Crise sani­taire : les métiers fémi­ni­sés enfin revalorisés ?

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© Luke Jones

C’est loin d’être un détail : les femmes repré­sentent les trois quarts des enseignant·es, des agent·es d’entretien et des caissier·ères, mais comptent aus­si pour 87 % des infir­miers et infir­mières, 91 % des aides-soignant·es et 97 % des aides à domi­cile. Des sec­teurs essen­tiels – la crise sani­taire l’a encore rap­pe­lé – qui ont en com­mun d’être mal payés et peu recon­nus.

Une « injus­tice criante » que dénon­çaient récem­ment des tra­vailleuses dans une tri­bune à Libération (« Nous ne serons plus jamais les petites sol­dates de vos guerres »), quelques jours avant que Marlène Schiappa, secré­taire d’État à l’Égalité, appelle à « reva­lo­ri­ser les métiers de la pre­mière ligne, très fémi­ni­sés ». Après des semaines d’applaudissements en leur hon­neur, l’heure de la recon­nais­sance – y com­pris éco­no­mique – serait-​elle vrai­ment sur le point de sonner ?

Sandra Laugier

Professeure de phi­lo­so­phie à l’université Panthéon-​Sorbonne Paris‑I

« Les métiers du care ont long­temps été per­çus comme un conti­nuum du tra­vail domes­tique, c’est pour­quoi ils sont majo­ri­tai­re­ment fémi­ni­sés et déva­lo­ri­sés. Et c’est parce qu’ils sont déva­lo­ri­sés qu’ils sont fémi­ni­sés. En France, pen­dant long­temps, un large cou­rant de fémi­nistes uni­ver­sa­listes* a pré­fé­ré fer­mer les yeux sur cette réa­li­té sta­tis­tique, car elles trou­vaient que c’était essen­tia­li­ser les femmes que de poin­ter leur spé­ci­fi­ci­té de genre dans un contexte où l’égalité théo­rique était pos­sible. L’éthique du <em>care</em> – terme anglo-​saxon qui englobe un champ beau­coup plus large que le mot fran­çais “soins” –, c’est attri­buer une juste recon­nais­sance à ces métiers.<br> S’il y a bien un bon moment pour mettre sur la table une reva­lo­ri­sa­tion sala­riale, c’est main­te­nant que le coro­na­vi­rus a mis en lumière leur indis­pen­sa­bi­li­té à la socié­té. Mais cela néces­site une forme très ambi­tieuse de réor­ga­ni­sa­tion sociale, en pre­nant l’argent à d’autres couches sociales moins essen­tielles et mieux rému­né­rées. Les primes que vont rece­voir les cais­sières ou les salarié·es des hôpi­taux sont, d’un côté, un sérieux coup de pouce et, de l’autre, une indé­cence puisqu’il s’agit d’une entrée d’argent ponctuelle. »

* À lire sur Cairn.info : « L’éthique du care en trois subversions ».

Manon Aubry

Députée euro­péenne La France insou­mise et par­ti­ci­pante au mee­ting Coronaviril*

« La ques­tion n’est pas de savoir si on peut reva­lo­ri­ser les métiers fémi­ni­sés : on le doit. Cela sup­pose de réa­li­ser que ce sont des métiers sous-​valorisés, peu rému­né­rés (les deux tiers des per­sonnes au Smic sont des femmes), pénibles (les aides-​soignantes portent des per­sonnes, les cais­sières sou­lèvent plu­sieurs tonnes par semaine…), qui demandent des com­pé­tences. Le contexte n’y a jamais été aus­si favo­rable. Mais la vision mas­cu­line du pou­voir, comme celle d’Emmanuel Macron, qui favo­rise l’affrontement mar­tial plu­tôt que la socié­té du soin, ne prio­rise pas ces enjeux. Il faut donc créer des espaces de dia­logue avec les pre­mières concer­nées, des femmes poli­tiques et des syn­di­cats pour mettre en avant une visée fémi­nine et fémi­niste. Il faut aus­si se battre au sein de nos familles poli­tiques pour faire de ce thème une prio­ri­té. Cela demande de reva­lo­ri­ser les bas salaires, de revoir la hié­rar­chie sala­riale dans la fonc­tion publique et d’établir un rap­port de force avec le sec­teur pri­vé, notam­ment la grande distribution. » 

* Meeting numé­rique orga­ni­sé le 6 mai par des élues de gauche contre le machisme dans le contexte du coronavirus.

