Huit jours après notre article révélant que la préfecture de police ne souhaitait pas publier le rapport qu'elle avait commandé en 2018 au Centre Hubertine Auclert sur l'accueil des femmes victimes de violence, elle l'a finalement discrètement mis en ligne sur son site. Il dresse un tableau lamentable.
On comprend mieux les réticences de la préfecture de police de Paris à en parler : les résultats du rapport « sur l’accueil des femmes victimes de violences conjugales et/ou sexuelles dans les commissariats de Paris et sa petite couronne » sont franchement mauvais. Alors qu'elle nous avait assuré que cette enquête, prête depuis juin 2019, ne serait pas publiée car réservée à un « usage interne », la préfecture de police a finalement décidé, le 19 janvier, de le rendre accessible. Soit huit jours après la publication de notre article révélant que la préfecture avait décidé d'enterrer le rapport, mais sans aucun bruit. Pas de communiqué de presse, pas d'explication de texte : la journaliste Léa Chamboncel a en fait découvert sa mise en ligne sur le site de la préfecture au hasard d'une recherche et l'a révélé sur Twitter.
Un changement d'avis pour le moins discret, sur lequel le service de presse de la préfecture de police n'avait aucune explication à nous fournir. Tout juste a‑t-il tenu à préciser à Causette ce 27 janvier que « ce rapport date de 2018 et les dispositifs ont largement évolué depuis. Il ne reflète plus la réalité de la prise en charge des commissariats. » Et à lire le contenu de cette synthèse, on comprend que la préfecture insiste sur ce point.
En 24 pages, le Centre Hubertine Auclert, à qui la préfecture de police avait commandé cette étude en 2018 pour 18 000 euros, dresse un bilan amer de l'accueil réservé aux femmes venant chercher assistance auprès de la police francilienne dans le cadre de violences conjugales et/ou sexuelles. « Manque de confidentialité à toutes les étapes du pré-accueil » ; « plaintes pour violences conjugales au contenu hétérogène et souvent insuffisantes » ; « posture professionnelle souvent inadaptée face aux difficultés spécifiques des femmes victimes » ou encore « manque de suivi interne des dossiers » : les neuf titres des chapitres du rapport se suffisent à eux-mêmes pour prendre la mesure des dysfonctionnements relevés par le Centre Hubertine Auclert… D'autant que les trois commissariats où les expertes du centre francilien pour l'égalité femmes-hommes ont pu se rendre ont été « choisis par la préfecture ».
Une prise en charge "très inégale" des victimes
Question méthode, les personnes missionnées ont pu mener des entretiens avec l'ensemble des services de police, réaliser des observations de terrain, collecter et analyser des procès verbaux de plaintes, des mains courantes et des comptes rendus d'intervention à domicile. L'analyse de ces documents montre une prise en charge « très inégale » des plaintes pour violences conjugales, due au fait que les policier·ères ne s'appuient sur une trame de questions précises que dans un tiers des auditions étudiées. « Dans plus de 20% des plaintes, les faits antérieurs ne sont pas décrits ; dans 80% des plaintes, le comportement de l’agresseur n’est pas décrit clairement ; dans 28% des plaintes où des enfants à charge sont évoqués, aucune question n’est pourtant posée sur leur présence au moment des faits ; et dans 65% des auditions, les conséquences des violences pour la victime ne sont pas décrites », détaille le rapport. Mais encore : « dans 80% des plaintes pour violences physiques, aucune question n’est posée sur les violences sexuelles. » Des plaintes donc souvent incomplètes, rendant plus difficile par la suite le travail de la justice.
