Quarante peintres, sculptrices… voyageuses sont mises à l’honneur cet été à Pont-Aven (Finistère). Exploration avec la commissaire de l’exposition, Arielle Pélenc.
Elles ont traversé la jungle à dos d’éléphant, posé leur chevalet au milieu de harems, séjourné dans les tribus africaines ou pénétré dans les monastères tibétains. Les œuvres d’une quarantaine de peintres, sculptrices ou photographes de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale sont réunies à Pont-Aven. La commissaire de l’exposition, Arielle Pélenc, nous raconte l’histoire de ces artistes aventurières, déterminées à débusquer la beauté au long cours.
Causette : À partir de quel moment des femmes artistes se sont-elles mises à voyager pour pratiquer leur art ?
Arielle Pélenc : Au XIXe siècle, beaucoup de femmes anglo-saxonnes, souvent issues de la grande bourgeoisie, ont parcouru le monde. Ces femmes de lettres revenaient avec des récits de voyage, mais plus rarement avec des toiles. Le tournant s’est opéré à la Belle Époque, quand les femmes ont pu bénéficier d’une instruction artistique au même titre que les hommes. Sans la création, en 1881, de l’Union des femmes peintres et sculpteurs qui milita pour leur accès à la prestigieuse école des Beaux-Arts, elles n’auraient jamais fait partie de l’histoire de l’art. Alors que le récit de voyage, la littérature viatique féminine du XIXe siècle, a fait l’objet d’un nombre incalculable d’études critiques et de réédition des textes oubliés, les peintres et sculptrices voyageuses ont été très peu étudiées. Cette exposition a nécessité trois ans de recherches. Elle vise à les remettre sur le devant de la scène.
Ces « artistes voyageuses » présentaient-elles
un profil commun ?
A. P. : Il y avait celles qui accompagnaient leur mari militaire ou diplomate et celles qui partaient seules grâce à des bourses de voyage liées à leur formation artistique. Toutes ont eu des motivations et des parcours de vie très différents. Certaines se contentaient d’un séjour de quelques semaines et de circuits touristiques, quand d’autres se montraient de vraies exploratrices ayant le goût de l’aventure. Je pense notamment à la peintre Léa Lafugie, qui, en 1926, a franchi les cols de l’Himalaya pour en ramener des portraits de moines tibétains. Pendant plus de cinq mois, elle a campé et marché dans la steppe et la montagne, accompagnée de yaks et de porteurs. Avant elle, la journaliste et écrivaine Alexandra David-Néel avait été la première femme occidentale à se rendre, incognito, dans la cité interdite de Lhassa [en 1924, ndlr].
« Ces artistes ont cherché à rompre avec les clichés, celui de la vision fantasmée de la femme nue et lascive, ou de l’odalisque. »
L’Orient a été une de leur destination de prédilection. Pour quelles raisons ?
A. P. : Le développement des liaisons maritimes et des transports ferroviaires a considérablement facilité leur accès aux pays d’Afrique du Nord. En Algérie, l’oasis de Biskra était une station touristique florissante et internationale, un nouveau « Pont-Aven » pour les nombreux artistes qui séjournaient là-bas. Marie Lucas-Robiquet, Marie Caire Tonoir ou Andrée Karpelès ont parcouru le Maghreb. Leurs œuvres étaient exposées dans les salons de la Société coloniale des artistes français et de la Société des peintres orientalistes français. Mais aucune femme n’obtiendra de résidence à la Villa Abd-el-Tif, le pendant algérien de la Villa Médicis.
Ont-elles porté sur l’Orient un regard différent de leurs homologues masculins ?
A. P. : Dans ces sociétés traditionnelles, elles ont évidemment accédé plus facilement aux lieux réservés aux femmes. Avant elles, aucun artiste n’avait réussi à visiter un harem, pas même Eugène Delacroix. Henriette Browne, de son vrai nom Sophie de Bouteiller, épouse de diplomate, a été la première à poser son chevalet dans le grand harem d’Istanbul grâce à l’entremise d’une amie, portraitiste d’un sultan. Ses tableaux présentés au Salon de 1861 retiendront l’attention de nombreux critiques, notamment de Théophile Gautier. Celui-ci écrit qu’elle « rapporte d’Orient des nouvelles plus fraîches que celles des Mille et une Nuits ». Ces artistes ont cherché à rompre avec les clichés, celui de la vision fantasmée de la femme nue et lascive, ou de l’odalisque. Elles représentent le harem non pas comme un lieu érotique, mais comme un centre de sociabilité. Les femmes y discutent entre elles, ce que décrit déjà Lady Montagu dans ses récits de voyage au XVIIe siècle et ce qui inspire à Ingres son célèbre tableau, le Bain turc.