Jackie Tadeoni

Costumière et coporte-​parole <br> du col­lec­tif Bas les masques

« Notre mou­ve­ment ras­semble plus de mille per­sonnes (à 97 % des femmes), cou­tu­rières ou cos­tu­mières pro­fes­sion­nelles, qui ont cou­su des masques gra­tui­te­ment pour aider les gens en pre­mière ligne. Et ce qu’on demande aujourd’hui, c’est que l’État réqui­si­tionne les ate­liers de confec­tion et qu’il com­mande ces masques. On n’est pas contre le béné­vo­lat. Le pro­blème, c’est que la situa­tion s’est ins­ti­tu­tion­na­li­sée et que notre pro­duc­tion est deve­nue indus­trielle. Presque toutes les mai­ries ont fait appel au béné­vo­lat pour avoir des masques, mais aus­si les régions et cer­tains hôpi­taux. Dans le Nord, on parle d’un réseau de 20 000 béné­voles… Pourquoi ne pas embau­cher ? Si c’était un métier d’hommes, y aurait-​il une telle demande de béné­vo­lat ? Dans les men­ta­li­tés, il y a cette idée que tout le monde peut fabri­quer des masques et que la femme, la mère au foyer, dont c’est le hob­by, doit venir aider gen­ti­ment la nation. Mais même pen­dant la guerre, les ouvrières réqui­si­tion­nées étaient rému­né­rées ! Finalement, cette crise a été béné­fique, car elle a révé­lé ces inéga­li­tés. Mais n’attendons pas “le monde de demain” pour y remédier. » 

Séverine Lemière

Économiste membre du réseau <br> Mage (Marché du tra­vail et genre) 

« Nous avons publié une tri­bune* et une péti­tion pour la reva­lo­ri­sa­tion des métiers fémi­ni­sés, mis en lumière pen­dant cette crise, car on s’est dit que c’était le moment de trans­for­mer cet élan de ­recon­nais­sance de la socié­té en une véri­table recon­nais­sance pro­fes­sion­nelle et sala­riale. <br> En France, le prin­cipe d’égalité sala­riale, ins­tau­ré en 1972, garan­tit un salaire égal pour un tra­vail égal – c’est l’aspect le plus connu –, mais aus­si un salaire égal pour un tra­vail de valeur égale. Ce qui per­met de reven­di­quer l’égalité sala­riale pour des emplois dif­fé­rents mais de mêmes valeurs. En 1983, la loi Roudy a pré­ci­sé les cri­tères ­per­met­tant de mesu­rer cette valeur (niveau de for­ma­tion, respon­sabilités…). Sauf que cette démarche reste très peu uti­li­sée, et des biais sexistes dis­cri­mi­nants per­durent dans l’évaluation des emplois. Par exemple, à même niveau d’études, les diplômes du ter­tiaire sont par­fois moins recon­nus que ceux du sec­teur indus­triel. Et les apti­tudes rela­tion­nelles, très mobi­li­sées dans les métiers fémi­ni­sés, sont consi­dé­rées comme des qua­li­tés per­son­nelles et non comme des com­pé­tences pro­fes­sion­nelles. Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales – qui ont toutes signé notre tri­bune – en ont conscience. Mais les orga­ni­sa­tions patro­nales freinent, parce que recon­naître les emplois fémi­nisés à leur juste valeur demande d’en aug­men­ter les salaires. Or l’égalité, ce n’est pas un cadeau : c’est un prin­cipe fondamental. »

* « Coronavirus : Il faut “reva­lo­ri­ser les emplois et car­rières à pré­do­mi­nance fémi­nine” », Le Monde du 18 avril.

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