Les autrices de l'étude pointent également que les auditions (qu'il s'agisse de violences conjugales ou sexuelles) « ont tendance à être plus courtes et moins structurées la nuit » et ajoutent que les problèmes récurrents de confidentialité lorsqu'elles sont réalisées dans des bureaux partagés sont de nature à entraver la parole des victimes, qui « peuvent alors avoir tendance à minimiser les faits ». En ce qui concerne la recherche de preuves physiques, « dans 25% des auditions, aucun rendez-vous aux UMJ [Unités médico-judiciaires chargées de constater les blessures, ndlr] pour la délivrance d’un certificat évaluant les jours d’ITT n’a été proposé. » Dans le même ordre d'idées, « la prise de photo [pour établir des constats de violences physiques, ndlr] au moment de l’audition est une pratique très rare (dans 4 PV de plaintes soit 7%) », loin des pratiques idéalisées des téléfilms en la matière.
Dimension psychique oubliée
La dimension psychique des violences conjugales est loin d'être systématiquement prise en compte par les policier·ères. Ainsi, dans 44% des cas, aucune question n'a été posée à la victime pour savoir si elle avait peur, notamment pour sa vie (ce qui pourrait appuyer la mise en place d'une ordonnance d'éloignement ou d'un dispositif grave danger). Dès lors, les possibilités d'accompagnement semblent bien lointaines : « dans 84% des plaintes, il n’y a aucune mention du souhait de la victime d’être accompagnée ou non par une association ; et encore moins par un·e psychologue ou intervenant·e social·e en commissariat (ISC), y compris quand ces dispositifs existent localement. »
L'ensemble de ces chiffres amène le Centre Hubertine Auclert au constat suivant : trop souvent encore, les situations de violences conjugales ne sont repérées qu'en cas de « violences physiques graves » – mettant ainsi de côté la cybersurveillance des conjoints, les violences psychologiques, économiques ou encore sexuelles. « Les viols conjugaux sont peu repérés et jugés difficilement caractérisables », souligne le rapport. Quant aux violences psychologiques ou verbales, « souvent banalisées par les victimes » qui ne les reconnaissent pas « comme des formes de violence », elles « ne vont pas être repérées par les services de police ». « Par exemple, lit-on, les plaintes pour harcèlement ou menaces de mort que nous avons analysées sont généralement plus courtes et moins détaillées que l’ensemble des autres plaintes pour violences conjugales. »
Encore des mobiles "passionnels"
En fait, il est fait état d'un retard structurel, malgré la prise de conscience sociétale autour des violences à l'encontre des femmes, au sein de l'institution policière. Ainsi, le Centre Hubertine Auclert explique avoir lu dans dix entêtes de procès verbaux sur 158 analysés la mention d'un pseudo mobile « passionnel ». « Ce mobile n’est pourtant pas issu du Code Pénal mais relève du registre du sentiment amoureux et contribue à atténuer les faits de violence dénoncés », tacle le rapport. Qui émet toute une série de recommandations pour améliorer la prise en charge des victimes : prévoir une salle d'audition confidentielle ; utiliser systématiquement une trame de plainte pour n'oublier aucun élément ainsi qu'une grille d'évaluation du danger pour protéger la victime (et donc éviter des féminicides) ; faciliter le lien avec les associations spécialisées…
Au final, ce travail confirme les faits dénoncés dans les milliers de tweets sous le hashtag #DoublePeine, comme le chiffre issu d'un sondage #NousToutes, révélant que 66% des victimes de violences conjugales ou sexuelles font état d'une mauvaise prise en charge par les forces de l'ordre au moment du dépôt de plainte. « Ce rapport renforce et rend objectifs les constats féministes qu'on fait depuis des années, soupire Raphaëlle Rémy-Leleu, élue EELV de Paris qui se mobilisait depuis des mois pour qu'il soit publié. La machine d'Etat s'en rend compte avec dix ans de retard, soit. Il faudrait désormais évaluer les actions menées depuis que la préfecture l'a en sa possession. » Car au vu des dysfonctionnements mis à jour, il est fort à parier que porter plainte à Paris pour violences conjugales ou violence sexuelle relève encore souvent d'un parcours de la combattante.