Un concept sulfureux tant les relations amoureuses hors mariage demeurent taboues dans le pays. Au-delà d’en faire un business, son équipe espère décoincer une société conservatrice où l’éducation sexuelle fait cruellement défaut.
Enclave arty branchée de Delhi, le quartier d’Hauz Khas est l’un des rares de la capitale indienne où les couples osent flirter au grand jour. En balade dans les allées de son parc, Anindya et Kartik, 25 et 24 ans, incarnent à merveille une minorité urbaine, aisée et cultivée, qui semble libre de s’affranchir des convenances dans une société pourtant conservatrice à l’extrême. En veston gris, jean et bottines, la première est journaliste, se présente comme bisexuelle et sans cesse désireuse d’« explorer [sa] sexualité ». Son « boyfriend » depuis huit ans, Kartik, se prépare à devenir juge. « On n’est pas prêts pour le mariage », proclament-ils en chœur. L’alibi des études longues devrait leur offrir encore trois ans de répit avant que leurs familles « ne [leur] mettent la pression ». Leurs parents sont au courant de leur liaison et ne s’y opposent pas, même si Anindya et Kartik seront les premiers de leur lignée à ne pas convoler par un mariage arrangé. « On n’a pas fait pour autant de présentation officielle, prévient Anindya. Ici, ça ne se fait pas. » Pas plus qu’inviter son copain ou sa copine au domicile familial pour jouir d’un peu de tranquillité. Quand les parcs, les cinémas et les centres commerciaux ne suffisent plus à procurer l’intimité escomptée, restent les hôtels. Anindya et Kartik s’y sont essayés, mais l’expérience a tourné court. « Dans un hôtel miteux, on nous a obligés à prendre deux chambres », se souvient le couple. Une autre fois, les amoureux s’entendent dire : « Une seule chambre, pourquoi faire ? On va appeler les flics. Ici, on n’autorise pas les activités de ce type… »
Des pratiques humiliantes
Pour s’épargner ces humiliations, le couple a fini par solliciter les services d’une start-up de Delhi. StayUncle s’est lancé en 2014 sur le marché des hôtels loués à l’heure pour une clientèle de voyageurs d’affaires en transit. Mais bien vite, des clients imprévus ont frappé à la porte : des couples non mariés en quête d’une chambre accueillante. « C’était une surprise totale », affirme Sanchit Sethi, 29 ans, l’un des cofondateurs. StayUncle occupe des bureaux partagés au troisième étage d’une tour du quartier d’affaires de Nehru Place. Cet ingénieur à la mine sérieuse, un peu raide dans sa chemise azur, raconte avoir recueilli « des histoires à briser le cœur ». Celles de jeunes gens jetés à la rue par des hôteliers, obligés d’errer toute la nuit faute de trouver un abri pour leur soirée romantique. « La plupart se voyaient refuser l’entrée des hôtels s’ils ne fournissaient pas de certificat de mariage. D’autres subissaient un tas de questions indiscrètes et méprisantes : “Quelle est votre relation ? Cette fille, c’est une prostituée ? Tu la payes, c’est ça ?” Les tenanciers exigeaient parfois le numéro de leurs parents et menaçaient de les appeler. » Autant de pratiques illégales que les couples ne se risquent pas à contester.
Tant par conviction que par opportunisme, StayUncle a donc changé de cible et a créé, fin 2015, les premiers love hotels indiens. Le concept vient du Japon, autre société corsetée. StayUncle ne possède pas d’hôtels, mais s’est mué en une sorte de TripAdvisor du sexe hors mariage : son site Web sélectionne et référence des établissements, plutôt haut de gamme, qui s’engagent à ne poser aucune question aux clients et à les recevoir comme n’importe quel usager. Elle se rémunère par une commission sur la nuitée. Quelque 50 000 couples auraient réservé une chambre par son entremise dans une quarantaine de villes indiennes. Sur une population de plus d’un milliard d’habitant·es, cela reste dérisoire, mais ce n’est pas anodin pour autant. La société indienne est imprégnée du puritanisme de toutes les cultures et religions qui la composent et ajoutent chacune leur carcan. Les relations sexuelles hors mariage demeurent un tabou écrasant. Selon une étude gouvernementale * portant sur 2015 et 2016, seuls 11 % des hommes célibataires de 15 à 24 ans et 2 % de leurs homologues féminines déclaraient avoir eu des relations sexuelles. Même si la réalité est sans doute différente, même si les mœurs se réinventent peu à peu dans les métropoles, mariage et famille restent les deux mamelles d’une existence convenable. D’après StayUncle, 80 % de ses client·es ont entre 15 et 30 ans.
