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© Léonard Cohen pour Causette

Des femmes sans abri accouchent dans la rue et des femmes de l'ombre les épaulent

Entre 50 et 150 bébés naissent chaque année dans la rue. Des femmes sans abri, tota­le­ment sor­ties des radars, accouchent dans des squats ou des par­kings sou­ter­rains de la capi­tale. Depuis trois ans, Anne Lorient, ancienne SDF deve­nue accou­cheuse de rue, les aide à mettre leurs enfants au monde… sur le bitume.

Allongée sur un drap fai­sant office de lit, Leila1 va mettre au monde son pre­mier enfant. Ses cris percent le silence du squat du Nord-​Est pari­sien dans lequel elle est ins­tal­lée depuis quelques semaines. Auprès d’elle, Anne Lorient, ancienne sans-​abri deve­nue accou­cheuse de rue, essaie tant bien que mal d’apaiser les dou­leurs liées aux der­nières contrac­tions, le regard plon­gé dans celui de la future mère. Elles accordent leurs res­pi­ra­tions en ins­pi­rant puis expi­rant pro­fon­dé­ment, dans un moment sus­pen­du dans le vide.

Le pre­mier cri du bébé son­ne­ra leur déli­vrance, et celle des âmes errantes qui pas­saient par là. Quelques semaines plus tard, dans un café du Nord pari­sien, l’émotion d’Anne Lorient est intacte. Des larmes roulent sur ses pom­mettes, qu’elle balaie rapi­de­ment d’un sou­rire. « Je suis tou­jours aus­si émue quand je repense aux nais­sances », confie-​t-​elle. Ces accou­che­ments font écho à son pas­sé dans la rue, où elle a vécu quinze ans et qui a vu naître son pre­mier enfant. C’est en 2004, alors enceinte de son deuxième fils, qu’elle obtient un loge­ment social et finit par s’en sor­tir. Depuis la fin de ces « années bar­bares » comme elle les appelle et dont elle a tiré un livre-​témoignage, elle s’est enga­gée auprès des femmes SDF avec son asso­cia­tion Anne Lorient, qui met à l’abri femmes et enfants en héber­ge­ment d’urgence, et dis­tri­bue aide ali­men­taire et pro­duits d’hygiène.

“Des nou­velles des enfants”

Sur le ter­rain depuis presque vingt ans, elle s’est pro­mis d’être le trait d’union entre les femmes sans abri et son « nou­veau monde » de sur­vi­vante. Accoucher ces femmes fait aujourd’hui plei­ne­ment par­tie de son enga­ge­ment. « Ce qui me porte, c’est rece­voir des nou­velles des enfants », enchaîne-​t-​elle en mon­trant sur son télé­phone une pho­to de Ryan1, car­table sur le dos, le jour de sa ren­trée à l’école. Depuis la nais­sance du petit gar­çon, il y a trois ans, Anne Lorient a pra­ti­qué plus d’une cen­taine d’accouchements dans la rue. La pro­cé­dure est la même à chaque fois. Dès les pre­mières contrac­tions com­mu­ni­quées par le biais de mes­sages sur l’appli Telegram qui cir­culent par­mi ses connais­sances de la rue, elle se munit du strict mini­mum, de maté­riel sté­ri­li­sé (four­ni par des contacts non offi­ciels dont elle tai­ra le nom) et rejoint à la hâte les futures mères dans des par­kings ou des squats de la capi­tale, où elles vivent.

146 bébés nés sur le bitume

Si la majo­ri­té des femmes enceintes sans domi­cile se pré­sentent à la mater­ni­té, orien­tées par des asso­cia­tions de ter­rain, d’autres, très iso­lées, ont abdi­qué. Une réa­li­té dif­fi­cile à entendre, pour­tant bien éta­blie. En 2019 déjà, Gilles Petits-​Gats, direc­teur de la Coordination de l’accueil des familles deman­deuses d’asile (Cafda), dénom­brait 146 bébés nés dans la rue en 2021, alors qu’ils n’étaient que 49 en 20172. « Beaucoup n’osent plus, par pro­fonde exclu­sion ou par honte de leur manque d’hygiène. Elles ne se sentent plus légi­times à rece­voir des soins, ont peur du regard des soi­gnants et que les ser­vices sociaux leur retirent leur enfant », explique Sarah Frikh, lan­ceuse d’alerte fon­da­trice de l’association Réchauffons nos SDF. 

