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Christiane Taubira : pour­quoi on l'aime ?

Christiane Taubira a beau avoir quit­té le devant de la scène il y a cinq ans, sa popu­la­ri­té semble intacte, la pla­çant à part dans le pay­sage poli­tique. Pourquoi son nom suscite-​t-​il autant de res­pect et de fas­ci­na­tion pour toute une par­tie de la gauche ? Enquête sur une femme deve­nue icône mal­gré elle.

La scène se passe au jar­din Ceccano, à Avignon (Vaucluse). Inutile de pré­ci­ser qu’en ce same­di 8 juillet 2017 à midi, il fait très chaud. D’ordinaire, les sages festivalier·ères applau­dissent poli­ment les lec­tures avant de filer vers d’autres repré­sen­ta­tions. Pas cette fois. La nuée reste, se bous­cule, pho­to­gra­phie et réclame des auto­graphes à l’oratrice de 1,54 mètre qui vient de décla­mer des textes d’Aimé Césaire, de Pier Paolo Pasolini ou de Léopold Sédar Senghor. 

« Je me sou­viens d’une fer­veur incroyable autour d’elle, une vraie rock star », raconte Olivier Py, le direc­teur du Festival ­d’Avignon. La rock star, c’est Christiane Taubira. Des hommes et femmes ­poli­tiques capables de tenir la scène, il y en a. Mais des hommes et femmes poli­tiques capables d’y ­por­ter une parole lit­té­raire et de ­sus­ci­ter ­l’enthousiasme, c’est plus rare. « Je l’avais enten­due réci­ter des poèmes par cœur et j’avais été impres­sion­né par sa culture et sa capa­ci­té à mettre le poé­tique et le poli­tique en vibra­tion, donc je l’ai conviée », pour­suit Olivier Py. 

« Vous êtes celle en qui nous avons confiance. Celle que l’on a envie de croire et de porter »


Appel solen­nel du col­lec­tif citoyen Taubira 2022

Christiane Taubira parle bien. C’est presque enfon­cer une porte ouverte que de l’écrire. Cette aisance ora­toire est deve­nue sa marque de fabrique, sa signa­ture. « Elle a un talent lit­té­raire, lyrique, qui trans­porte ceux qui l’écoutent dans une autre dimen­sion, estime Najat Vallaud-​Belkacem, ancienne ministre de l’Éducation natio­nale et ex-​collègue aux gou­ver­ne­ments Ayrault et Valls. On est à la fois dans la poli­tique et un peu ailleurs. » Comme elle le dit elle-​même (voir l’interview pages pré­cé­dentes), l’ancienne garde des Sceaux « rôde dans sa biblio­thèque toutes les nuits » pour y lire quelques pages. Mais on l’a aus­si vue dans des concerts de jazz ou de hip-​hop, ou encore dans les cré­dits de la chan­son Seuls et vain­cus, de Gaël Faye, dont elle signe les paroles. Elle a aus­si écrit plu­sieurs essais (Mes météores, Murmures à la jeu­nesse, Nuit d’épine…) et un roman, Gran Balan, paru en 20201

« Au-​delà de son immense culture géné­rale et de sa qua­li­té d’écrivaine, on sent qu’elle a une vraie pen­sée, pro­fonde et dense », salue Ludovic, membre du col­lec­tif citoyen Taubira 2022, qui milite pour qu’elle incarne l’union de la gauche et des éco­lo­gistes l’an pro­chain en vue de la pré­si­den­tielle. Ce col­lec­tif a vu le jour au prin­temps 2020, lors du pre­mier confi­ne­ment, sur un constat simple : et si Taubira était celle qu’il fal­lait aux forces de gauche ? Impossible de connaître l’identité de la per­sonne à l’origine de la créa­tion de ce ras­sem­ble­ment de citoyen·nes, mais l’initiative a ren­con­tré un cer­tain suc­cès : 3 000 per­sonnes y par­ti­cipent acti­ve­ment, 80 000 suivent la page Facebook et plus de 30 000 signa­taires ont para­phé l’appel solen­nel à la native de Cayenne. « Vous êtes celle en qui nous avons confiance. Celle que l’on a envie de croire et de por­ter, quand, en sou­riant, vous nous annon­cez, entre deux vers, un ave­nir incan­des­cent », dit le texte aux allures de lettre d’amour. 

