Donné perdant aux élections législatives de mi-mandat, le parti démocrate de Joe Biden entend utiliser la colère suscitée par le recul sur l’IVG pour conserver sa majorité dans les deux chambres du Congrès. Assez pour renverser la vapeur ?
« Ils ne connaissent rien au pouvoir des femmes, mais ils sont sur le point de le découvrir. » Ce vendredi 8 juillet, un Joe Biden visiblement remonté adresse une mise en garde aux républicains. Deux semaines plus tôt, la Cour suprême, dominée par des juges conservateur·trices, avait décidé de révoquer l’arrêt Roe vs Wade – qui, en 1973, avait fait de l’accès à l’avortement un droit protégé par la Constitution –, renvoyant aux États fédérés la possibilité de fixer leur propre politique en la matière. Un coup de tonnerre : jamais la haute cour, dont les jugements s’imposent à tout le pays sans option de recours, n’était revenue de la sorte sur un droit acquis depuis des décennies. « Pour l’amour de Dieu, il y a une élection en novembre. Votez, votez, votez, votez », a poursuivi le président américain. Ce scrutin, ce sont les midterms, ou élections de mi-mandat. Organisées le mardi 8 novembre, elles conduiront, entre autres, au renouvellement intégral des 435 sièges de la Chambre des représentant·es et d’environ un tiers du Sénat (34 sièges).
Plombé·es par une inflation record et par le manque de popularité du président, les démocrates, qui disposent d’une majorité étroite dans les deux chambres, s’attendaient à les perdre. Mais, depuis la mise à mort de « Roe », le vent tourne. Sur fond d’interdictions quasi totales de l’avortement dans plusieurs États républicains (au Texas, en Oklahoma, en Louisiane…), y compris pour les cas de viol et d’inceste, l’accès à l’interruption volontaire de grossesse a été propulsé au rang des préoccupations principales des Américain·es, aux côtés de l’état de l’économie. D’après l’institut Pew Research Center, 56 % des électeur·rices considèrent désormais ce thème comme « très important », contre 43 % en mars. De quoi donner des ailes aux démocrates. Très largement pro-avortement, ils·elles espèrent limiter leurs pertes, voire conserver le contrôle du Congrès en taxant leurs adversaires d’« extrémistes » déconnecté·es de la majorité.
Bonne surprise au Kansas
« D’après les sondages, plus de 60 % des Américains et des Américaines sont favorables à Roe. Ils et elles pensaient que le droit des femmes à mettre un terme à leur grossesse était protégé. Quand cela leur a été retiré, ils et elles en ont mesuré la valeur. Ça nous a réveillés ! » explique Janet Milkovich, présidente de la League of Women Voters of Johnson County, une association civique de femmes démocrates située en banlieue de Kansas City. Elle est bien placée pour le savoir.
Le 2 août, les électeur·rices de son État ont largement voté contre un amendement à la Constitution du Kansas qui aurait ouvert la voie à une limitation importante de l’accès à l’IVG, un objectif de longue date des conservateurs locaux. Le résultat fut une très bonne surprise pour le camp pro-avortement. En effet, le Kansas est un État majoritairement républicain, qui a voté à près de 57 % pour Donald Trump aux présidentielles de 2016 et 2020. Les opposant·es à l’amendement − des démocrates, des républicain·es modéré·es et des libertaires − ont axé avec succès leur campagne sur la nécessité de laisser aux individus la liberté de prendre leurs propres décisions de santé, plutôt que de l’abandonner au gouvernement. La bonne nouvelle du Kansas n’est pas le seul signe que le sujet de l’avortement mobilise. Dans plusieurs États, le nombre de femmes s’inscrivant sur les listes électorales a augmenté après la révocation de Roe. En Pennsylvanie, elles représentent même la majorité des nouvelles inscriptions. Et, à New York et en Alaska, des élections législatives partielles dans des circonscriptions difficiles ont été favorables à des candidat·es démocrates pro-IVG.
Extrémistes adoucis
Côté républicain, un vent de panique souffle. Face à la levée de boucliers dans l’opinion, plusieurs candidat·es aux midterms, qui avaient épousé des positions extrêmes pendant les primaires, doivent mettre de l’eau dans leur vin. Ainsi, Scott Jensen, prétendant au siège de gouverneur du Minnesota, qui voulait interdire totalement l’accès à l’avortement, est soudainement favorable à des exceptions dans le cas de grossesses découlant de viols ou d’incestes ou mettant la vie de la mère en danger. En Pennsylvanie, le candidat trumpiste au poste de sénateur, Mehmet Oz, n’en finit pas de retourner sa veste. Ancien animateur de télévision, le médecin était initialement favorable à l’IVG. Il a changé d’avis pendant la primaire, assimilant la pratique à un « meurtre ». À présent, il défend la mise en place d’exceptions et se dit opposé à d’éventuelles poursuites contre les médecins qui pratiquent l’avortement et les femmes qui y ont recours.
