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« Si tu critiques les sœurs, tu n'es pas en train de te battre contre le pouvoir » © Annie Spratt

Faut-​il s’abstenir de se cri­ti­quer entre féministes ?

Au cours des der­niers mois, des débats entre de jeunes fémi­nistes inter­sec­tion­nelles et leurs aînées uni­ver­sa­listes ont fait cou­ler beau­coup d’encre. On s’interroge : les contro­verses au sein des dif­fé­rents cou­rants fémi­nistes sont-​elles un frein à l’action poli­tique ou sont-​elles, au contraire, essen­tielles à la bonne san­té des mou­ve­ments ? Font-​elles le jeu du patriar­cat ou sont-​elles le signe d’un néces­saire plura­lisme ? Éléments de réponse avec quatre jour­na­listes, mili­tantes et historiennes.

Ovidie

Réalisatrice, autrice de
Baiser après #MeToo*

« Par le pas­sé, il m’est arri­vé de cri­ti­quer publi­que­ment des fémi­nistes appar­te­nant à d’autres cha­pelles que la mienne, sur les ques­tions cli­vantes du tra­vail du sexe ou du voile. Je le regrette un peu aujourd’hui. Les guerres san­gui­naires sur les réseaux sociaux m’ont décou­ra­gée : main­te­nant, je tourne ma langue sept fois dans ma bouche avant de twee­ter quelque chose diri­gé contre d’autres fémi­nistes. Depuis quelques années, je fais l’effort de dis­cu­ter avec des fémi­nistes qui ne sont pas de la même obé­dience que la mienne. Il faut aus­si rap­pe­ler que ces que­relles géné­ra­tion­nelles, selon les­quelles les géné­ra­tions pré­cé­dentes seraient obso­lètes et les jeunes géné­ra­tions trop radi­cales, ont tou­jours exis­té. Mais dis­tri­buer des bons points entre “bonnes” et “mau­vaises” fémi­nistes, cher­cher la petite bête, je me rends compte que cela nous fra­gi­lise les unes les autres. Nous avons bien d’autres enne­mis que nous-​mêmes, c’est une perte de temps. Par ailleurs, contes­ter des idées, ce n’est pas s’en prendre publi­que­ment ou vir­tuel­le­ment à une autre fémi­niste : je suis contre la pra­tique qui consiste à balan­cer des noms. » 

* Baiser après #MeToo. Lettres à nos amants foi­reux.
éd. Marabout/​Coll. Marabulles, 2020. 

Alice Coffin

élue éco­lo­giste à Paris, jour­na­liste, mili­tante et autrice du Génie les­bien*

« Je dénonce depuis long­temps, avec le col­lec­tif La Barbe, les réunions d’hommes qui n’invitent pas de femmes. Un jour, j’ai publié un Tweet sur une réunion des asso­cia­tions LGBT+, pré­si­dée par Anne Hidalgo : elle n’avait invi­té aucune femme. La réac­tion sur les réseaux sociaux a été énorme. Pourquoi ? Parce que j’avais coin­cé une femme, com­plice de cette non-​mixité. Depuis, j’ai pris l’engagement de ne plus cri­ti­quer les femmes et les fémi­nistes, même lorsque leur com­por­te­ment me semble pro­blé­ma­tique. Déjà, parce que d’autres s’en chargent tou­jours, dans le cas des femmes publiques et média­tiques qui sont beau­coup plus expo­sées, tan­dis que les hommes poli­tiques sont plus tran­quilles. Souvenons-​nous que le patriar­cat est orga­ni­sé pour que les femmes ne fassent pas d’alliance entre elles : je ne veux pas contri­buer à ce méca­nisme. C’est un acte fémi­niste de mettre un frein à cette logique. Je pré­fère donc consa­crer mon éner­gie à autre chose. Et, à titre indi­vi­duel, j’en suis de toute façon inca­pable, cela m’arrache le cœur. »

* Le Génie les­bien. éd. Grasset, 2020.

