Dans leur livre Aides à domicile, un métier en souffrance, Annie Dussuet, Emmanuelle Puissant et François-Xavier Devetter analysent les contours d’un métier du care essentiel et pourtant si peu valorisé.
Le 17 mars dernier a eu lieu la première journée nationale des aides à domicile, mise en place par le ministère des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées. Son objectif : donner de la visibilité à ces milliers de salarié·es, principalement des femmes, qui prennent soin et accompagnent de manière professionnelle, une population vieillissante de plus en plus nombreuse. Rappeler aussi ce que la société doit à ces professions essentielles et indispensables pour permettre aux personnes âgées de vieillir chez soi ou aux personnes en situation de handicap de vivre chez elles.
Hasard du calendrier, cinq jours après cette première journée, sortait le livre Aides à domicile, un métier en souffrance, aux Éditions de l’Atelier, dans lequel la sociologue Annie Dussuet, et les économistes Emmanuelle Puissant et François-Xavier Devetter ont analysé ce métier peu valorisé, qu’ils·elles sont 550 000 à exercer aujourd’hui en France. Interview avec Annie Dussuet.
Causette : Vous êtes enseignante chercheuse en sociologie, spécialiste de l’emploi féminin dans les services associatifs. Pourquoi avoir travaillé sur les aides à domicile ?
Annie Dussuet : Cela fait quarante ans que je travaille sur le travail domestique des femmes dans la sphère intime. Vers la fin des années 90, je me suis interrogée sur celles qui faisaient du travail domestique pour les autres, c'est-à-dire de manière salariée. Je me suis demandé si les conditions d’exploitation étaient les mêmes et ce que le travail domestique dans la sphère intime et dans la sphère professionnelle avait en commun. J’ai découvert à travers mes recherches que le secteur de l’aide à domicile, féminisé à 99 %, et plus largement celui du care, est un nœud des inégalités de genre. D’une part parce que ce sont les métiers les moins bien payés, et d'autre part parce qu’on demande aux femmes qu’elles s’engagent personnellement dans leur métier. On s’attend à ce qu’elles fassent des choses qui ne sont pas dans le contrat parce que ce sont des femmes.
Vous avez mené des entretiens sur une période de onze ans auprès de 200 salariées. Qu’est-ce qui en est ressorti ?
A.D. : Beaucoup de choses. D’abord ce qu’il faut savoir, c’est que celles qui trouvent leur métier absolument pourri, on ne les a pas rencontrés dans nos enquêtes parce ce qu’elles ne restent pas. Elles partent rapidement. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas mais celles que l’on a rencontrées, elles nous disent que ce métier, elles l’aiment. Elles trouvent qu’elles ont un rôle fondamental dans notre société parce que si elles ne le faisaient pas, les personnes chez qui elles vont ne pourraient pas rester chez elles et seraient obligées d’aller en EHPAD. Et on sait que les EHPAD ont mauvaise presse.
En général, ce n’est donc pas un emploi alimentaire ?
A.D. : Dans les années 80, on disait beaucoup que c’était un métier d’appoint. C’est-à-dire que dans une famille, il y a l'homme qui travaille, qui ramène une paie à la maison mais comme ce n’est pas suffisant, la femme complète par du travail domestique pour mettre un peu de beurre dans les épinards. C’était vu comme un petit complément pour le foyer alors que c’est faux. Il y a toujours des exceptions bien sûr mais, en général, ce sont des femmes dont le salaire est essentiel au ménage.
Elles disent aussi vivre des conditions d’emploi et de travail absolument détestables. D’emploi, parce qu’elles sont très mal payées. Les aides à domicile sont payées au Smic, et même, bien souvent, en dessous puisque 64 % d’entre elles sont considérées comme travaillant à temps partiel. À travail partiel, salaire partiel donc. Et de travail, parce que c'est un métier avec une forte pénibilité. En plus de cela, ce travail partiel est considéré comme un avantage pour les femmes car il permettrait de mieux s’occuper de leur famille. C’est une idée fausse, sans rapport avec la réalité de leurs horaires de travail.
« Considérées », c’est-à-dire que ce n’est pas forcément la réalité ?
A.D : Elles souffrent de ce qu’on appelle la fragmentation de la journée. Elles commencent généralement vers 7h du matin, enchaînent plusieurs interventions avant une longue coupure l’après-midi puis reprennent le travail à 16h et finissent souvent vers 20h ou au-delà. Entre leur départ du domicile et leur retour en fin de journée, il s’est écoulé en moyenne une dizaine d’heure. Sauf que sur le salaire, elles sont à temps partiel (en moyenne 25 heures par semaines) et gagnent donc moins que le Smic, mais en réalité, si on prend en compte l’intégralité du travail qu’elles font, c’est-à-dire les temps de trajet, les temps passés hors des domiciles des personnes, mais à travailler aussi finalement, puisqu’il faut aller chercher son planning, les clés de la personne, les temps de réunion et de coordination qui ne sont pas toujours comptabilisés, cela ferait beaucoup plus. Il y a aussi tout le temps d’écoute et d’accompagnement qu’on ne peut pas quantifier. On a calculé que tout cela mis bout à bout correspond à 20 % de temps en plus.