« Puissance intellectuelle »

Françoise, libraire à la retraite, l’a signé sans hési­ter. « Depuis long­temps, dès qu’on parle poli­tique avec mes amis, elle est l’unique nom qui revient, explique-
t‑elle. Déjà parce qu’elle est la seule pour qui je vote­rais avec convic­tion et ­plai­sir – ras-​le-​bol du choix par défaut – et parce que dans ce gigan­tesque bal des ego, elle peut incar­ner le ras­sem­ble­ment de la gauche. » Taubira serait donc capable de sif­fler la fin de par­tie en ral­liant tout le monde der­rière elle ? « Elle a une puis­sance intel­lec­tuelle qui donne envie de croire en la poli­tique, s’enthousiasme la mili­tante Assa Traoré. Elle nous élève là où d’autres creusent le vide. »

Audrey Pulvar connaît Christiane Taubira depuis de longues années. Elle n’est guère éton­née de ce plé­bis­cite popu­laire. « Je pense qu’il y a une envie très pro­fonde chez beau­coup de Français, y com­pris incons­ciente, de voir s’élever le débat public », détaille la tête de liste Île-​de-​France en com­mun. Alors même qu’elle n’a pas expri­mé d’ambition pré­si­den­tielle pour 2022 à ce jour, cer­tains son­dages montrent qu’elle aurait une belle assise élec­to­rale. En février der­nier, elle recueillait 51 % des inten­tions de vote des sym­pa­thi­sants de gauche2.

« Elle nous élève là où d’autres creusent le vide »


Assa Traoré, mili­tante antiraciste

Pour le pro­fes­seur de sciences ­poli­tiques à l’université de Lille Rémi Lefebvre, ce suc­cès s’explique aus­si par la place par­ti­cu­lière qu’elle occupe dans le pan­théon de la gauche. « C’est une figure ico­nique, éton­nante, une sorte de conscience morale sur­plom­bante, proche de celle d’un Robert Badinter. Elle semble au-​dessus de la mêlée et n’est que très peu asso­ciée à un par­ti poli­tique. » Apparentée PS jusqu’en 2001, elle n’en a jamais vrai­ment été membre, y ­com­pris lors du quin­quen­nat de François Hollande, et s’est ensuite rap­pro­chée du Parti radi­cal de gauche (PRG) dont elle a por­té les cou­leurs à l’élection pré­si­den­tielle de 2002 où elle avait obte­nu 2,32 % des voix. Elle a aus­si cofon­dé le par­ti guya­nais Walwari en 1992 et défend le com­bat indé­pen­dan­tiste depuis sa jeunesse. 

Si elle s’est peu confron­tée au ­suf­frage uni­ver­sel – excep­tion faite d’une candi­dature à la pré­si­den­tielle, aux ­euro­péennes et aux élec­tions ­légis­la­tives et régio­nales en Guyane –, elle est tout de même une vieille ­rou­tière de la poli­tique fran­çaise. « Deux lois portent son nom, rap­pelle la jour­na­liste et autrice Rokhaya Diallo. Et non des moindres : deux textes d’émancipation, por­teurs de liber­té, qu’elle a su défendre avec beau­coup d’intransigeance et sou­vent face à une grande hos­ti­li­té. »Il y a vingt ans tout juste, le 10 mai 2001, elle fai­sait voter la loi ten­dant à la recon­nais­sance de la traite et de l’esclavage comme crimes contre l’humanité. « Cette loi est fon­da­men­tale pour tout un tas de gens, ana­lyse un ancien col­la­bo­ra­teur. Elle a eu un impact consi­dé­rable pour la mémoire. Quand vous allez en Guadeloupe avec elle, par exemple, vous voyez dans les yeux des gens une forme de fier­té et de véri­té retrouvée. »

Défenseure des minorités

Douze ans plus tard, le 17 mai 2013, la loi sur le mariage pour tous per­met à la France de recon­naître une union entre deux per­sonnes du même sexe et de scel­ler la conquête d’un droit for­mel. « Dans la com­mu­nau­té LGBTQI+ ­notam­ment, elle a gagné ses galons de défen­seure des mino­ri­tés », sou­ligne Ludovic, du col­lec­tif Taubira 2022. La « loi mariage », comme elle l’appelle elle-​même, a valu à Christiane Taubira une belle dose d’amour et autant de haine de la part des opposant·es au texte. « Elle sus­cite beau­coup d’attentes, d’espoirs, mais aus­si des détes­ta­tions très fortes, pré­vient un ancien col­la­bo­ra­teur. Les gens l’adulent ou la détestent sans savoir vrai­ment pour­quoi. » Il repense aux ­pre­miers mois du quin­quen­nat Hollande, en 2012 : « Elle a cris­tal­li­sé beau­coup de choses à ce moment-​là et s’est pris tous les faux pro­cès en laxisme inten­tés à la gauche. Et quand on la connaît, on réa­lise très vite qu’elle est tout sauf laxiste. Essayez de lui par­ler de léga­li­sa­tion du can­na­bis, par exemple, vous serez bien reçus. Elle est farou­che­ment contre. »

