La cinquantième édition du festival international de la bande dessinée s’est tenue de jeudi 26 à dimanche 29 janvier. Après l’annulation de l’exposition de Bastien Vivès et la montée du #MeTooBD témoignant de violences sexistes et sexuelles, le 9e art est sous tension. Reportage.
« La pédocriminalité n’est pas une blague ». Rue Beaulieu à Angoulême, en Charente, les collages féministes ont recouvert les murs. Les festivalier·ères, venu·es à l’occasion du Festival International de la Bande Dessinée (FIDB) ne s’arrêtent désormais plus sur les murs dessinés de la capitale de la bande dessinée, mais sur ces mots féministes, remplis d’une colère « légitime » selon la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak en déplacement sur le festival jeudi 26 janvier. C'était le premier jour de la cinquantième édition du FIDB, qui a couronné du Grand Prix 2023 le dessinateur Riad Sattouf et du Fauve d’or Martin Panchaud. Les quatre jours de festival se sont déroulés dans l'ombre de l'affaire Vivès et parfois sous tension. Entre dédicace à la liberté d’expression, débat autour du sexisme et bande dessinée féministe, la cinquantième édition du FIDB marque les esprits par ses prises de positions.
Depuis jeudi, le Musée du Papier d’Angoulême est vide. C’est là que devait se tenir l’exposition carte blanche « Dans les yeux de Bastien Vivès ». Une programmation qui a galvanisé les esprits et suscité la polémique le 9 décembre dernier. Des détracteur·rices ont accusé les livres Latsman et Petit Paul de l’auteur, de « banaliser la pédopornographie et l’inceste » ou encore de promouvoir « la culture du viol ». L’auteur a également prononcé des menaces de mort en 2017 à l’encontre d’une de ses consoeurs, Emma, pour lesquelles il a formulé des excuses le 15 décembre. La veille, le festival avait pris la décision d’annuler l’exposition. Un choix qu’a expliqué Franck Bondoux, délégué général du festival, vendredi 27 janvier lors d'un débat sur le sexisme et la bande dessinée : « Bastien Vivès a reçu des menaces de mort. […] Qu'est ce qui nous dit que ce qui est dit sur les réseaux sociaux ne trouvera pas une conséquence dramatique dans le réel ? Rien ne nous le dit ! »
Le lendemain, alors que se forment de longues files d'attente pour les dédicaces, l'ambiance est à la célébration dans les chapiteaux du festival, bien loin de l'affaire Vivès… Arnaud Michel et Antoine Lassalle, deux auteurs installés aux dédicaces à la Librairie cosmopolite dans le centre commercial du Champ de Mars, interrogés par Causette, en ont « juste entendu parler à la radio en venant au festival ». Mais ils « n’ont pas d’avis ». Anne-Sophie et Eugénie ont, elles, fait le déplacement depuis Nantes uniquement pour la journée. L’affaire Vivès, elles en ont « vaguement » entendu parler. « On a juste vu des collages qui nous ont rappelé l'histoire sur le festival, mais c'est tout », continuent-elles. Seule Maël Allender, une Bordelaise de 26 ans qui a signé la pétition visant à déprogrammer l’exposition Bastien Vivès a expliqué à Causette qu'elle « ne serait pas venue si l’exposition avait été maintenue ».
Le palmarès du festival se divise autour de l’affaire Bastien Vivès
Après plus de deux heures à réaliser des dédicaces de sa bande dessinée Toutes les princesses meurent après minuit, qui a reçu le prix spécial du Grand Prix jeunesse, Quentin Zuttion est installé à une table au stand de la maison d'édition Le Lombard sous le chapiteau du Champ de Mars. Vêtu de sa caquette et de son pull aux allures vintages, l'auteur explique à Causette qu'il est « nécessaire et urgent de poser la question du sentiment de toute-puissance de la part d’auteur ». S’il a d’abord été pour l’annulation de l’exposition, son discours est maintenant plus nuancé. « On est parti de "pourquoi cette carte blanche, pourquoi cette exposition ?", à "Bastien Vivès en taule". Là, il y a un truc qui me dérange. Certaines personnes vont jusqu'à dire qu'il est pédophile et que son oeuvre représente un passage à l'acte. » Il continue : « Maintenant tout le monde à son mot à dire, on s’embrouille, on ne s’entend plus et moi, je ne suis plus trop d’accord avec personne. J’ai l’impression qu’on nous force à un positionnement radical où le doute est suspect. » Et se confie en riant : « Alors que moi dans ma vie, je suis l’incarnation du doute ! »