Il y aurait donc un gap entre la conception que l’on se fait du travail d’aides à domicile et la réalité.
A.D. : C'est ce qui ressort des entretiens. Elles ne font pas seulement du ménage ‑au sens de passer l’aspirateur, s’occuper du linge, faire un peu de cuisine ou un peu de courses – elles font aussi ce que les femmes font chez elles et qui ne se voient pas du tout : tout ce qui inclut la charge mentale, comme le fait de penser à contacter une infirmière ou penser à mettre tel aliment que la personne aime sur la liste de courses si c’est quelqu’un d’autre qui s’en occupe. En somme, faire une veille constante pour s’assurer du bien-être de la personne. Ce sont des tâches non matérielles mais fondamentales parce que si ce n’est pas fait, c’est mal fait.
Vous dites dans le livre qu’il est difficile de définir les contours du métier dont la perception glisse vers d’autres professions comme celles de femme de ménage, d’employée de maison ou d’aide-soignante.
A.D. : Ce travail est, en effet, difficile à définir. Elles accompagnent et aident les personnes fragiles dans les actes essentiels et les activités ordinaires de la vie quotidienne comme l’aide aux déplacements, l’aide à la toilette, l’habillage, le déshabillage, les courses, la préparation et l’aide à la prise de repas, l’aide ou la réalisation des achats… La liste est longue et on ne peut, de toute façon, pas faire une liste complète des tâches que font les aides à domicile, de la même manière qu’on ne peut pas faire la liste des tâches qu’une femme fait chez elle. On oubliera toujours quelque chose. Et des choses essentielles, qui, encore une fois, si on ne les fait pas, c’est mal fait. Par exemple, quand on cuisine pour quelqu’un, il faut se souvenir ce qu’elle a mangé hier, ce qui reste dans le frigo, ce qu’il va falloir acheter. Et c’est quelque chose qui est complètement invisibilisé dans le métier.
Vous dites aussi que la société refuse de passer des applaudissements de ces métiers de première ligne tels qu'observés lors du premier confinement aux augmentations salariales. De la reconnaissance symbolique à la reconnaissance matérielle. Pourquoi selon vous ?
A.D. : C’est un effet du genre pour moi. C’est-à-dire que pour notre société, le travail domestique que font ces femmes est un dû lié à la naturalisation des compétences naturelles innées, dites féminines. Et donc si c’est un dû, on n’accepte pas de payer un salaire correct pour cela, il n’y aurait pas de raison. Il y a une invisibilisation du travail réel qui est effectué. Cette croyance que le travail d’aide à domicile mobilise des compétences avant tout féminines et naturelles invalide la nécessité de qualifications requises et par conséquent, la légitimité de définir des niveaux de salaires supérieurs au Smic. C’est une croyance tellement ancrée dans le secteur qu’elle est même relayée par les salariées elles-mêmes qui ont l’impression qu’elles ne savent « rien faire de particulier ».
Les femmes seront les grandes perdantes de la réforme des retraites, les aides à domicile d’autant plus ?
A.D. : Complètement. C’est même un enjeu crucial pour elles. Cette réforme va rallonger de plusieurs années une vie professionnelle déjà pénible en réduisant leur espérance de vie en bonne santé, tout ça pour des retraites ridicules. Elles sont beaucoup à nous dire être cassées de partout alors qu’elles n’ont même pas atteint la moitié de leur carrière.
Quelles solutions peuvent être apportées à ce secteur qui semble fragile ?
A.D. : Il y a des constructions, il y a des efforts d’un certain nombre d’acteurs particulièrement dans le secteur associatif mais aussi dans le secteur public pour essayer d’améliorer les conditions de travail, mais fondamentalement, il y a un sous-financement du secteur qui fait que tout cela est extrêmement fragile, à l’image d’un château de cartes. Sans un financement solide, les fondations ne peuvent pas être robustes.
Il faudrait compter les temps de travail supplémentaires. C'est-à-dire qu'il faudrait revaloriser de façon massive l'allocation personnalisée pour l'autonomie, de façon à ce que les aides à domicile puissent être mieux rémunérées pour ce qu'elles font déjà. Et pas pour leur faire faire plus. Il faudrait aussi une reconnaissance des pénibilités liées au travail qui donne accès à certains droits, notamment celui de la retraite anticipée ouverte aux métiers considérés comme pénibles, à l’exercice à temps partiel rémunéré à taux plein ou bien encore, à des formations de reconversion. L’aide à domicile figure parmi les secteurs fortement exposés aux accidents du travail et aux maladies professionnelles, elles sont ainsi nombreuses à souffrir de troubles musculo-squelettiques, mais cette pénibilité est là-encore sous-évaluée.
Un espoir est né avec les applaudissements pendant les confinements qui concernaient aussi les aides à domicile. Je crois que ce métier est à la croisée des chemins, rater l’embranchement n’est pas admissible.
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