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Une militante du droit à l’avortement essuie ses larmes, le 24 juin, à Los Angeles, après l’abrogation de l’arrêt Roe vs Wade. © JAE C. HONG/AP/SIPA

« Ça nous a réveillés » : Aux États-​Unis, l’avortement est au cœur des midterms

Donné per­dant aux élec­tions légis­la­tives de mi-​mandat, le par­ti démo­crate de Joe Biden entend uti­li­ser la colère sus­ci­tée par le recul sur l’IVG pour conser­ver sa majo­ri­té dans les deux chambres du Congrès. Assez pour ren­ver­ser la vapeur ?

« Ils ne connaissent rien au pou­voir des femmes, mais ils sont sur le point de le décou­vrir. » Ce ven­dre­di 8 juillet, un Joe Biden visi­ble­ment remon­té adresse une mise en garde aux répu­bli­cains. Deux semaines plus tôt, la Cour suprême, domi­née par des juges conservateur·trices, avait déci­dé de révo­quer l’arrêt Roe vs Wade – qui, en 1973, avait fait de l’accès à l’avortement un droit pro­té­gé par la Constitution –, ren­voyant aux États fédé­rés la pos­si­bi­li­té de fixer leur propre poli­tique en la matière. Un coup de ton­nerre : jamais la haute cour, dont les juge­ments s’imposent à tout le pays sans option de recours, n’était reve­nue de la sorte sur un droit acquis depuis des décen­nies. « Pour l’amour de Dieu, il y a une élec­tion en novembre. Votez, votez, votez, votez », a pour­sui­vi le pré­sident amé­ri­cain. Ce scru­tin, ce sont les mid­terms, ou élec­tions de mi-​mandat. Organisées le mar­di 8 novembre, elles condui­ront, entre autres, au renou­vel­le­ment inté­gral des 435 sièges de la Chambre des représentant·es et d’environ un tiers du Sénat (34 sièges). 

Plombé·es par une infla­tion record et par le manque de popu­la­ri­té du pré­sident, les démo­crates, qui dis­posent d’une majo­ri­té étroite dans les deux chambres, s’attendaient à les perdre. Mais, depuis la mise à mort de « Roe », le vent tourne. Sur fond d’interdictions qua­si totales de l’avortement dans plu­sieurs États répu­bli­cains (au Texas, en Oklahoma, en Louisiane…), y com­pris pour les cas de viol et d’inceste, l’accès à l’interruption volon­taire de gros­sesse a été pro­pul­sé au rang des pré­oc­cu­pa­tions prin­ci­pales des Américain·es, aux côtés de l’état de l’économie. D’après l’institut Pew Research Center, 56 % des électeur·rices consi­dèrent désor­mais ce thème comme « très impor­tant », contre 43 % en mars. De quoi don­ner des ailes aux démo­crates. Très lar­ge­ment pro-​avortement, ils·elles espèrent limi­ter leurs pertes, voire conser­ver le contrôle du Congrès en taxant leurs adver­saires d’« extré­mistes » déconnecté·es de la majorité. 

Bonne sur­prise au Kansas

« D’après les son­dages, plus de 60 % des Américains et des Américaines sont favo­rables à Roe. Ils et elles pen­saient que le droit des femmes à mettre un terme à leur gros­sesse était pro­té­gé. Quand cela leur a été reti­ré, ils et elles en ont mesu­ré la valeur. Ça nous a réveillés ! » explique Janet Milkovich, pré­si­dente de la League of Women Voters of Johnson County, une asso­cia­tion civique de femmes démo­crates située en ban­lieue de Kansas City. Elle est bien pla­cée pour le savoir.