Il est 18h, et sur le stand d'en face, chez Gallimard, Marguerite Abouet, autrice de la célèbre BD Aya de Yopougon, qui a reçu en 2005 le prix du Premier Album, arrive pour sa deuxième sessions de dédicaces de la journée. Avant de prendre place au bureau, elle explique à Causette qu'elle « ne veut pas parler de l’affaire Bastien Vivès ». Selon l’autrice, « il y a de super belles autres expos, il faut se focaliser là-dessus. Les jeunes femmes et hommes que je rencontre sont comme moi, ils veulent avancer. »
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Un programme au reflet du débat
Si l'ambiance ne laisse pas ou peu de place à l'affaire Bastien Vivès, la programmation de cette cinquantième édition est là pour rappeler comment l’histoire à diviser l’univers du 9e art. En effet, vendredi 27 janvier, le partenaire du festival Le Point a organisé un débat dont l’intitulé était : « sexualité et bande dessinée : peut-on tout dessiner ? ». Une activité qui n’a d’ailleurs pas été affiché dans le programme officiel du festival, étant à l’initiative du partenaire et non de la direction du festival. Ce débat avait pour vocation de discuter des différents points de vues qui avaient émergé après l’affaire Bastien Vivès, sur la liberté d’expression et la censure. Le délégué général Franck Bondoux, l’historien et spécialiste de la censure Bernard Jourbert ainsi que la dessinatrice Coco (accompagnée de policiers) étaient présent·es pour débattre. Mais nombreux des détracteur·rices de Bastien Vivès ne se sont pas présenté·es, il y aurait « trop de coups à prendre », selon Le Point.
Un manque de cohérence, pour Quentin Zuttion : « Dans ce débat, mais il n’y avait pas de contradictoire. J'ai trouvé ça très surprenant. Mais en fait, ce sont les contradicteurs qui n’ont pas voulu venir. On leur proposait une discussion et ils n'y sont pas allés ! » La dessinatrice Coco est, elle, venue défendre sa position. « Si je suis là aujourd'hui, c'est que cette affaire dépasse le cas Vivès, il s'agit de cette liberté qu'on a de tout dessiner et elle doit être défendue. On est amené à dessiner sur la mort, les enfants, l'inceste, ce n'est pas toujours facile а dessiner, mais si on ne les représente pas, de toutes les manières ces sujets existent, il faut pouvoir apporter son point de vue. » Pour la journaliste féministe Victoire Tuaillon, qui y a assisté, ce débat était « consternant », comme elle l'a exprimé dans un tweet : « Je ne pouvais pas imaginer que la direction du Festival était à ce point ignorante des enjeux contemporains. Ils n'arrivent même pas à faire la différence entre la pornographie et la pédocriminalité, pour eux c’est "la sexualité". »
Un élan féministe
Depuis l’affaire, le hashtag #MeTooBD est réapparu sur les réseaux sociaux, recensant des témoignages de professionnelles du milieu victimes de harcèlement et de violences sexistes et sexuelles et dénonçant un univers machiste et sexiste. Debout dans la queue pour avoir une dédicace de Quentin Zuttion, Anaelle Galland et Maelle Allender interrogées par Causette à ce sujet soulignent « qu’il y a beaucoup d’hommes qui dédicacent et que c’est compliqué d’accéder à des autrices qu’on aime. » L'auteur Quentin Zuttion explique que « ce qui est compliqué, c’est que quand on est un auteur mec, on ne voit pas ce qui se passe [les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes, ndlr] » mais trouve que « la bd n’est pas plus qu’ailleurs un monde machiste et sexiste. Le patriarcat et la main au cul, ils sont partout. »
Un élan féministe qui a été compris par les organisateur·rices du festival puisque beaucoup d'expositions sont consacrées aux femmes, dont Elle résiste, elles résistent, forte de sens puisqu'elle met à l'honneur des femmes résistantes parisiennes. Samedi, un forum était organisé sur « féminisme et bande dessinée ». À en croire la foule qui s’est pressée devant les marches du théâtre d’Angoulême et les personnes refoulées à l’entrée par manque de place, le besoin de ces discussions se faisait ressentir chez les partisan·es du 9e art. Victoire Tuaillon est venue participer au débat. Elle a notamment évoqué « l’effacement systématique des femmes dans l’art et la responsabilité des institutions sur le sujet ». En 2022, à l'occasion du festival de la bande dessinée, elle a publié avec le dessinateur Amir Gautier une mini bande dessinée sur les problèmes de santé mentale et leur silenciation.
Si Marguerite Abouet estime que le milieu de la bd connait sa part de sexisme, elle considère que la période est aux avancées : « Des collectifs de femmes se sont créés et quand il y a des cas de violences sexistes et sexuelles qui adviennent, on en discute. Il faut que ça suscite des débats. Il faut que tous les protagonistes s’assoient et en discutent. »
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