« Dans les années 1920, personne n’était anticolonialiste, à l’exception du Parti communiste et des surréaliste. »
L’Afrique noire a également été un de leurs territoires d’exploration et de création. D’où leur est venue l’envie de s’y rendre ?
A. P. : Après la Grande Guerre, le regard sur les Noirs a considérablement évolué. Des tirailleurs sénégalais et malgaches ont combattu pour la France, les galeristes parisiens organisent les premières expositions d’art « nègre », les clubs de jazz se multiplient dans la capitale et Joséphine Baker devient la reine du music-hall. La
Croisière Noire, cette expédition automobile en Afrique initiée par Citroën, en 1924, a aussi insufflé ces désirs de voyage. C’est en voyant le film documentaire que
Léon Poirier lui a consacré que la sculptrice Anna Quinquaud décide de partir pour les rives du fleuve Niger. De son côté, Jane Tercafs séjourne au Congo où elle est
admise chez les Mangbetus, une ethnie connue pour ses femmes aux crânes allongés. Elle a pu être reçue et accueillie « là où un homme, même indigène, n’aurait pas eu le droit d’entrée », écrit-elle.
Ont-elles contribué au rayonnement touristique et colonial, à l’époque, de la France ?
A. P. : Oui d’une certaine manière, que ce soit lorsqu’elles participent aux Expositions universelles ou coloniales, ou quand elles travaillent à présenter des villégiatures sous un jour idéalisé pour des compagnies maritimes. C’est le cas de Jeanne Thil, qui fournit des affiches, des brochures et des décors de paquebots pendant plus de trente ans à la Compagnie générale transatlantique. Thérèse Le Prat a reçu, quant à elle, plusieurs commandes de la Compagnie des messageries maritimes pour des reportages photo destinés à la promotion de croisières en Asie, en Océanie et en Afrique.
« À travers leurs œuvres, on perçoit la complicité qu’elles ont ressentie envers leurs modèles, la plupart du temps des mères et des enfants représentés dans leur vie quotidienne. »
Y a‑t-il des anticolonialistes parmi elles ?
A. P. : Dans les années 1920, personne n’était anticolonialiste, à l’exception du Parti communiste et des surréalistes. Même si tous les germes de l’anticolonialisme étaient présents en France, les revendications concernaient surtout l’égalité de traitement à une époque où les indigènes étaient considérés comme de simples sujets sans statut. À son retour de Dakar, où elle partageait le quotidien de ses amis tirailleurs, Lucie Cousturier a été l’une des rares à critiquer l’administration coloniale. Et ses prises de position lui valent la reconnaissance des « indigènes coloniaux ».
Leur approche a‑t-elle été féministe ?
A. P. : Ce qui est certain, c’est qu’elles ont été plus portraitistes que paysagistes. Lorsque Marie Caire Tonoir ou Marie Lucas-Robiquet voyagent en Orient ou en Afrique, elles dessinent les Touareg et les femmes de Biskra avec une volonté quasi ethnographique et un style naturaliste. Elles aiment montrer la richesse et les détails de leurs costumes et de leurs bijoux. À travers leurs œuvres, on perçoit la complicité qu’elles ont ressentie envers leurs modèles, la plupart du temps des mères et des enfants représentés dans leur vie quotidienne. Et il n’y a jamais de connotation sexuelle dans les rares nus qu’elles ont signés.
![40 artistes baroudeuses à découvrir cet été au musée de Pont-Aven 1 Capture d’écran 2023 06 22 à 16.52.39](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/06/Capture-d’écran-2023-06-22-à-16.52.39.jpg)
Pour aller plus loin
Artistes Voyageuses, l’appel des lointains (1880−1944). Musée de Pont-Aven (Finistère), du 24 juin au 5 novembre.
Artistes Voyageuses. L’appel des lointains, d’Arielle Pélenc, catalogue de l’exposition. Snoeck Publishers, Ville d’Évian-Musée de Pont-Aven, 2023