Dans les faits, la sépa­ra­tion entre la mère et l’enfant après l’accouchement n’est pas sys­té­ma­tique. Les femmes sont sou­vent ren­voyées dans la rue avec leur nour­ris­son. Néanmoins, des signa­le­ments peuvent effec­ti­ve­ment être dépo­sés. « Je me sou­viens du pre­mier enfant d’une jeune mère rou­maine, pla­cé à l’Aide sociale à l’enfance [ASE, ndlr] dans la fou­lée de l’accouchement. Quand elle est retom­bée enceinte, elle a refu­sé d’accoucher à l’hôpital, par peur d’être à nou­veau sépa­rée de son bébé », témoigne Marème Sylla, réfé­rente coor­di­na­tion de soins pour l’association Agir pour la san­té des femmes (ADSF).

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Pour aider ces femmes tota­le­ment sor­ties des radars ne reste donc qu’Anne Lorient. Les quelques réflexes acquis auprès de sages-​femmes et le sui­vi d’une for­ma­tion pre­miers secours pour enfant et nour­ris­son déli­vrée par la Croix-​Rouge lui per­mettent un accom­pa­gne­ment limi­té, mais non négli­geable. Les années d’expérience ont fini par la pro­fes­sion­na­li­ser. « Pendant les accou­che­ments, je suis entiè­re­ment concen­trée sur le souffle et les pous­sées, j’oublie tout ce qui se passe autour de nous », débite-​t-​elle. Son moteur ? « Le sen­ti­ment d’impuissance qui m’a enva­hie lors d’un accou­che­ment qui a coû­té la vie à une maman et son bébé quand je vivais encore dans la rue. » Depuis ce jour, qu’elle peine à effa­cer de sa mémoire, elle refuse d’abandonner ces femmes à leur soli­tude et à leur douleur. 

Faire avec les moyens du bord 

Malgré l’insalubrité des lieux d’accouchement et l’impréparation des mères, Anne dit gar­der son sang-​froid et veille à ne jamais res­ter seule avec la mère. Entourée d’autres femmes à la rue, elles font corps et front dans l’éventualité d’une agres­sion. Anne se retrouve sou­vent face à des migrantes qui ne maî­trisent pas bien le fran­çais. Mais, dans ces cir­cons­tances, la bar­rière de la langue est ano­dine. « Dans ce moment intense qu’est l’accouchement, c’est assez incroyable, mais tout se passe dans le regard, plus besoin de mots », raconte-​t-​elle. Les nais­sances se déroulent la plu­part du temps sans inci­dent, mais le cor­don ombi­li­cal n’est pas tou­jours cou­pé avec du maté­riel sté­ri­li­sé. « On fait avec les moyens du bord, en fonc­tion des prêts que je reçois », reconnaît-​elle. À la moindre com­pli­ca­tion, elle contacte le Samu social ou les pom­piers de Paris.

