Divergence.PCI0054001
La Marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983. Départ le 15 octobre 1983 de Marseille et arrivée à Paris le 3 décembre 1983. © Pierre Ciot / Divergence

40 ans de la "Marche des beurs" : Histoire d’une récu­pé­ra­tion politique

Il y a quarante ans, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, souvent renommée "Marche des Beurs", soulevait l’espoir de toute une génération. Mais faute de se structurer, le mouvement s’éteindra. Et c’est SOS Racisme, association satellite du PS, qui en tirera avantage, sous le regard désabusé des marcheurs et marcheuses historiques.

Ce samedi 15 octobre 1983, ils·elles sont une trentaine à se retrouver à la Cayolle, une cité déshéritée de Marseille. Enfants d’immigré·es maghrébin·es ou militant·es antiracistes, ils·elles ont entrepris de marcher jusqu’à la capitale pour réclamer un accès juste au logement, au travail et, surtout, la fin des crimes racistes. Car l’époque, marquée par la désindustrialisation et la montée du Front national, voit s’exprimer un racisme décomplexé. « Il faut se rappeler qu’à cette période, dans les quartiers populaires, c’est presque un jeune Maghrébin par mois qui se fait tuer [par la police ou par un riverain, ndlr] », rappelle l’historien Pascal Blanchard. Deux ans plus tôt, à l’été 1981, la France a connu sa première émeute urbaine, aux Minguettes, ce quartier populaire de Vénissieux (Rhône) d’où sont originaires bon nombre de marcheurs et marcheuses de la première heure.

C’est là, dans la périphérie lyonnaise, que germe l’idée de la Marche. Car, en mars 1983, les Minguettes connaissent à nouveau des tensions avec la police. En réponse, une douzaine de jeunes démarrent alors une grève de la faim et créent l’association SOS Avenir Minguettes, présidée par Toumi Djaïdja, 19 ans. Trois mois plus tard, le jeune homme est blessé par un tir policier. C’en est trop : encouragé par le père Christian Delorme, le « curé des Minguettes » connu pour ses engagements humanistes, Toumi Djaïdja et ses camarades de SOS Minguettes décident d’organiser une grande Marche pour l’égalité et contre le racisme.

Le Mai 68 des enfants de l’immigration

Avignon, Orange, Montélimar, Valence, Lyon... Si la Marche s’étoffe peu à peu, elle se heurte surtout à l’indifférence. Y compris à celle du pouvoir. « Au départ, il y a plutôt une surprise, une incompréhension de la société et notamment des élites socialistes face à ces jeunes : que veulent-ils ? » rappelle l’historien Pascal Blanchard. C’est un terrible concours de circonstances qui va donner un souffle inattendu à la Marche : le 14 novembre 1983, Habib Grimzi, un touriste algérien de 26 ans, est jeté du train Bordeaux-Vintimille par trois candidats à la Légion étrangère. Un crime raciste, qui va provoquer un électrochoc dans la société.

Devenue sujet d’actualité, la Marche bénéficie dès lors de l’attention des médias – qui la renomment « Marche des Beurs ». Lorsque la petite bande arrive à Paris, le 3 décembre 1983, 100 000 personnes sont là pour l’accueillir. Encore inaudibles sept semaines auparavant, les enfants de l’immigration postcoloniale viennent d’entrer de manière spectaculaire dans l’espace public. « Pour la première fois dans l’histoire de France, cette catégorie de la population va faire l’objet d’un discours médiatique et politique au niveau national, et la manifestation finale à Paris [...] produit un immense espoir et un unanimisme antiraciste dans l’opinion publique », analyse le sociologue Abdellali Hajjat, qui y voit là « une sorte de “Mai 68” des enfants d’immigrés postcoloniaux * ».

Génération antiraciste

Du côté des marcheurs et des marcheuses, pourtant, le sentiment de victoire va tourner court.
À leur arrivée à Paris, le président Mitterrand leur annonce, certes, la création d’une carte de séjour de dix ans pour les étranger·ères (votée l’année suivante). Plus symbolique qu’autre chose : la mesure, qui n’était pas une revendication de la Marche, figurait déjà au programme du Parti socialiste. Sans réel leader ni stratégie politique, en proie à des divergences internes, le mouvement de la Marche, qui peine à déboucher sur quelque chose de concret, se délite. « Il n’arrivera pas à se structurer pour devenir ni une force politique, ni une force associative, ni une force antiraciste », résume l’historien Pascal Blanchard.

Finalement, c’est le Parti socialiste qui va en tirer profit, à travers la création de SOS Racisme, en 1984. Officiellement apolitique, mais en réalité proche du PS, l’association compte plusieurs militant·es du parti parmi ses fondateurs, dont Harlem Désir et Julien Dray. « [Leur ambition] était de construire ce qu’ils appelaient un “mouvement de masse” dont la capacité de mobilisation importerait plus que le détail de son programme », retrace le chercheur Philippe Juhem dans une thèse consacrée au sujet. Dotée de subventions, soutenue par des mécènes et des personnalités de gauche (intellectuel·elles, journalistes, artistes...), porteuse de méthodes novatrices, l’association parvient à capitaliser sur la dynamique initiée par la Marche. Et très vite, c’est toute une génération qui arbore la fameuse petite main jaune floquée du slogan « Touche pas à mon pote ». Mais ce succès ne sera pas celui des marcheurs et marcheuses historiques, depuis toujours absent·es de l’association. « De leur point de vue, la création de SOS Racisme a pu être perçue comme une récupération, une dépossession. D’autant que l’association a produit beaucoup d’élites du Parti socialiste qui, en fin de compte, se sont révélées assez décevantes pour porter ces questions. Mais, d’un autre côté, SOS Racisme a été capable de répondre à une demande sociale de la jeunesse de l’époque », observe Pascal Blanchard. Un mouvement générationnel dont les acteurs et actrices historiques de la Marche ont, sans le savoir à l’époque, bel et bien posé les bases. « Ces jeunes sont les premiers à avoir revendiqué le fait d’être Français et Arabe ou Kabyle, appuie Pascale Blanchard. C’est ça leur réel succès. »

* Extrait de son ouvrage La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Éd. Amsterdam, 2013.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.