Les attaques sou­vent racistes, par­fois sexistes, tou­jours vio­lentes, semblent glis­ser sur elle. En « femme debout », comme on dit aux Antilles, elle ne baisse pas le regard. Pourtant, elle ne répond que rare­ment aux pro­vo­ca­tions et sans trop se lais­ser aller à la faci­li­té de la petite phrase. « Je vous obsède avec une constance qui appelle quand même l’admi­ration », avait-​elle rétor­qué, sou­rire aux lèvres, au dépu­té LR Éric Ciotti en juin2015 à l’Assemblée natio­nale, pro­vo­quant les rires des député·es. Selon ses proches, elle ne nour­rit pas non plus de haine ni de désir de revanche. « Je me rap­pelle qu’une fois, on avait fait traî­ner une des demandes de Ciotti parce qu’on n’était pas très moti­vés. Quand elle s’en est aper­çue, elle nous a pas­sé un savon. La haine ne fait pas par­tie de son ADN, ni de sa concep­tion de ce que doit être le rôle d’un res­pon­sable public », confie son ancien collaborateur. 

Aujourd’hui ins­tal­lée à temps plein à Cayenne, elle se fait rare dans les médias et se tient à dis­tance du jeu des pro­nos­tics pour 2022 et des polé­miques en cours. Sa der­nière incur­sion date tout de même de mars 2021. Elle a appor­té son sou­tien à la cam­pagne d’Audrey Pulvar à Paris. Le contexte sani­taire empê­chant tout mee­ting, ce sou­tien s’est maté­ria­li­sé par écrit. La prin­ci­pale inté­res­sée assure qu’elle ne lui a pas deman­dé d’aide, convain­cue que c’était le meilleur moyen de la faire fuir. « Christiane me fait pen­ser à une cita­tion de l’écrivain japo­nais Murakami, résume-​t-​elle. “Considérez-​moi comme une espèce en voie de dis­pa­ri­tion et contentez-​vous de m’admirer de loin.” Elle ne par­le­rait jamais d’elle-même en ces termes, mais je trouve que ça la résume bien. » 


2022, Taubira pas ?

À un an pile de l’élection pré­si­den­tielle, la ques­tion brûle les lèvres : va-​t-​elle y aller ? Pour les membres du col­lec­tif Taubira 2022, la réponse semble évi­dente. Pourtant, rien n’indique qu’elle fera un pas en direc­tion de l’Élysée. « Cet élan popu­laire l’interpelle, mais il ne l’oblige pas », estime son ancien col­la­bo­ra­teur, en contact régu­lier avec elle. Il rap­pelle qu’en 2017, une péti­tion a cir­cu­lé pour l’inciter à se por­ter can­di­date. En vain. Pour Rémi Lefebvre, pro­fes­seur de sciences poli­tiques à l’université de Lille, ça fait par­tie des « bulles spé­cu­la­tives assez clas­siques » avant la pré­si­den­tielle. Mais il ne croit pas à plus. « Réunir la gauche et les éco­lo­gistes en ce moment implique un sacré bou­lot de négo­cia­tions, de trac­ta­tions et je n’ai pas l’impression que ce soit un rôle dans lequel elle serait à l’aise. En plus, sans par­ti, elle semble rela­ti­ve­ment isolée. » 

Conviée début avril par l’eurodéputé vert Yannick Jadot à se mettre autour d’une table pour dis­cu­ter d’une union, elle a décli­né. Si elle fait figure de lea­der de la gauche au même titre que d’autres, elle reste tout de même très absente. Et pen­dant ce temps-​là, les appé­tits (nom­breux) s’aiguisent. « Peut-​être qu’elle pour­rait incar­ner le consen­sus entre la gauche et les éco­los, mais je ne vois abso­lu­ment pas Mélenchon se ral­lier der­rière elle », pré­dit Rémi Lefebvre. Et puis il y a aus­si une dimen­sion plus intime. Le sto­ry­tel­ling poli­tique veut qu’une can­di­da­ture à la fonc­tion suprême implique un désir vis­cé­ral, qui ne colle pas vrai­ment avec sa per­son­na­li­té. « J’ai le sen­ti­ment que plus le temps passe et moins cette pos­si­bi­li­té demeure, parce que ça prend du temps de pré­pa­rer une cam­pagne pré­si­den­tielle, com­mente Shahin Vallée, l’élu EELV à la mai­rie de Saint-​Ouen (Seine-​Saint-​Denis) et ancien conseiller d’Emmanuel Macron au minis­tère de l’Économie, qui la connaît un peu. J’ai l’impression qu’elle pour­rait se déci­der si elle était appe­lée en ultime recours, mais qu’elle ne fera aucune démarche proac­tive. Et ce n’est pas comme ça que ça marche. » Seule cer­ti­tude : elle sor­ti­ra du silence. Reste juste à savoir quand et comment.

  1. Mes météores, com­bats poli­tiques au long cours. éd. Flammarion, 2012. Murmures à la jeu­nesse, éd. Philippe Rey, 2016. Nuit d’épine, éd. Plon, 2019. Gran Balan (roman), éd. Plon, 2020.[]
  2. Sondage Odoxa pour France Inter
    et la presse régio­nale, février 2021.[]
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