Le par­cours de ces femmes qui refusent de se pré­sen­ter à la mater­ni­té est aus­si semé de trau­ma­tismes. « La plu­part des gros­sesses sont le résul­tat de viols subis sur le par­cours de migra­tion ou dans la rue », confirme Sylvie Pottier, à la tête de l’association La Main ten­due, qui accom­pagne des femmes en situa­tion de grande pré­ca­ri­té. Après des années d’errance et de vio­lences, la rue a fini par en englou­tir cer­taines, qui traînent le sen­ti­ment d’être deve­nues des ombres indis­tinctes de la socié­té. « Certaines ont aban­don­né l’idée même de se faire aider. Elles n’appellent plus le 115, elles sont introu­vables », poursuit-​elle. Exclues depuis trop long­temps ou migrantes en situa­tion irré­gu­lière, elles expriment par­fois une méfiance vis-​à-​vis de l’institution que repré­sente l’hôpital. Certaines migrantes ignorent éga­le­ment la pos­si­bi­li­té d’une prise en charge des soins en mater­ni­té. « Assignées à ne jamais être de bonnes mères, ces femmes peinent à défendre leur légi­ti­mi­té à deve­nir parents », confie Clélia Gasquet, direc­trice du réseau de san­té Solidarité Paris Maman (Solipam). Elles sont alors condam­nées à accou­cher en squat, ce qui leur garan­tit au moins l’anonymat.

Une solu­tion qui, évi­dem­ment, n’est pas satis­fai­sante. Marème Sylla sou­hai­te­rait une orien­ta­tion sys­té­ma­tique des femmes vers des struc­tures de soins. « Notre objec­tif, c’est de sen­si­bi­li­ser ces femmes à l’importance du sui­vi pré et post­na­tal. Anomalies fœtales, fausses couches, infec­tions, accou­che­ments pré­ma­tu­rés… Une gros­sesse à la rue est très sou­vent une gros­sesse à risque », alerte-​t-​elle. Ces dan­gers, l’accoucheuse de rue Anne Lorient n’en ignore pas l’existence. « On m’a déjà repro­ché de mettre en dan­ger ces femmes, mais igno­rer ces accou­che­ments, qui se feront avec ou sans moi, c’est de la non-​assistance à per­sonne en dan­ger », justifie-​t-​elle.

Maraudes

Encore faut-​il trou­ver ces per­sonnes pour les convaincre de se diri­ger vers la mater­ni­té. Cachées dans les sous-​sols de la ville, deve­nues invi­sibles, elles sou­haitent par­fois se faire oublier. « Elles sont très dif­fi­ciles à cap­ter, la rue les évince de tout, à com­men­cer des struc­tures de péri­na­ta­li­té », affirme Marème Sylla. Les asso­cia­tions éprouvent régu­liè­re­ment la dif­fi­cul­té à repé­rer ces publics. « Alors, on maraude un peu par­tout pour les déni­cher. Souvent, elles campent sur les quais de gare, fai­sant mine d’attendre un train dans lequel elles ne mon­te­ront jamais », raconte-​t-​elle. Quand bien même ces femmes vou­draient accou­cher à la mater­ni­té, elles sont par­fois confron­tées aux réa­li­tés d’un hôpi­tal public engor­gé. « Cet été, par exemple, les ten­sions impor­tantes dans les mater­ni­tés d’Île-de-France nous ont empê­chés d’inscrire cer­taines femmes en situa­tion de grande pré­ca­ri­té en vue de leur accou­che­ment. On sait qu’à cette issue, il y en a qui ont dû accou­cher dans la rue », révèle Clélia Gasquet, sans cacher son désar­roi. Certaines SDF ne passent même pas l’étape de l’accueil. « C’est rela­ti­ve­ment rare, mais l’hôpital peut les refu­ser à l’entrée, pen­sant qu’elles cherchent sim­ple­ment un refuge », rap­porte Laetitia Joao, res­pon­sable d’un héber­ge­ment d’urgence en Seine-Saint-Denis.

Heureusement, cer­taines struc­tures hos­pi­ta­lières sont for­mées à rece­voir ce type de publics, comme la mater­ni­té de l’hôpital Delafontaine à Saint-​Denis, qui prend en charge mère et enfant sans abri jusqu’à trois mois après la nais­sance. Mais là aus­si, le bât blesse. « L’administration a appe­lé cela des bed blo­ckers, des femmes sans solu­tion d’hébergement qui bloquent des lits après l’accouchement », explique Laetitia Joao.