Le 2 août, les électeur·rices de son État ont lar­ge­ment voté contre un amen­de­ment à la Constitution du Kansas qui aurait ouvert la voie à une limi­ta­tion impor­tante de l’accès à l’IVG, un objec­tif de longue date des conser­va­teurs locaux. Le résul­tat fut une très bonne sur­prise pour le camp pro-​avortement. En effet, le Kansas est un État majo­ri­tai­re­ment répu­bli­cain, qui a voté à près de 57 % pour Donald Trump aux pré­si­den­tielles de 2016 et 2020. Les opposant·es à l’amendement − des démo­crates, des républicain·es modéré·es et des liber­taires − ont axé avec suc­cès leur cam­pagne sur la néces­si­té de lais­ser aux indi­vi­dus la liber­té de prendre leurs propres déci­sions de san­té, plu­tôt que de l’abandonner au gou­ver­ne­ment. La bonne nou­velle du Kansas n’est pas le seul signe que le sujet de l’avortement mobi­lise. Dans plu­sieurs États, le nombre de femmes s’inscrivant sur les listes élec­to­rales a aug­men­té après la révo­ca­tion de Roe. En Pennsylvanie, elles repré­sentent même la majo­ri­té des nou­velles ins­crip­tions. Et, à New York et en Alaska, des élec­tions légis­la­tives par­tielles dans des cir­cons­crip­tions dif­fi­ciles ont été favo­rables à des candidat·es démo­crates pro-IVG. 

Extrémistes adou­cis

Côté répu­bli­cain, un vent de panique souffle. Face à la levée de bou­cliers dans l’opinion, plu­sieurs candidat·es aux mid­terms, qui avaient épou­sé des posi­tions extrêmes pen­dant les pri­maires, doivent mettre de l’eau dans leur vin. Ainsi, Scott Jensen, pré­ten­dant au siège de gou­ver­neur du Minnesota, qui vou­lait inter­dire tota­le­ment l’accès à l’avortement, est sou­dai­ne­ment favo­rable à des excep­tions dans le cas de gros­sesses décou­lant de viols ou d’incestes ou met­tant la vie de la mère en dan­ger. En Pennsylvanie, le can­di­dat trum­piste au poste de séna­teur, Mehmet Oz, n’en finit pas de retour­ner sa veste. Ancien ani­ma­teur de télé­vi­sion, le méde­cin était ini­tia­le­ment favo­rable à l’IVG. Il a chan­gé d’avis pen­dant la pri­maire, assi­mi­lant la pra­tique à un « meurtre ». À pré­sent, il défend la mise en place d’exceptions et se dit oppo­sé à d’éventuelles pour­suites contre les méde­cins qui pra­tiquent l’avortement et les femmes qui y ont recours. 

La pagaille est mon­tée d’un cran à la mi-​septembre quand le séna­teur répu­bli­cain de Caroline du Sud, Lindsey Graham, a sor­ti de son cha­peau une pro­po­si­tion de loi aux allures de com­pro­mis limi­tant à quinze semaines le délai légal pour recou­rir à une IVG sur l’ensemble du sol amé­ri­cain. Outre l’ire d’élus de son propre camp, favo­rables à ce que les États fédé­rés fixent leur propre poli­tique en la matière, le geste a pro­vo­qué un regain d’attaques de la part de candidat·es démo­crates aux mid­terms contre les républicains·es resté·es muet·tes sur la sug­ges­tion du sénateur.

L’énergie des pro-​avortement se fait res­sen­tir jusque dans les cam­pagnes du Wyoming. Julie Burkhart, une mili­tante locale qui tente d’ouvrir une cli­nique d’avortement dans cet État rural qui a voté à plus de 70 % pour Donald Trump en 2020, tente d’utiliser la colère géné­rée par la révo­ca­tion de Roe pour recru­ter des candidat·es proa­vor­te­ment aux élec­tions locales et bâtir du sou­tien autour de son pro­jet. « Il y a eu des mani­fes­ta­tions, des ras­sem­ble­ments divers… J’ai été très sur­prise de voir cette mobi­li­sa­tion. Beaucoup de femmes et d’hommes viennent me voir en me deman­dant com­ment s’engager », explique l’Américaine. Au Kansas, la fin de Roe a conduit Jill Quigley à s’impliquer dans le com­bat. À 69 ans, cette répu­bli­caine chré­tienne n’avait pas le pro­fil pour défendre le droit à l’avortement. Et pour­tant… Elle est allée frap­per aux portes de son quar­tier, en ban­lieue de Kansas City, pour pro­té­ger l’accès à l’IVG dans le cadre du réfé­ren­dum d’août der­nier. S’estimant aban­don­née par son par­ti pen­dant la pré­si­dence Trump, elle vote­ra démo­crate en novembre. « L’avortement est un soin de san­té, dit-​elle. Le gou­ver­ne­ment ne doit pas s’en mêler. Dans ce domaine, il faut faire confiance aux femmes. »

