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Anindya et Kartik, 25 et 24 ans, ont recours à StayUncle pour louer une chambre dans un love hotel. © Laurent Hazgui/Divergence pour Causette

Inde : des love hotels pour les couples non mariés

Un concept sul­fu­reux tant les rela­tions amou­reuses hors mariage demeurent taboues dans le pays. Au-​delà d’en faire un busi­ness, son équipe espère décoin­cer une socié­té conser­va­trice où l’éducation sexuelle fait cruel­le­ment défaut. 

Enclave arty bran­chée de Delhi, le quar­tier d’Hauz Khas est l’un des rares de la capi­tale indienne où les couples osent flir­ter au grand jour. En balade dans les allées de son parc, Anindya et Kartik, 25 et 24 ans, incarnent à mer­veille une mino­ri­té urbaine, aisée et culti­vée, qui semble libre de s’affranchir des conve­nances dans une socié­té pour­tant conser­va­trice à l’extrême. En ves­ton gris, jean et bot­tines, la pre­mière est jour­na­liste, se pré­sente comme bisexuelle et sans cesse dési­reuse d’« explo­rer [sa] sexua­li­té ». Son « boy­friend » depuis huit ans, Kartik, se pré­pare à deve­nir juge. « On n’est pas prêts pour le mariage », proclament-​ils en chœur. L’alibi des études longues devrait leur offrir encore trois ans de répit avant que leurs familles « ne [leur] mettent la pres­sion ». Leurs parents sont au cou­rant de leur liai­son et ne s’y opposent pas, même si Anindya et Kartik seront les pre­miers de leur lignée à ne pas convo­ler par un mariage arran­gé. « On n’a pas fait pour autant de pré­sen­ta­tion offi­cielle, pré­vient Anindya. Ici, ça ne se fait pas. » Pas plus qu’inviter son copain ou sa copine au domi­cile fami­lial pour jouir d’un peu de tran­quilli­té. Quand les parcs, les ciné­mas et les centres com­mer­ciaux ne suf­fisent plus à pro­cu­rer l’intimité escomp­tée, res­tent les hôtels. Anindya et Kartik s’y sont essayés, mais l’expérience a tour­né court. « Dans un hôtel miteux, on nous a obli­gés à prendre deux chambres », se sou­vient le couple. Une autre fois, les amou­reux s’entendent dire : « Une seule chambre, pour­quoi faire ? On va appe­ler les flics. Ici, on n’autorise pas les acti­vi­tés de ce type… »

Des pra­tiques humiliantes

Pour s’épargner ces humi­lia­tions, le couple a fini par sol­li­ci­ter les ser­vices d’une start-​up de Delhi. StayUncle s’est lan­cé en 2014 sur le mar­ché des hôtels loués à l’heure pour une clien­tèle de voya­geurs d’affaires en tran­sit. Mais bien vite, des clients impré­vus ont frap­pé à la porte : des couples non mariés en quête d’une chambre accueillante. « C’était une sur­prise totale », affirme Sanchit Sethi, 29 ans, l’un des cofon­da­teurs. StayUncle occupe des bureaux par­ta­gés au troi­sième étage d’une tour du quar­tier d’affaires de Nehru Place. Cet ingé­nieur à la mine sérieuse, un peu raide dans sa che­mise azur, raconte avoir recueilli « des his­toires à bri­ser le cœur ». Celles de jeunes gens jetés à la rue par des hôte­liers, obli­gés d’errer toute la nuit faute de trou­ver un abri pour leur soi­rée roman­tique. « La plu­part se voyaient refu­ser l’entrée des hôtels s’ils ne four­nis­saient pas de cer­ti­fi­cat de mariage. D’autres subis­saient un tas de ques­tions indis­crètes et mépri­santes : “Quelle est votre rela­tion ? Cette fille, c’est une pros­ti­tuée ? Tu la payes, c’est ça ?” Les tenan­ciers exi­geaient par­fois le numé­ro de leurs parents et mena­çaient de les appe­ler. » Autant de pra­tiques illé­gales que les couples ne se risquent pas à contester.

