Dans la Rome de la Renaissance, un gang d’empoisonneuses sévit en vendant un liquide mortel dont le nom est passé à la postérité : l’aqua-tofana. Une mixture utilisée pour tuer les maris indésirables.
Juin 1657. Francesco Cesi, duc italien influent et distingué, âgé d’une quarantaine d’années, tombe malade. Deux jours plus tard, il meurt, sans explication particulière. Rapidement, les soupçons se tournent vers sa (très) jeune épouse, Maria Aldobrandini, 22 ans. Mariée dès ses treize printemps, amoureuse d’un autre, on l’accuse d’avoir utilisé, pour se débarrasser de son conjoint sans attirer les suspicions, une potion puissante et supposée indolore que tout le monde redoute alors à Rome. Son nom ? L’aqua-tofana. Un breuvage fatal qui a terrorisé la Ville éternelle et au-delà pendant des décennies.
Un groupe organisé
« Nous sommes alors dans une société catholique, bien avant le divorce, où les mariages arrangés sont fréquents. L’empoisonnement est un des rares moyens d’y mettre un terme », décrit Mike Dash, historien britannique, auteur d’un article sur la question publié dans l’ouvrage Toxicology in the Middle Ages and Renaissance. Parmi les sociétés souterraines d’une Rome du XVIIe siècle où se dit la bonne aventure, se vendent des philtres d’amour et d’autres produits aux vertus magiques, un groupe de femmes a bien compris l’enjeu et a tiré son épingle du jeu en commercialisant l’aqua-tofana. Un nom qui fait référence à celle qui l’aurait inventé : Giulia Tofana. Beaucoup de mystère entoure son existence, mais on la sait Sicilienne et a priori fille d’une empoisonneuse active à Palerme ayant été exécutée : Teofania di Adamo.
Dans les années 1640, Giulia Tofana arrive dans la capitale des États pontificaux accompagnée de Girolama Spara, sa complice dans l’art de l’intoxication. Les deux amies s’entourent alors de deux fabricantes et de deux vendeuses pour former un groupe autour de la confection et du commerce de poison. Giulia, cheffe de file du mouvement, meurt vers 1651 et Girolama Spara prend la relève. « Elles sévissent dans différents quartiers de Rome et s’adressent aussi bien à des familles riches qu’à des classes plus populaires, ajoute Mike Dash. C’est une activité très lucrative. »
Huile “miraculeuse”
Leur poison, en particulier, connaît un vif succès dans la société romaine et notamment auprès des épouses malheureuses en ménage, car on lui prête des qualités supposées très avantageuses. On le dit doux, peu douloureux, efficace en quelques gouttes… La description de l’aqua-tofana dans les récits de l’époque explique son succès. Il permettrait de tuer sans être incriminé en faisant croire à une mort naturelle. Spara et ses associées le vendaient même sous le nom de « manne de saint Nicolas » et le faisaient passer pour une huile miraculeuse qui aurait transpiré des os du saint enterré dans la ville de Bari, dans le sud de l’Italie. De quoi attirer le chaland !
Cette croyance dans son pouvoir hors du commun a subsisté jusqu’au milieu du XIXe siècle. Alexandre Dumas, dans Le Comte de Monte-Cristo, publié en 1844, l’évoque ainsi : « Vous verrez passer par la rue des gens droits, frais et roses dont le diable boiteux, s’il vous effleurait de son manteau, pourrait vous dire : “Ce monsieur est empoisonné depuis trois semaines, et il sera tout à fait mort dans un mois.”. » Mais, l’historien Mike Dash tient à le préciser : « Tout cela est un mythe ! Les potions de l’époque avaient des effets visibles et douloureux, les connaissances en chimie n’étaient pas aussi développées que cela. » La mixture, très certainement composée d’arsenic et peut-être d’antimoine, de plomb et de chlorure de mercure, causait des maux bien réels : féroces crampes à l’estomac, vomissements, soif et dysenterie. La mort arrivait en peu de temps, mais restait effectivement difficile à expliquer faute d’enquêtes poussées. De quoi asseoir la réputation des empoisonneuses de Rome, qui auraient provoqué, selon les récits rapportés, près de six cents décès.
Girolama Spara et ses acolytes n’agissaient pas seules. Elles bénéficiaient de la complicité de prêtres renégats qui leur fournissaient les matières premières nécessaires à la fabrication de l’aqua-tofana et les mettaient en relation avec de potentielles clientes. En effet, ces hommes d’Église impliqués dans la pègre profitaient d’un juteux marché parallèle composé d’alchimistes, de sorcières, d’astrologues, etc. – et d’un joli carnet d’adresses. Un rôle d’intermédiaire plutôt lucratif ! C’est le père Girolamo qui a lui-même conseillé à Maria Aldobrandini le poison en question pour se défaire de son mari.
Repérées et… pendues
« La société considérait qu’un pouvoir magique ne pouvait survenir sans pouvoir religieux. Ainsi, pour qu’un “sort” se réalise, un curé devait le proférer. D’où le rôle très important des prêtres dans ces mondes souterrains », garantit Mike Dash. Ce système régnait dans d’autres capitales européennes à la même époque, comme à Paris, qui a traversé une « affaire des poisons » entre 1679 et 1682. Des personnalités cléricales, ainsi qu’une favorite de Louis XIV – Madame de Montespan – ont d’ailleurs été mises en cause.
À Rome, la « bande à Spara » a vu son aura ternie par manque de discrétion, leur activité trop florissante ayant attiré l’attention policière. Si bien qu’en 1659, dans un procès qui a fait date, les cinq protagonistes ont reçu leur condamnation : la pendaison sur la place du Campo dei Fiori, à Rome. Le père Girolamo, lui, n’a jamais été inquiété. Des décennies plus tard, on trouve mention de l’aqua-tofana dans différents écrits : celui du missionnaire français Jean-Baptiste Labat en voyage en Italie, daté de 1709 ; la correspondance de Pius Nikolaus von Garelli, médecin personnel de l’empereur du Saint-Empire romain germanique Charles VI, vers 1718 ; ou encore la lettre d’un voyageur allemand, Johann Georg Keysler en 1730, à propos d’une « Tofana » empoisonneuse à Naples. « Ces apparitions reflètent surtout la peur de l’empoisonnement au sein de la société et par extension la peur des femmes. Elles avaient bouleversé l’ordre établi en prenant le pouvoir comme elles le pouvaient », argumente Mike Dash. Aujourd’hui encore, « aqua-tofana » apparaît dans la liste des synonymes de « poison ».