La pagaille est montée d’un cran à la mi-septembre quand le sénateur républicain de Caroline du Sud, Lindsey Graham, a sorti de son chapeau une proposition de loi aux allures de compromis limitant à quinze semaines le délai légal pour recourir à une IVG sur l’ensemble du sol américain. Outre l’ire d’élus de son propre camp, favorables à ce que les États fédérés fixent leur propre politique en la matière, le geste a provoqué un regain d’attaques de la part de candidat·es démocrates aux midterms contre les républicains·es resté·es muet·tes sur la suggestion du sénateur.
L’énergie des pro-avortement se fait ressentir jusque dans les campagnes du Wyoming. Julie Burkhart, une militante locale qui tente d’ouvrir une clinique d’avortement dans cet État rural qui a voté à plus de 70 % pour Donald Trump en 2020, tente d’utiliser la colère générée par la révocation de Roe pour recruter des candidat·es proavortement aux élections locales et bâtir du soutien autour de son projet. « Il y a eu des manifestations, des rassemblements divers… J’ai été très surprise de voir cette mobilisation. Beaucoup de femmes et d’hommes viennent me voir en me demandant comment s’engager », explique l’Américaine. Au Kansas, la fin de Roe a conduit Jill Quigley à s’impliquer dans le combat. À 69 ans, cette républicaine chrétienne n’avait pas le profil pour défendre le droit à l’avortement. Et pourtant… Elle est allée frapper aux portes de son quartier, en banlieue de Kansas City, pour protéger l’accès à l’IVG dans le cadre du référendum d’août dernier. S’estimant abandonnée par son parti pendant la présidence Trump, elle votera démocrate en novembre. « L’avortement est un soin de santé, dit-elle. Le gouvernement ne doit pas s’en mêler. Dans ce domaine, il faut faire confiance aux femmes. »
Grappiller quelques sièges
Pour motiver leurs troupes, les démocrates ont promis d’adopter une loi protégeant au niveau national l’accès à l’avortement jusqu’au seuil de viabilité du fœtus (autour de 24 semaines après le début des dernières règles), comme le garantissait la jurisprudence Roe. Pour ce faire, ils·elles se sont fixé pour objectif d’accroître de deux sièges leur majorité au Sénat. Pour l’heure, la proposition de loi, nommée « Women’s Health Protection Act », n’a été adoptée que par la Chambre des représentants. Sa validation par la chambre haute, où les deux partis disposent de cinquante sièges chacun, bute sur l’opposition du démocrate centriste, Joe Manchin. Grappiller quelques sièges n’est pas mission impossible pour les démocrates. D’après les sondages, ces dernier·ères sont bien positionné·es pour remporter plusieurs États clés, comme la Pennsylvanie ou l’Ohio, actuellement représentés par des républicain·es au Sénat.
Mais cela ne veut pas dire qu’une loi sur l’avortement serait adoptée facilement. En effet, avant de se prononcer sur tout texte, les sénateurs devront se débarrasser d’une obscure règle appelée « filibuster » (obstruction) qui, pour la plupart des propositions de loi, rend obligatoire le recueil d’au moins soixante voix pour qu’elles soient adoptées. Les démocrates pourraient l’éliminer avec une majorité simple (51 voix), mais rien n’est acquis. Certain·es élu·es de gauche sont opposé·es à la suppression de cette règle sans laquelle, disent-ils·elles, les républicain·es pourraient facilement revenir sur des lois votées par les démocrates s’ils·elles reprennent la majorité au Sénat. Rien n’est gagné de toute façon pour ces midterms. « La décision de la Cour suprême de retirer un droit enraciné est une situation sans précédent. Il est donc très difficile de prévoir comment les électeurs vont réagir à cette nouvelle réalité. Nous sommes en territoire inconnu », cautionne Patrick Miller, professeur à la Kansas University et spécialiste de politique américaine.
En effet, Joe Biden demeure impopulaire et le coût de la vie reste en tête des préoccupations des Américain·es, à moins de deux mois du scrutin. En août, le taux d’inflation annuel s’élevait à 8,3 %. « Certes, on constate que le sujet de l’IVG entraîne de fortes mobilisations chez les démocrates, notamment l’électorat blanc des suburbs [banlieues pavillonnaires aisées]. Ce groupe est en colère, mais le sera-t-il assez pour donner la victoire au camp Biden ? Leur forte participation sera-t-elle contrebalancée par la motivation du camp adverse ? s’interroge l’expert. La seule chose que l’on peut dire avec certitude est que plus d’électeurs du centre et de gauche considèrent l’avortement comme un sujet important, aujourd’hui, alors que, dans les années 1980–1990, il l’était surtout pour les militants les plus engagés. » Autant d’inconnues qui trouveront des réponses le 8 novembre.