Tant par convic­tion que par oppor­tu­nisme, StayUncle a donc chan­gé de cible et a créé, fin 2015, les pre­miers love hotels indiens. Le concept vient du Japon, autre socié­té cor­se­tée. StayUncle ne pos­sède pas d’hôtels, mais s’est mué en une sorte de TripAdvisor du sexe hors mariage : son site Web sélec­tionne et réfé­rence des éta­blis­se­ments, plu­tôt haut de gamme, qui s’engagent à ne poser aucune ques­tion aux clients et à les rece­voir comme n’importe quel usa­ger. Elle se rému­nère par une com­mis­sion sur la nui­tée. Quelque 50 000 couples auraient réser­vé une chambre par son entre­mise dans une qua­ran­taine de villes indiennes. Sur une popu­la­tion de plus d’un mil­liard d’habitant·es, cela reste déri­soire, mais ce n’est pas ano­din pour autant. La socié­té indienne est impré­gnée du puri­ta­nisme de toutes les cultures et reli­gions qui la com­posent et ajoutent cha­cune leur car­can. Les rela­tions sexuelles hors mariage demeurent un tabou écra­sant. Selon une étude gou­ver­ne­men­tale * por­tant sur 2015 et 2016, seuls 11 % des hommes céli­ba­taires de 15 à 24 ans et 2 % de leurs homo­logues fémi­nines décla­raient avoir eu des rela­tions sexuelles. Même si la réa­li­té est sans doute dif­fé­rente, même si les mœurs se réin­ventent peu à peu dans les métro­poles, mariage et famille res­tent les deux mamelles d’une exis­tence conve­nable. D’après StayUncle, 80 % de ses client·es ont entre 15 et 30 ans.

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Anindya et Kartik, 25 et 24 ans, ont recours à StayUncle pour louer une chambre dans un love hotel.

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Sanchit Sethi, 29 ans, cofon­da­teur de StayUncle qui a créé les pre­miers love hotels en Inde.

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Le parc d’Hauz Khas est l’un des rares endroits de Delhi où les couples osent flir­ter au grand jour. 

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Dikshi, 35 ans, anime, dans les locaux de la start-​up, un live vidéo sur les rela­tions amoureuses.

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The Golden Palms & Spa reçoit, chaque mois, trente à qua­rante client·es envoyé·es par StayUncle.

Un concept décrié

« L’Inde a besoin de plus de sexe ! », « Les couples veulent une chambre, pas des juge­ments »… Malgré ses slo­gans tapa­geurs, l’entreprise n’a pas choi­si le busi­ness le plus facile. Ses com­mer­ciaux n’ont réus­si à ral­lier à leur cause que 1 000 hôte­liers sur les 20 000 gérants contac­tés. « Quand on sent des résis­tances, on n’insiste pas, com­mente Sanchit Sethi, car la prio­ri­té reste la sécu­ri­té des clients. » 
Même par­mi les tenan­ciers qui ont rejoint le ser­vice, peu acceptent d’en faire la pro­mo ou avec une pru­dence qui frôle la para­noïa. The Golden Palms Hotel & Spa est un éta­blis­se­ment au chic un poil sur­an­né, plan­té au milieu d’un ter­rain vague de Delhi. Chaque mois, trente à qua­rante client·es lui sont envoyé·es par StayUncle. Le maître des lieux, Ankit Kaushal, répond à nos ques­tions du bout des lèvres, en éco­no­mi­sant ses mots. Depuis quand s’est-il lan­cé sur le cré­neau des amours inter­dites ? « Environ trois ans. » Et pour­quoi ? « Ça nous ramène des clients. Tant qu’ils sont adultes, ils ont bien le droit d’aller où ils veulent. » Pressé d’en finir avec l’interview, le gérant souffle, en forme d’excuses : « Vous savez, en Inde, beau­coup de sujets peuvent faci­le­ment faire polémique… »

Des marques d’hostilité

La start-​up fait régu­liè­re­ment les frais de l’hypersensibilité de la socié­té aux ques­tions de sexua­li­té. Le 14 février 2019, pour la Saint-​Valentin, Sanchit Sethi et ses col­lègues dis­tri­buaient des pros­pec­tus à Connaught Place, une immense place bor­dée de bâti­ments à colon­nades. Le centre névral­gique et com­mer­cial de la capi­tale, où s’alignent enseignes de vête­ments, librai­ries et chaînes occi­den­tales. Leurs bal­lons en forme de cœurs n’ont pas suf­fi à ama­douer les badauds. « Des pas­sants nous ont pris à par­tie en nous accu­sant de per­ver­tir le pays et de cor­rompre ses valeurs », décrit le patron. Sur Facebook, cer­tains com­men­taires sont à l’avenant. « Odieux », « obs­cène », « espèces de tor­dus », « arrê­tez de croire que tout le monde est aus­si obsé­dé que vous ». Cette hos­ti­li­té ne bou­le­verse pas Sanchit. « En Inde, tous ceux qui sortent ensemble au grand jour s’exposent à ce type de réac­tions, constate-​t-​il. Le simple fait de se tenir la main en public fait cou­rir un risque. » À Connaught Place, les réac­tions les plus viru­lentes sont venues de jeunes de son âge. Dans sa chaise de bureau, il pivote vers les sil­houettes juvé­niles employées par d’autres entre­prises de l’espace de cowor­king. « Sur la qua­ran­taine de per­sonnes qui bossent ici, je pense qu’il n’y en a qu’une dizaine qui sont vrai­ment OK avec ce que nous fai­sons. »
Face à l’adversité, l’équipe de Sanchit se sent inves­tie d’un rôle social et conti­nue de creu­ser le filon d’un mar­ke­ting réso­lu­ment « sexe posi­tif ». « Les couples non mariés ont besoin d’être ras­su­rés sur le fait qu’ils ne font rien de mal, sou­tient Sanchit. Pour nous, cela relève de la mis­sion d’éducation sexuelle autant que du busi­ness. » StayUncle charge les hôte­liers de glis­ser des pré­ser­va­tifs dans les chambres. La boîte inonde ses réseaux sociaux de conseils sur la san­té sexuelle, l’érotisme, mais aus­si les rela­tions hommes-femmes.

