© Arseny Togulev
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Italie : la jeune géné­ra­tion au secours de l’IVG

Cinq années de spé­cia­li­sa­tion en gynécologie-​obstétrique et trop sou­vent, pas un mot sur l’IVG. En Italie, la pra­tique, pour­tant légale depuis 1978, reste encore stig­ma­ti­sée. Au point que, dans cer­taines uni­ver­si­tés, les futur·es praticien·nes doivent se for­mer seul·es.

Dans quelques mois, Valeria Vagni, Chiara Belli et Valeria Fino seront diplô­mées en gynécologie-​obstétrique. Pendant leurs années de spé­cia­li­sa­tion à Pérouse (en Ombrie, région du centre de l’Italie), elles n’ont jamais reçu un seul cours sur l’IVG. « La for­ma­tion sur la loi 194 [qui léga­lise l’avortement, ndlr] est tota­le­ment inexis­tante », explique Valeria Vagni. Pour se pré­pa­rer, elle a dû se for­mer sur le tas. Et par­fois seule. « Face à cer­tains cas, j’ai pu me retrou­ver à devoir creu­ser par moi-​même des aspects spé­ci­fiques de la loi », raconte-​t-​elle. De plus, seule l’intervention chi­rur­gi­cale est pra­ti­quée dans l’hôpital uni­ver­si­taire (Azienda Ospedaliera di Perugia) où elle fina­lise son appren­tis­sage. L’avortement médi­ca­men­teux n’y est pas acces­sible. « Si une fois diplô­mée je me retrouve dans une struc­ture où cela se fait, je n’aurai aucune expé­rience », conti­nue la jeune femme. 

En plus d’être privé.es, selon l’hôpital qu’ils intègrent, d’une par­tie de leur for­ma­tion, les internes se retrouvent sou­vent confronté.es à une large majo­ri­té de gyné­co­logues objecteur·trices de conscience, c’est-à-dire qui refusent de pra­ti­quer des IVG au nom de leurs convic­tions. Ils/​elles sont 69% en Italie et 63,5% en Ombrie. Les IVG étant alors pra­ti­quées par une mino­ri­té, certain.es internes pré­fèrent éga­le­ment les évi­ter. Or, « si l’IVG était davan­tage dif­fu­sée, ce serait nor­mal que ça fasse par­tie de ton tra­vail et tu te for­me­rais à cette pra­tique même si ça te dérange », estime Chiara Belli.

Faire ses propres recherches

C’est jus­te­ment ce contexte hos­tile qui a moti­vé Valeria Fino à se for­mer à l’IVG. Dans les pre­miers mois de sa spé­cia­li­sa­tion, la jeune femme n’avait pas encore les idées claires quant à l’objection de conscience. Jusqu’au jour où une femme s’est pré­sen­tée à l’hôpital uni­ver­si­taire de Pérouse pour une inter­rup­tion médi­cale de gros­sesse, après le délai légal de 90 jours d'aménorrhée, car son foe­tus pré­sen­tait une mal­for­ma­tion grave. En Italie, la loi pré­voit la pos­si­bi­li­té d’avorter au-​delà du 3e mois si la gros­sesse ou l’accouchement repré­sentent un risque pour la femme, ou si des mal­for­ma­tions du fœtus peuvent engen­drer un dan­ger pour la san­té phy­sique ou psy­cho­lo­gique de la femme. Dans ce cas pré­cis, la femme ne pou­vait recou­rir à un avor­te­ment chi­rur­gi­cal mais devait suivre un trai­te­ment lui per­met­tant ensuite d’expulser le foe­tus. Mais ce jour-​là, « il n’y avait aucun·e gyné­co­logue non objecteur·trice » pour lui admi­nis­trer le médi­ca­ment, raconte Valeria. Elle a donc pris la déci­sion de le faire elle-​même. « À ce moment-​là, ça me sem­blait absurde de ne pas le lui donner. »

À par­tir de là, Valeria a com­men­cé à faire ses propres recherches. « Puis des étu­diantes psy­chiatres m’ont fait lire des études sur le fœtus, qui expli­quaient à par­tir de quand on peut par­ler de la nais­sance d’un être humain. Elles m’ont aidée à me faire une opi­nion. » Mais l’épisode qui lui a don­né envie « de chan­ger les choses, c’est quand des groupes pro-​vie ont com­men­cé à rem­plir Pérouse et toute la pro­vince d’affiches contre l’avortement au prin­temps 2018. Tout ce qui était écrit sur ces affiches était faux. » Alors, en octobre de la même année, avec quelques amies elles ont déci­dé d’inviter un panel d’expert.es au sein même de l’Université de Médecine de Pérouse pour abor­der le sujet du point de vue cli­nique, psy­cho­lo­gique et médico-légal. 