Un concept décrié
« L’Inde a besoin de plus de sexe ! », « Les couples veulent une chambre, pas des jugements »… Malgré ses slogans tapageurs, l’entreprise n’a pas choisi le business le plus facile. Ses commerciaux n’ont réussi à rallier à leur cause que 1 000 hôteliers sur les 20 000 gérants contactés. « Quand on sent des résistances, on n’insiste pas, commente Sanchit Sethi, car la priorité reste la sécurité des clients. »
Même parmi les tenanciers qui ont rejoint le service, peu acceptent d’en faire la promo ou avec une prudence qui frôle la paranoïa. The Golden Palms Hotel & Spa est un établissement au chic un poil suranné, planté au milieu d’un terrain vague de Delhi. Chaque mois, trente à quarante client·es lui sont envoyé·es par StayUncle. Le maître des lieux, Ankit Kaushal, répond à nos questions du bout des lèvres, en économisant ses mots. Depuis quand s’est-il lancé sur le créneau des amours interdites ? « Environ trois ans. » Et pourquoi ? « Ça nous ramène des clients. Tant qu’ils sont adultes, ils ont bien le droit d’aller où ils veulent. » Pressé d’en finir avec l’interview, le gérant souffle, en forme d’excuses : « Vous savez, en Inde, beaucoup de sujets peuvent facilement faire polémique… »
Des marques d’hostilité
La start-up fait régulièrement les frais de l’hypersensibilité de la société aux questions de sexualité. Le 14 février 2019, pour la Saint-Valentin, Sanchit Sethi et ses collègues distribuaient des prospectus à Connaught Place, une immense place bordée de bâtiments à colonnades. Le centre névralgique et commercial de la capitale, où s’alignent enseignes de vêtements, librairies et chaînes occidentales. Leurs ballons en forme de cœurs n’ont pas suffi à amadouer les badauds. « Des passants nous ont pris à partie en nous accusant de pervertir le pays et de corrompre ses valeurs », décrit le patron. Sur Facebook, certains commentaires sont à l’avenant. « Odieux », « obscène », « espèces de tordus », « arrêtez de croire que tout le monde est aussi obsédé que vous ». Cette hostilité ne bouleverse pas Sanchit. « En Inde, tous ceux qui sortent ensemble au grand jour s’exposent à ce type de réactions, constate-t-il. Le simple fait de se tenir la main en public fait courir un risque. » À Connaught Place, les réactions les plus virulentes sont venues de jeunes de son âge. Dans sa chaise de bureau, il pivote vers les silhouettes juvéniles employées par d’autres entreprises de l’espace de coworking. « Sur la quarantaine de personnes qui bossent ici, je pense qu’il n’y en a qu’une dizaine qui sont vraiment OK avec ce que nous faisons. »
Face à l’adversité, l’équipe de Sanchit se sent investie d’un rôle social et continue de creuser le filon d’un marketing résolument « sexe positif ». « Les couples non mariés ont besoin d’être rassurés sur le fait qu’ils ne font rien de mal, soutient Sanchit. Pour nous, cela relève de la mission d’éducation sexuelle autant que du business. » StayUncle charge les hôteliers de glisser des préservatifs dans les chambres. La boîte inonde ses réseaux sociaux de conseils sur la santé sexuelle, l’érotisme, mais aussi les relations hommes-femmes.
Chaque vendredi, à 17 heures, un long monologue démarre dans l’une des salles de réunion. « Hiiiii guuuyyys ! Merci à mes followers réguliers d’être là et à tous les nouveaux. » Châle à capuche rouge, frange coiffée au peigne, Dikshi se tient droite derrière son téléphone vissé à un trépied. Les fondateurs lui ont d’abord confié l’animation de la communauté créée autour de StayUncle. Un blog, d’abord, Naughty Bharat (« L’Inde coquine »), dans le but « de peindre un tableau plus réaliste de l’amour et des relations en Inde ». Puis Dikshi a pris en main une chaîne YouTube, un forum, des podcasts. Elle anime désormais un live vidéo hebdomadaire, retransmis sur Instagram. Elle répond à la volée aux questions des internautes sur la confusion des sentiments, la différence d’âge dans le couple ou encore l’infidélité, en nourrissant ses conseils de sa propre expérience. Il lui arrive de recevoir des invité·es. Un avocat pour rappeler ce que les couples ont le droit de faire en dépit des interdits moraux, une femme transgenre… « Que des personnalités non conformistes », résume-t-elle. « En fait, tout le monde couche avant le mariage, mais personne n’en parle, soutient-elle. C’est juste que les gardiens autoproclamés de la culture indienne ont un problème avec ça. La police morale est un peu moins pressante dans les grandes villes, mais elle reste très forte. » La pudibonderie ambiante rend « l’éducation sexuelle inexistante, même à des fins de prévention ». À sa modeste échelle, celle d’un petit public de classes moyennes éduquées et majoritairement anglophones, Dikshi tente de corriger le tir. « Par exemple, je parle beaucoup de consentement aux hommes, illustre-t-elle, car, honnêtement, les Indiens n’ont aucune idée de ce que cela veut dire. Ici, on envoie bouler les vieilles normes patriarcales, pas seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes. »
“Une fille facile”
Une activité qui l’expose au cyberharcèlement, qu’elle dit subir plusieurs fois par mois. Parce qu’elle n’hésite pas à témoigner de son récent divorce, elle souffre aussi des préjugés que subissent les Indiennes qui osent ce choix encore rarissime. « Pour beaucoup de gens, cela fait de moi une fille facile ou au passé de petite vertu », observe-t-elle. Même ses parents, qu’elle décrit comme progressistes, sont parfois gênés aux entournures par son activité et ses prises de position.
Sa génération ne mue qu’à petits pas, mais, croit-elle, le cap est fixé. « Nous ne connaîtrons peut-être pas une révolution sexuelle de l’ampleur de celle des années 1960 ailleurs, mais elle est à l’œuvre. » Dikshi cite, parmi les bonds en avant, la dépénalisation de l’homosexualité actée, en Inde, en septembre 2018. La rendre effective est l’un des chantiers de StayUncle. Pour l’heure, ses hôteliers ne sont qu’une poignée à accepter les couples de même sexe, et les clients homos encore moins nombreux à oser frapper à leur porte.
* Enquête nationale sur la santé de la famille citée par le quotidien économique Mint en mai 2018.