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© Léonard Cohen pour Causette

Devant cette satu­ra­tion consta­tée, les asso­cia­tions La Main ten­due et Hôtel social 93 ont été inter­pel­lées par l’Agence régio­nale de san­té (ARS) pour désen­gor­ger les mater­ni­tés. Ainsi, depuis jan­vier 2023, elles ont réqui­si­tion­né des pavillons inuti­li­sés de l’hôpital psy­chia­trique de Ville-​Évrard à Neuilly-​sur-​Marne, qui accueillent des SDF venant d’accoucher dans des éta­blis­se­ments de san­té. Treize femmes avec enfants ont posé leurs affaires dans ce pavillon lumi­neux entou­ré d’un jar­din. Chaque famille dis­pose d’une chambre, par­fois avec douche. Trois repas par jour sont assu­rés, des couches et du lait sont mis à leur dis­po­si­tion. Myriam1, mère de trois enfants et enceinte du qua­trième, y trouve un grand récon­fort. Il y a encore quelques mois, la famille déam­bu­lait dans les gares et les gym­nases, mar­quée par le froid hiver­nal. « Ici, je peux prendre soin de mes enfants et de ma gros­sesse. Une infir­mière me consulte, nous man­geons tous à notre faim », témoigne-​t-​elle, en gar­dant le sourire.

Immobilisme poli­tique

À l’heure qu’il est, leur héber­ge­ment dans ce lieu est assu­ré jusqu’au 30 juin. À par­tir de là, c’est un par­cours de la com­bat­tante qui va com­men­cer. Ballottées de lieu en lieu, les mères sans abri n’ont jamais le temps de prendre leurs marques nulle part. « Une femme sans abri peut faire jusqu’à trente héber­ge­ments pen­dant une gros­sesse. Imaginez-​vous avec vos deux gamins, essayant de main­te­nir leur sco­la­ri­sa­tion, trim­bal­lés d’un point à un autre. Il faut en avoir la force », inter­pelle Clélia Gasquet avec justesse.

C’est pour celles qui ont per­du l’énergie qu’Anne Lorient veut agir et ain­si consti­tuer le der­nier rem­part à leur pro­fonde exclu­sion. Son moteur prin­ci­pal reste la colère face à l’immobilisme poli­tique. « L’État finance des spots publi­ci­taires qui dénoncent les vio­lences faites aux femmes et des numé­ros verts, mais des femmes à la rue accouchent tou­jours dans des squats », s’indigne-t-elle. Plusieurs fois, elle a inter­pel­lé des res­pon­sables poli­tiques, les infor­mant des accou­che­ments de rue. « C’est un phé­no­mène bien trop glauque, beau­coup pré­fèrent l’ignorer », estime Sarah Frikh. Contactée, une élue à la Mairie de Paris recon­naît en off que les élu·es parisien·nes ont connais­sance des accou­che­ments de rue depuis quelques années déjà. « Mais c’est un sujet bien trop sen­sible pour s’en empa­rer », admet-​elle.

Face à un mur, Sarah Frikh et Anne Lorient ne lâchent rien. En 2018, elles ont été audi­tion­nées par la com­mis­sion tem­po­raire « Grande pau­vre­té » pilo­tée par le Conseil éco­no­mique, social et envi­ron­ne­men­tal (Cese). Durant l’audience, dis­po­nible sur YouTube, Anne réitère d’une voix che­vro­tante : « Je me suis bat­tue pour être vivante devant vous aujourd’hui. » Avant d’ajouter : « Depuis, j’essaie d’aider à ma façon, je pra­tique des accou­che­ments de rue pour évi­ter des drames. » Silence de mort dans l’auditoire. Elles s’en sou­viennent encore. « On a fait pleu­rer toute la salle ce jour-​là », se remé­more Anne. Depuis, leurs nom­breux appels sont res­tés sans réponse.

  1. Le pré­nom a été modi­fié.[][][]
  2. Rapport « La gros­sesse des femmes sans domi­cile ». Observatoire du Samusocial de Paris, 2021.[]
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