Grappiller quelques sièges

Pour moti­ver leurs troupes, les démo­crates ont pro­mis d’adopter une loi pro­té­geant au niveau natio­nal l’accès à l’avortement jusqu’au seuil de via­bi­li­té du fœtus (autour de 24 semaines après le début des der­nières règles), comme le garan­tis­sait la juris­pru­dence Roe. Pour ce faire, ils·elles se sont fixé pour objec­tif d’accroître de deux sièges leur majo­ri­té au Sénat. Pour l’heure, la pro­po­si­tion de loi, nom­mée « Women’s Health Protection Act », n’a été adop­tée que par la Chambre des repré­sen­tants. Sa vali­da­tion par la chambre haute, où les deux par­tis dis­posent de cin­quante sièges cha­cun, bute sur l’opposition du démo­crate cen­triste, Joe Manchin. Grappiller quelques sièges n’est pas mis­sion impos­sible pour les démo­crates. D’après les son­dages, ces dernier·ères sont bien positionné·es pour rem­por­ter plu­sieurs États clés, comme la Pennsylvanie ou l’Ohio, actuel­le­ment repré­sen­tés par des républicain·es au Sénat.

Mais cela ne veut pas dire qu’une loi sur l’avortement serait adop­tée faci­le­ment. En effet, avant de se pro­non­cer sur tout texte, les séna­teurs devront se débar­ras­ser d’une obs­cure règle appe­lée « fili­bus­ter » (obs­truc­tion) qui, pour la plu­part des pro­po­si­tions de loi, rend obli­ga­toire le recueil d’au moins soixante voix pour qu’elles soient adop­tées. Les démo­crates pour­raient l’éliminer avec une majo­ri­té simple (51 voix), mais rien n’est acquis. Certain·es élu·es de gauche sont opposé·es à la sup­pres­sion de cette règle sans laquelle, disent-ils·elles, les républicain·es pour­raient faci­le­ment reve­nir sur des lois votées par les démo­crates s’ils·elles reprennent la majo­ri­té au Sénat. Rien n’est gagné de toute façon pour ces mid­terms. « La déci­sion de la Cour suprême de reti­rer un droit enra­ci­né est une situa­tion sans pré­cé­dent. Il est donc très dif­fi­cile de pré­voir com­ment les élec­teurs vont réagir à cette nou­velle réa­li­té. Nous sommes en ter­ri­toire incon­nu », cau­tionne Patrick Miller, pro­fes­seur à la Kansas University et spé­cia­liste de poli­tique américaine.

En effet, Joe Biden demeure impo­pu­laire et le coût de la vie reste en tête des pré­oc­cu­pa­tions des Américain·es, à moins de deux mois du scru­tin. En août, le taux d’inflation annuel s’élevait à 8,3 %. « Certes, on constate que le sujet de l’IVG entraîne de fortes mobi­li­sa­tions chez les démo­crates, notam­ment l’électorat blanc des sub­urbs [ban­lieues pavillon­naires aisées]. Ce groupe est en colère, mais le sera-​t-​il assez pour don­ner la vic­toire au camp Biden ? Leur forte par­ti­ci­pa­tion sera-​t-​elle contre­ba­lan­cée par la moti­va­tion du camp adverse ? s’interroge l’expert. La seule chose que l’on peut dire avec cer­ti­tude est que plus d’électeurs du centre et de gauche consi­dèrent l’avortement comme un sujet impor­tant, aujourd’hui, alors que, dans les années 1980–1990, il l’était sur­tout pour les mili­tants les plus enga­gés. » Autant d’inconnues qui trou­ve­ront des réponses le 8 novembre. 

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