit heures annuelles, les trente-cinq élèves de sa classe font donc plus ample connaissance avec les valeurs de la République. Liberté d’expression en tête. Une découverte pour certain·es élèves, un challenge pour les professeur·es. « J’ai beaucoup de plaisir à l’enseigner aux élèves même si c'est compliqué, poursuit Julie. On doit composer avec la sensibilité de chacun, tout en intégrant le fait que notre parole peut être constamment interprétée. Quand j’enseigne à mes secondes la guerre sainte au Moyen-Âge, je parle facilement de “croisade” et pourtant je n’arrive pas à exprimer le mot “djihad”, alors qu’historiquement, je sais qu’il n’a pas la même signification qu’aujourd’hui. »
Pas simple, donc, d’enseigner l’un des droits fondamentaux de notre société, instauré par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen depuis 1789, renforcé ensuite par la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Cette dernière reconnaît la liberté d’expression dans toute forme de publications, sauf dans certains cas : l’insulte, la diffamation et la calomnie, l’incitation à commettre des délits ou des crimes ainsi que l’outrage aux bonnes mœurs et à la décence publique. D’ailleurs, dans les classes, le cadre légal n’est jamais bien loin. « Dès le premier cours d’EMC de l’année, je préviens mes élèves : ici la parole est libre, mais dans ma classe, je ne veux entendre aucun propos raciste, homophobe, discriminatoire ou antisémite, qui tombent, eux, sous le coup de la loi, assure Julie. De manière générale, ils comprennent la liberté d’expression, mais ont plus de mal avec ses limites, savoir ce qu’ils ont le droit d’exprimer et ce qu’ils ne peuvent pas. »
Si, en quatre ans, Julie n’a pas eu à faire face à des réactions négatives de la part de ses élèves, certains sujets restent sensibles à aborder en classe, bien au-delà de la religion. « Lorsqu’on parle de la Covid-19, de la crise des “gilets jaunes” ou de l’incendie de l’usine Lubrizol [le 26 septembre 2019 à Rouen, ndlr], certains répètent des théories complotistes entendues en dehors de l’école. »
C’est également le cas de Clémence*, professeure d’histoire-géographie dans un collège de Poitiers (Vienne), classé Réseau d’éducation prioritaire (REP). « Certains élèves refusent d’étudier des céramiques grecques avec des corps masculins nus. »
Depuis des années, les professeur·es alertent sur « le malaise enseignant ». Au manque de moyens et au sureffectif des classes s’ajoute le manque de formation. « À l’INSPE [Institut national supérieur du professorat et de l’éducation, ndlr], j’ai eu des cours sur l’égalité, mais jamais en lien avec les programmes d’EMC », regrette Marguerite*, professeure d’histoire-géographie dans un collège depuis la rentrée de septembre. « On nous apprend surtout qu’il faut sans cesse faire référence à la loi lorsqu’un élève dépasse les bornes, explique-t-elle. Mais en pratique, je ne sais pas comment je réagirai demain si cela arrive dans ma classe. » Christian Delporte, historien spécialiste des médias et de l’image, confirme : « Certains jeunes profs arrivent en classe sans les armes suffisantes pour maîtriser sereinement ce genre de questions et peuvent se sentir désemparés face aux élèves. »
Si le Grenelle de l’éducation – qui devrait durer trois mois – donnera sans doute quelques réponses, l’Éducation nationale réfléchit déjà au sujet. « Il est encore trop tôt pour parler de modifications dans les programmes d’EMC », indique Édouard Geffray, directeur général de l’enseignement scolaire depuis 2019. Ce que l’on sait déjà en revanche, c’est que, à la suite d’une décision de Jean-Michel Blanquer, l’actuel ministre de l’Éducation nationale, le manque de formation en amont devrait être pallié à partir de 2022. « Dans les concours de recrutement des professeurs [le Capes, concours final qui couronne les années d’INSPE, mais qui se passe également en candidat libre, ndlr], il y aura désormais une épreuve orale d’entretien, avec des questions sur les valeurs de la République et les droits et obligation des fonctionnaires », assure Édouard Geffray. À cette formation en amont s’ajoutera également une formation continue pour les professeur·es déjà en poste. « Nous travaillons dessus ainsi que sur un nouveau parcours M@gistère [plateforme digitale à disposition du corps enseignant où sont recensés des offres de formation, ndlr], en cours de création », souligne le directeur général.
