![Crise sanitaire : les métiers féminisés enfin revalorisés ? 1 cefynim9xlk](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/06/cefynim9xlk-683x1024.jpg)
C’est loin d’être un détail : les femmes représentent les trois quarts des enseignant·es, des agent·es d’entretien et des caissier·ères, mais comptent aussi pour 87 % des infirmiers et infirmières, 91 % des aides-soignant·es et 97 % des aides à domicile. Des secteurs essentiels – la crise sanitaire l’a encore rappelé – qui ont en commun d’être mal payés et peu reconnus.
Une « injustice criante » que dénonçaient récemment des travailleuses dans une tribune à Libération (« Nous ne serons plus jamais les petites soldates de vos guerres »), quelques jours avant que Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’Égalité, appelle à « revaloriser les métiers de la première ligne, très féminisés ». Après des semaines d’applaudissements en leur honneur, l’heure de la reconnaissance – y compris économique – serait-elle vraiment sur le point de sonner ?
Sandra Laugier
Professeure de philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne Paris‑I
« Les métiers du care ont longtemps été perçus comme un continuum du travail domestique, c’est pourquoi ils sont majoritairement féminisés et dévalorisés. Et c’est parce qu’ils sont dévalorisés qu’ils sont féminisés. En France, pendant longtemps, un large courant de féministes universalistes* a préféré fermer les yeux sur cette réalité statistique, car elles trouvaient que c’était essentialiser les femmes que de pointer leur spécificité de genre dans un contexte où l’égalité théorique était possible. L’éthique du <em>care</em> – terme anglo-saxon qui englobe un champ beaucoup plus large que le mot français “soins” –, c’est attribuer une juste reconnaissance à ces métiers.<br> S’il y a bien un bon moment pour mettre sur la table une revalorisation salariale, c’est maintenant que le coronavirus a mis en lumière leur indispensabilité à la société. Mais cela nécessite une forme très ambitieuse de réorganisation sociale, en prenant l’argent à d’autres couches sociales moins essentielles et mieux rémunérées. Les primes que vont recevoir les caissières ou les salarié·es des hôpitaux sont, d’un côté, un sérieux coup de pouce et, de l’autre, une indécence puisqu’il s’agit d’une entrée d’argent ponctuelle. »
* À lire sur Cairn.info : « L’éthique du care en trois subversions ».
Manon Aubry
Députée européenne La France insoumise et participante au meeting Coronaviril*
« La question n’est pas de savoir si on peut revaloriser les métiers féminisés : on le doit. Cela suppose de réaliser que ce sont des métiers sous-valorisés, peu rémunérés (les deux tiers des personnes au Smic sont des femmes), pénibles (les aides-soignantes portent des personnes, les caissières soulèvent plusieurs tonnes par semaine…), qui demandent des compétences. Le contexte n’y a jamais été aussi favorable. Mais la vision masculine du pouvoir, comme celle d’Emmanuel Macron, qui favorise l’affrontement martial plutôt que la société du soin, ne priorise pas ces enjeux. Il faut donc créer des espaces de dialogue avec les premières concernées, des femmes politiques et des syndicats pour mettre en avant une visée féminine et féministe. Il faut aussi se battre au sein de nos familles politiques pour faire de ce thème une priorité. Cela demande de revaloriser les bas salaires, de revoir la hiérarchie salariale dans la fonction publique et d’établir un rapport de force avec le secteur privé, notamment la grande distribution. »
* Meeting numérique organisé le 6 mai par des élues de gauche contre le machisme dans le contexte du coronavirus.
Jackie Tadeoni
Costumière et coporte-parole <br> du collectif Bas les masques
« Notre mouvement rassemble plus de mille personnes (à 97 % des femmes), couturières ou costumières professionnelles, qui ont cousu des masques gratuitement pour aider les gens en première ligne. Et ce qu’on demande aujourd’hui, c’est que l’État réquisitionne les ateliers de confection et qu’il commande ces masques. On n’est pas contre le bénévolat. Le problème, c’est que la situation s’est institutionnalisée et que notre production est devenue industrielle. Presque toutes les mairies ont fait appel au bénévolat pour avoir des masques, mais aussi les régions et certains hôpitaux. Dans le Nord, on parle d’un réseau de 20 000 bénévoles… Pourquoi ne pas embaucher ? Si c’était un métier d’hommes, y aurait-il une telle demande de bénévolat ? Dans les mentalités, il y a cette idée que tout le monde peut fabriquer des masques et que la femme, la mère au foyer, dont c’est le hobby, doit venir aider gentiment la nation. Mais même pendant la guerre, les ouvrières réquisitionnées étaient rémunérées ! Finalement, cette crise a été bénéfique, car elle a révélé ces inégalités. Mais n’attendons pas “le monde de demain” pour y remédier. »
Séverine Lemière
Économiste membre du réseau <br> Mage (Marché du travail et genre)
« Nous avons publié une tribune* et une pétition pour la revalorisation des métiers féminisés, mis en lumière pendant cette crise, car on s’est dit que c’était le moment de transformer cet élan de reconnaissance de la société en une véritable reconnaissance professionnelle et salariale. <br> En France, le principe d’égalité salariale, instauré en 1972, garantit un salaire égal pour un travail égal – c’est l’aspect le plus connu –, mais aussi un salaire égal pour un travail de valeur égale. Ce qui permet de revendiquer l’égalité salariale pour des emplois différents mais de mêmes valeurs. En 1983, la loi Roudy a précisé les critères permettant de mesurer cette valeur (niveau de formation, responsabilités…). Sauf que cette démarche reste très peu utilisée, et des biais sexistes discriminants perdurent dans l’évaluation des emplois. Par exemple, à même niveau d’études, les diplômes du tertiaire sont parfois moins reconnus que ceux du secteur industriel. Et les aptitudes relationnelles, très mobilisées dans les métiers féminisés, sont considérées comme des qualités personnelles et non comme des compétences professionnelles. Les organisations syndicales – qui ont toutes signé notre tribune – en ont conscience. Mais les organisations patronales freinent, parce que reconnaître les emplois féminisés à leur juste valeur demande d’en augmenter les salaires. Or l’égalité, ce n’est pas un cadeau : c’est un principe fondamental. »
* « Coronavirus : Il faut “revaloriser les emplois et carrières à prédominance féminine” », Le Monde du 18 avril.