L’événement a été un véri­table suc­cès, les orga­ni­sa­trices ont fait salle pleine. La preuve que « les jeunes ont envie d’apprendre. Mais per­sonne n’en parle », ana­lyse Valeria. Aujourd’hui encore, la jeune femme s’étonne d’avoir pu orga­ni­ser l’événement. « Je pen­sais que l’Université allait refu­ser. » Elle prend soin de bien choi­sir ses mots avant de pré­ci­ser sa pen­sée. « C’est clair que cer­tains sujets sont tabous. Disons que par­ler de l’IVG est vu comme quelque chose qui va contre la reli­gion ou contre on ne sait quelle entité. »

« En Italie, on est dans un contexte social où même si l’IVG est légale, elle reste stigmatisée »

Silvia De Zordo, cher­cheuse à l’université de Barcelone et res­pon­sable du pro­jet Europe Abortion Access Project

Encore aujourd’hui en Italie « on consi­dère que l’IVG n’est pas impor­tante, pas inté­res­sante. En plus, on est dans un contexte social où même si elle est légale, elle reste stig­ma­ti­sée », ana­lyse Silvia De Zordo, cher­cheuse à l'Université de Barcelone et res­pon­sable du pro­jet de recherche Europe Abortion Access Project. « On sait que le Vatican a fait ouver­te­ment cam­pagne en faveur de l’objection de conscience à l’IVG. »

Dépasser le conditionnement

Pour Chiara Belli, « c’est sûr qu’il y a une influence cultu­relle et reli­gieuse. Et du coup, tu as l’impression que si tu choi­sis de ne pas faire objec­tion tu choi­sis d’être un·e tueur·se d’enfants. » Pourtant, mal­gré son ouver­ture d’esprit, Chiara reste condi­tion­née par des années de tabou. À tel point que si elle est convain­cue de la néces­si­té de garan­tir le droit à l’IVG, elle ne sait pas encore si elle arri­ve­ra un jour à en pratiquer. 

De plus, l’obscurantisme autour de cette pra­tique faci­lite les moyens de pres­sion. « Les vieux et vieilles gyné­cos font peur aux jeunes en disant "Tu sais il y a tou­jours le risque de per­fo­rer l’utérus". Il y a cette construc­tion mytho­lo­gique de la per­fo­ra­tion uté­rine. Je ne dis pas que ça n’existe pas mais si on regarde la lit­té­ra­ture médi­cale, ça reste mini­mal », conti­nue Silvia De Zordo. 

« Selon moi, un·e objecteur·trice de conscience ou quelqu’un qui pense que l’avortement est un crime ne peut pas enseigner »

Anna Pompili, gyné­co­logue, membre de l'Amica

Au-​delà des aspects tech­niques et légaux, « il faut mon­trer aux jeunes com­ment on se com­porte avec une femme qui demande une IVG et selon moi, un·e objecteur·trice de conscience ou quelqu’un qui pense que l’avortement est un crime ne peut pas ensei­gner », insiste la gyné­co­logue Anna Pompili, membre de l’Association des Médecins Italiens Contraception et Avortement (AMICA). 

Valeria Fino se sou­vient s’être oppo­sée à une obs­té­tri­cienne « objec­trice et super catho­lique » qu’elle accom­pa­gnait pen­dant ses visites à l’hôpital. « Alors qu’elle nous fai­sait le brie­fing du matin, on a com­men­cé à par­ler de l’IVG. Elle nous répé­tait qu’elle sou­te­nait les femmes même si elle n’était pas d’accord avec leur choix de tuer leur enfant. À un moment don­né, j’ai cra­qué. Je lui ai deman­dé com­ment elle pen­sait pou­voir aider des femmes qu’elle esti­mait être des assas­sines et à qui elle don­nait l’impression de l’être. »