En attendant 2022 et la nouvelle génération de professeur·es, celles et ceux d’aujourd’hui semblent avoir chacun·e leur petite cuisine en matière d’EMC, « sans savoir si c’est véritablement la bonne », déplore Julie. Elle constate également que, par manque de temps, certain·es de ses collègues continuent parfois leurs cours d’histoire sur l’heure d’EMC. Ce qui ne semble pas poser de difficulté puisqu’il n’y a ni vérification ni examen final. « L’Éducation nationale nous demande de développer l’esprit critique des élèves, mais sans cadre précis, nous sommes obligés d’improviser nos cours selon nos élèves, notre expérience et notre ressenti », ajoute la jeune professeur. Si elle opte pour les caricatures de Louis-Philippe – qui remontent à 1888, preuve que l’art de la caricature ne date pas d’hier –, d’autres choisissent avant tout de susciter la discussion. C’est le cas de Clémence : « Pendant plusieurs années, j’ai organisé des débats, par exemple sur les œuvres du street-artiste Banksy, avec comme question : “Peut-on taguer sans limite l’espace public ?”, se souvient-elle. Il faut leur dire qu’ils ne seront pas d’accord sur certains sujets, mais qu’ils doivent dépasser le simple argument “Ça se fait pas”. C’est en travaillant tous les jours, patiemment, qu’on arrive petit à petit à habituer les élèves au débat, aux avis contradictoires, à changer d’avis. » Une expérience originale qui a cependant tourné court en raison de l’un des autres problèmes récurrents de l’Éducation nationale : le sureffectif des classes, avec lequel organiser un débat est trop complexe.
La crainte d'une autocensure
Au-delà de ces contingences, il faut désormais penser le retour en classes après l’attentat et les vacances de la Toussaint. « Chaque professeur qui enseignera la liberté d’expression aura une pensée désormais pour Samuel Paty, observe Iannis Roder, professeur d’histoire-géographique en Seine-Saint-Denis et membre du conseil des sages de la laïcité, l’instance mise en place par l’actuel ministre de l’Éducation, pour fixer une doctrine commune sur la laïcité dans le milieu scolaire. Il y aura un avant et un après 16 octobre et je crains que les professeurs exercent désormais une autocensure. » Toutes celles et ceux interrogé·es par Causette assurent cependant qu’ils continueront à enseigner la liberté d’expression et à montrer des caricatures à leurs élèves. « Je présente à mes collégiens des caricatures de style et d’époque différente depuis le début de ma carrière, je ne compte pas m’arrêter là, assure Clémence. Je ne pense pas que l’autocensure soit une solution. »
Pour Christian Delporte, dont la thèse porte d'ailleurs sur le dessin de presse, « les caricatures sont des outils pédagogiques nécessaires dans l’enseignement de la liberté d’expression ». Cependant, l’historien note qu’il est important d’accompagner les élèves dans la compréhension d’une caricature. « Expliquer le contexte est primordial, assure Christian Delporte. Ce qui fait rire à une époque ne fait plus rire à une autre et inversement. »
Si Julie, la professeure d’histoire au Lycée, continuera elle aussi l’enseignement des caricatures à la rentrée des vacances, elle sera moins sereine qu’auparavant. « On ne peut pas mettre un policier derrière chaque professeur, mais je me sens parfois très seule dans ma classe quand je dois enseigner des sujets sensibles, alors oui, j’appréhende évidemment la rentrée. »
Face à ce sentiment d’abandon que crie le corps enseignant depuis des années, Jean-Michel Blanquer a mis en place, en 2018, les « équipes Valeurs de la République » présentes dans chaque rectorat de France. « Les quatre cents référents laïcités qui forment ces équipes, interviennent en cas de difficultés dans les établissements », indique à ce sujet Édouard Geffray. Un accompagnement cependant jugé insuffisant pour certain·es professeur·es. « Le référent laïcité devrait intervenir même lorsqu’il n’y a pas d’incident, réagit Julie. On a besoin de conseils, de pistes pour enseigner la laïcité, la liberté d’expression ainsi que tous les autres sujets qui peuvent provoquer de vives réactions. »
Une minute de silence pour Samuel Paty
En attendant la fin du Grenelle de l’éducation, les enseignant·es s’organisent d’ores et déjà entre eux. Christian Delporte souhaite mettre des capsules vidéos de soutien pédagogique à disposition sur le site de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie. Julie et d’autres collègues de son établissement ont, eux, déjà prévu un cours commun sur la liberté d’expression, à la rentrée le 2 novembre. Ce même jour, tous et toutes les écolier·ères, collégien·nes et lycéen·nes de France respecteront une minute de silence en mémoire de Samuel Paty. Souhaitée par Jean-Michel Blanquer, elle sera accompagnée d’une « séquence éducative », a‑t-il annoncé mardi 20 octobre au micro de BFMTV. « La minute de silence, je saurai la gérer avec mes élèves. C’est après qu’on aura besoin d’aide, insiste Julie. Quand on refera le cours sur la liberté d’expression l’année prochaine et l’année d’après, et que tout le monde sera passé à autre chose. »
Une chose est sûre, cette rentrée aura un goût de gueule de bois. Face au drame et à l’abject, Marguerite qui a encore la passion des débuts de sa carrière d’enseignement le martèle : « On ne peut pas censurer les professeurs. Car cela voudrait dire que les terroristes ont gagné. »
- *Les prénoms ont été modifiés.