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Le gang des empoi­son­neuses : un poi­son nom­mé revanche

Dans la Rome de la Renaissance, un gang d’empoisonneuses sévit en ven­dant un liquide mor­tel dont le nom est pas­sé à la pos­té­ri­té : l’aqua-tofana. Une mix­ture uti­li­sée pour tuer les maris indésirables.

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© Zach Dyson/​Wikipédia

Juin 1657. Francesco Cesi, duc ita­lien influent et dis­tin­gué, âgé d’une qua­ran­taine d’années, tombe malade. Deux jours plus tard, il meurt, sans expli­ca­tion par­ti­cu­lière. Rapidement, les soup­çons se tournent vers sa (très) jeune épouse, Maria Aldobrandini, 22 ans. Mariée dès ses treize prin­temps, amou­reuse d’un autre, on l’accuse d’avoir uti­li­sé, pour se débar­ras­ser de son conjoint sans atti­rer les sus­pi­cions, une potion puis­sante et sup­po­sée indo­lore que tout le monde redoute alors à Rome. Son nom ? L’aqua-tofana. Un breu­vage fatal qui a ter­ro­ri­sé la Ville éter­nelle et au-​delà pen­dant des décennies.

Un groupe organisé

« Nous sommes alors dans une socié­té catho­lique, bien avant le divorce, où les mariages arran­gés sont fré­quents. L’empoisonnement est un des rares moyens d’y mettre un terme », décrit Mike Dash, his­to­rien bri­tan­nique, auteur d’un article sur la ques­tion publié dans l’ouvrage Toxicology in the Middle Ages and Renaissance. Parmi les socié­tés sou­ter­raines d’une Rome du XVIIe siècle où se dit la bonne aven­ture, se vendent des philtres d’amour et d’autres pro­duits aux ver­tus magiques, un groupe de femmes a bien com­pris l’enjeu et a tiré son épingle du jeu en com­mer­cia­li­sant l’aqua-tofana. Un nom qui fait réfé­rence à celle qui l’aurait inven­té : Giulia Tofana. Beaucoup de mys­tère entoure son exis­tence, mais on la sait Sicilienne et a prio­ri fille d’une empoi­son­neuse active à Palerme ayant été exé­cu­tée : Teofania di Adamo. 

Dans les années 1640, Giulia Tofana arrive dans la capi­tale des États pon­ti­fi­caux accom­pa­gnée de Girolama Spara, sa com­plice dans l’art de l’intoxication. Les deux amies s’entourent alors de deux fabri­cantes et de deux ven­deuses pour for­mer un groupe autour de la confec­tion et du com­merce de poi­son. Giulia, cheffe de file du mou­ve­ment, meurt vers 1651 et Girolama Spara prend la relève. « Elles sévissent dans dif­fé­rents quar­tiers de Rome et s’adressent aus­si bien à des familles riches qu’à des classes plus popu­laires, ajoute Mike Dash. C’est une acti­vi­té très lucrative. »

Huile “mira­cu­leuse”

Leur poi­son, en par­ti­cu­lier, connaît un vif suc­cès dans la socié­té romaine et notam­ment auprès des épouses mal­heu­reuses en ménage, car on lui prête des qua­li­tés sup­po­sées très avan­ta­geuses. On le dit doux, peu dou­lou­reux, effi­cace en quelques gouttes… La des­crip­tion de l’aqua-tofana dans les récits de l’époque explique son suc­cès. Il per­met­trait de tuer sans être incri­mi­né en fai­sant croire à une mort natu­relle. Spara et ses asso­ciées le ven­daient même sous le nom de « manne de saint Nicolas » et le fai­saient pas­ser pour une huile mira­cu­leuse qui aurait trans­pi­ré des os du saint enter­ré dans la ville de Bari, dans le sud de l’Italie. De quoi atti­rer le chaland !