Florence Rochefort

Chercheuse au CNRS, coau­trice de
Ne nous libé­rez pas, on s’en charge, et de L’Histoire mon­diale des fémi­nismes*

« Les fémi­nismes ont tou­jours par­lé à plu­sieurs voix, il y a tou­jours eu dif­fé­rents cou­rants. Ce plu­ra­lisme n’a rien à voir, contrai­re­ment à ce qu’avancent les anti­fé­mi­nistes, avec le fait de “se crê­per le chi­gnon”. Les dis­sen­sions sont indis­pen­sables, comme dans tous les mou­ve­ments pro­gres­sistes : ceux-​ci ne fonc­tionnent pas comme des par­tis poli­tiques dont les ins­tances diri­geantes repré­sentent une syn­thèse des dif­fé­rents cou­rants. Les débats au sein des fémi­nismes sont tou­jours liés à un contexte his­to­rique pré­cis : il peut s’agir de dis­sen­sions internes, mais aus­si de choix de socié­té ou de stra­té­gies. 
La ques­tion est de savoir à quel moment cette dis­per­sion, cette hété­ro­gé­néi­té arrive à être effi­cace poli­ti­que­ment. Historiquement, ces dif­fé­rences peuvent par­fois se dépas­ser dans une autre ques­tion plus impor­tante, une prio­ri­té qui met tout le monde d’accord. Dans des temps plus recu­lés, il a pu s’agir de l’accès à l’éducation, par exemple. Aujourd’hui, la dyna­mique du mou­ve­ment #MeToo peut per­mettre de ras­sem­bler des cou­rants dif­fé­rents, rivaux, voire incon­ci­liables et qui se cri­tiquent entre eux. La ques­tion de la vio­lence faite aux femmes est un autre moteur per­met­tant de dépas­ser ces oppo­si­tions autour d’une reven­di­ca­tion com­mune. »

* Ne nous libé­rez pas, on s’en charge. Une his­toire du fémi­ni­nisme
de 1789 à nos jours.
Éd.La Découverte, 2020.
L’Histoire mon­diale des fémi­nismes. Éd. PUF/​Coll. Que sais-​je ?, 2018.

Caroline Fourest

Journaliste, autrice de
Génération offen­sée*

« Quand une par­tie du fémi­nisme se met à ser­vir le patriar­cat, il faut aler­ter contre les dérives. Contrairement aux années 1970, le fémi­nisme est suf­fi­sam­ment solide et puis­sant pour pou­voir sup­por­ter une confron­ta­tion à ciel ouvert, jus­te­ment parce que c’est deve­nu l’arène de tous, et c’est tant mieux. La soro­ri­té n’a jamais vou­lu dire qu’il faut taire nos diver­gences au nom du fémi­nisme. Cela veut dire se mon­trer soli­daire face à l’oppression patriar­cale. Et quand des sœurs en fémi­nisme nous manquent sur cer­taines causes, on ne le vit quand même pas très bien : en effet, des fémi­nistes ne veulent plus mener cer­taines luttes anti­sexistes, car elles ont peur d’alimenter le racisme. 
Par exemple, elles ne veulent pas sou­te­nir Mila, l’adolescente vic­time d’homophobie reli­gieuse qui est har­ce­lée et vit un enfer. Or, j’identifie deux com­bats durs à mener, le fémi­nisme contre le fana­tisme reli­gieux et le fémi­nisme contre le tra­fic de femmes. On constate que cer­tains mou­ve­ments fémi­nistes sont en train de se retour­ner contre les autres, voire en appellent à la soro­ri­té pour qu’on n’en parle pas, et c’est ter­rible. Il est nou­veau de voir des orga­ni­sa­tions fémi­nistes évi­ter cer­taines luttes contre les pires repré­sen­tants du patriar­cat pour sou­te­nir le voile et la pros­ti­tu­tion : c’est un ren­ver­se­ment assez fou. » 

* Génération offen­sée. De la police de la culture à la police de la pen­sée. éd. Grasset, 2020.

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