“Les couples non mariés ont besoin d’être ras­su­rés sur le fait qu’ils ne font rien de mal. Pour nous, cela relève de la mis­sion d’éducation sexuelle autant que du business”

Sanchit Sethi 

Chaque ven­dre­di, à 17 heures, un long mono­logue démarre dans l’une des salles de réunion. « Hiiiii guuuyyys ! Merci à mes fol­lo­wers régu­liers d’être là et à tous les nou­veaux. » Châle à capuche rouge, frange coif­fée au peigne, Dikshi se tient droite der­rière son télé­phone vis­sé à un tré­pied. Les fon­da­teurs lui ont d’abord confié l’animation de la com­mu­nau­té créée autour de StayUncle. Un blog, d’abord, Naughty Bharat (« L’Inde coquine »), dans le but « de peindre un tableau plus réa­liste de l’amour et des rela­tions en Inde ». Puis Dikshi a pris en main une chaîne YouTube, un forum, des pod­casts. Elle anime désor­mais un live vidéo heb­do­ma­daire, retrans­mis sur Instagram. Elle répond à la volée aux ques­tions des inter­nautes sur la confu­sion des sen­ti­ments, la dif­fé­rence d’âge dans le couple ou encore l’infidélité, en nour­ris­sant ses conseils de sa propre expé­rience. Il lui arrive de rece­voir des invité·es. Un avo­cat pour rap­pe­ler ce que les couples ont le droit de faire en dépit des inter­dits moraux, une femme trans­genre… « Que des per­son­na­li­tés non confor­mistes », résume-​t-​elle. « En fait, tout le monde couche avant le mariage, mais per­sonne n’en parle, soutient-​elle. C’est juste que les gar­diens auto­pro­cla­més de la culture indienne ont un pro­blème avec ça. La police morale est un peu moins pres­sante dans les grandes villes, mais elle reste très forte. » La pudi­bon­de­rie ambiante rend « l’éducation sexuelle inexis­tante, même à des fins de pré­ven­tion ». À sa modeste échelle, celle d’un petit public de classes moyennes édu­quées et majo­ri­tai­re­ment anglo­phones, Dikshi tente de cor­ri­ger le tir. « Par exemple, je parle beau­coup de consen­te­ment aux hommes, illustre-​t-​elle, car, hon­nê­te­ment, les Indiens n’ont aucune idée de ce que cela veut dire. Ici, on envoie bou­ler les vieilles normes patriar­cales, pas seule­ment pour les femmes, mais aus­si pour les hommes. »

“Une fille facile”

Une acti­vi­té qui l’expose au cybe­rhar­cè­le­ment, qu’elle dit subir plu­sieurs fois par mois. Parce qu’elle n’hésite pas à témoi­gner de son récent divorce, elle souffre aus­si des pré­ju­gés que subissent les Indiennes qui osent ce choix encore raris­sime. « Pour beau­coup de gens, cela fait de moi une fille facile ou au pas­sé de petite ver­tu », observe-​t-​elle. Même ses parents, qu’elle décrit comme pro­gres­sistes, sont par­fois gênés aux entour­nures par son acti­vi­té et ses prises de position. 

Sa géné­ra­tion ne mue qu’à petits pas, mais, croit-​elle, le cap est fixé. « Nous ne connaî­trons peut-​être pas une révo­lu­tion sexuelle de l’ampleur de celle des années 1960 ailleurs, mais elle est à l’œuvre. » Dikshi cite, par­mi les bonds en avant, la dépé­na­li­sa­tion de l’homosexualité actée, en Inde, en sep­tembre 2018. La rendre effec­tive est l’un des chan­tiers de StayUncle. Pour l’heure, ses hôte­liers ne sont qu’une poi­gnée à accep­ter les couples de même sexe, et les clients homos encore moins nom­breux à oser frap­per à leur porte. 

* Enquête natio­nale sur la san­té de la famille citée par le quo­ti­dien éco­no­mique Mint en mai 2018.

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