Cette croyance dans son pou­voir hors du com­mun a sub­sis­té jusqu’au milieu du XIXe siècle. Alexandre Dumas, dans Le Comte de Monte-​Cristo, publié en 1844, l’évoque ain­si : « Vous ver­rez pas­ser par la rue des gens droits, frais et roses dont le diable boi­teux, s’il vous effleu­rait de son man­teau, pour­rait vous dire : “Ce mon­sieur est empoi­son­né depuis trois semaines, et il sera tout à fait mort dans un mois.”. » Mais, l’historien Mike Dash tient à le pré­ci­ser : « Tout cela est un mythe ! Les potions de l’époque avaient des effets visibles et dou­lou­reux, les connais­sances en chi­mie n’étaient pas aus­si déve­lop­pées que cela. » La mix­ture, très cer­tai­ne­ment com­po­sée d’arsenic et peut-​être d’antimoine, de plomb et de chlo­rure de mer­cure, cau­sait des maux bien réels : féroces crampes à l’estomac, vomis­se­ments, soif et dys­en­te­rie. La mort arri­vait en peu de temps, mais res­tait effec­ti­ve­ment dif­fi­cile à expli­quer faute d’enquêtes pous­sées. De quoi asseoir la répu­ta­tion des empoi­son­neuses de Rome, qui auraient pro­vo­qué, selon les récits rap­por­tés, près de six cents décès.

Girolama Spara et ses aco­lytes n’agissaient pas seules. Elles béné­fi­ciaient de la com­pli­ci­té de prêtres rené­gats qui leur four­nis­saient les matières pre­mières néces­saires à la fabri­ca­tion de l’aqua-tofana et les met­taient en rela­tion avec de poten­tielles clientes. En effet, ces hommes d’Église impli­qués dans la pègre pro­fi­taient d’un juteux mar­ché paral­lèle com­po­sé d’alchimistes, de sor­cières, d’astrologues, etc. – et d’un joli car­net d’adresses. Un rôle d’intermédiaire plu­tôt lucra­tif ! C’est le père Girolamo qui a lui-​même conseillé à Maria Aldobrandini le poi­son en ques­tion pour se défaire de son mari.

Repérées et… pendues

« La socié­té consi­dé­rait qu’un pou­voir magique ne pou­vait sur­ve­nir sans pou­voir reli­gieux. Ainsi, pour qu’un “sort” se réa­lise, un curé devait le pro­fé­rer. D’où le rôle très impor­tant des prêtres dans ces mondes sou­ter­rains », garan­tit Mike Dash. Ce sys­tème régnait dans d’autres capi­tales euro­péennes à la même époque, comme à Paris, qui a tra­ver­sé une « affaire des poi­sons » entre 1679 et 1682. Des per­son­na­li­tés clé­ri­cales, ain­si qu’une favo­rite de Louis XIV – Madame de Montespan – ont d’ailleurs été mises en cause.

À Rome, la « bande à Spara » a vu son aura ter­nie par manque de dis­cré­tion, leur acti­vi­té trop flo­ris­sante ayant atti­ré l’attention poli­cière. Si bien qu’en 1659, dans un pro­cès qui a fait date, les cinq pro­ta­go­nistes ont reçu leur condam­na­tion : la pen­dai­son sur la place du Campo dei Fiori, à Rome. Le père Girolamo, lui, n’a jamais été inquié­té. Des décen­nies plus tard, on trouve men­tion de l’aqua-tofana dans dif­fé­rents écrits : celui du mis­sion­naire fran­çais Jean-​Baptiste Labat en voyage en Italie, daté de 1709 ; la cor­res­pon­dance de Pius Nikolaus von Garelli, méde­cin per­son­nel de l’empereur du Saint-​Empire romain ger­ma­nique Charles VI, vers 1718 ; ou encore la lettre d’un voya­geur alle­mand, Johann Georg Keysler en 1730, à pro­pos d’une « Tofana » empoi­son­neuse à Naples. « Ces appa­ri­tions reflètent sur­tout la peur de l’empoisonnement au sein de la socié­té et par exten­sion la peur des femmes. Elles avaient bou­le­ver­sé l’ordre éta­bli en pre­nant le pou­voir comme elles le pou­vaient », argu­mente Mike Dash. Aujourd’hui encore, « aqua-​tofana » appa­raît dans la liste des syno­nymes de « poison ».

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