Regarder du côté des gyné­cos belges

Depuis le col­loque ini­tié par les étu­diantes à l’automne 2018, les choses n’ont pas vrai­ment chan­gé à l’hôpital de Pérouse. L’IVG n’est tou­jours pas au pro­gramme et les internes doivent conti­nuer à se for­mer sur le tas en assu­rant les avor­te­ments du lun­di matin, jour dévo­lu à la pra­tique. Valeria Vagni est toutes les semaines au rendez-​vous. Une fois diplô­mée, elle aime­rait contri­buer à la géné­ra­li­sa­tion de l’IVG médi­ca­men­teuse au niveau local, dans les plan­nings fami­liaux, « ce qui per­met­trait de créer un envi­ron­ne­ment moins hos­tile pour les femmes ». 

Quant à Valeria Fino, pour sa der­nière année de spé­cia­li­sa­tion, elle est par­tie en Erasmus à Bruxelles. Dans l’hôpital où elle exerce, à Erasme, elle n’a pas croi­sé d’objecteur/trice de conscience et elle a pu pra­ti­quer des IVG médi­ca­men­teuses. « J’ai réa­li­sé à quel point c’est facile et utile pour les femmes de pou­voir avor­ter avec le médi­ca­ment », analyse-t-elle.

Sur les six internes de leur pro­mo­tion, quatre ont déjà déci­dé qu’elles pra­ti­que­ront des IVG une fois diplô­mées. « Avec mes cama­rades, nous sommes nom­breux à vou­loir pra­ti­quer. Je ne sais pas si cela est le reflet d’une ten­dance natio­nale de la nou­velle géné­ra­tion, ou si c’est juste un hasard dans notre région », se ques­tionne Valeria Vagni. 

Si aucune évo­lu­tion sta­tis­tique sur l’objection de conscience n’est encore obser­vée, cette nou­velle géné­ra­tion de gyné­co­logues aura tou­te­fois un rôle-​clé à jouer pour l’accès des femmes à l’IVG. Comme le rap­pelle Silvia De Zordo, celles et ceux qui ont lut­té pour ce droit dans les années 70 et qui l’ont défen­du sont parti.e.s ou sont en train de par­tir à la retraite. « Sans eux/​elles, qu’est-ce qu’on fera ? »  Du côté des ancien.nes gyné­cos engagé.es, on parle de créer un réseau avec les jeunes qui pra­tiquent l’IVG afin qu’ils/elles puissent s’entraider et prendre le relais de celles et ceux qui partent à la retraite. Faire un tel choix de car­rière en Italie n’est pas ano­din et Valeria Vagni le sait très bien. « Finalement, ce qu’on fait, c’est de l’activisme. »


Une nou­velle vic­toire pour les IVG médicamenteuses

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Alors que le recours aux avor­te­ments phar­ma­co­lo­giques est encore très limi­té en Italie (24% du total des IVG pra­ti­quées, contre 69% en France en 2018), les choses pour­raient s’améliorer. Le ministre de la Santé ita­lien Roberto Speranza a annon­cé le 8 août que désor­mais, les femmes pour­ront avoir recours à cette pra­tique jusqu’à la 9e semaine (non plus la 7e semaine) et sans l’obligation d’être hos­pi­ta­li­sées. Une vic­toire rem­por­tée grâce aux mobi­li­sa­tions dans tout le pays après la déci­sion de l'Ombrie en juin der­nier de ne plus auto­ri­ser les IVG médi­ca­men­teuses en ambu­la­toire, ce qui était pour­tant pos­sible depuis 2018.
Cela avait fait rejoindre à la région gou­ver­née par la Ligue le groupe des 15 régions (sur 20 que compte le pays) impo­sant 3 jours d’hospitalisation dans le cas d’un avor­te­ment médi­ca­men­teux. Et ce alors alors même que les IVG chi­rur­gi­cales sont géné­ra­le­ment pré­vues en ambu­la­toire. Pour la gyné­co­logue Anna Pompili, éga­le­ment membre de l’Association des Médecins Italiens Contraception et Avortement (AMICA), il y a une « hos­ti­li­té à l’égard de l’IVG phar­ma­co­lo­gique » parce qu’elle « donne trop de pou­voir aux femmes et en fait perdre aux méde­cins. Avec l’association, on mène une bataille cultu­relle contre cette méde­cine paternaliste ».

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