Déportation, torture, travail forcé, stérilisations… Le monde découvre peu à peu l’horreur vécue actuellement par plus d’un million de Ouighour·es emprisonné·es dans des camps en Chine pour leur appartenance ethnique. Un véritable génocide – progressivement reconnu comme tel par de nombreux·euses chercheur·euses – dont Gulbahar Haitiwaji, exfiltrée en août 2019 par le Quai d’Orsay, grâce à sa fille, a été victime pendant trois ans. Son récit, Rescapée du goulag chinois, coécrit en français avec la journaliste Rozenn Morgat, est le premier livre au monde témoignant de ce système concentrationnaire.
Nous sommes samedi après-midi. Gulbahar Haitiwaji, 54 ans, et son mari, Kerim, sortent de table. Pour nous accueillir toutes les trois, Rozenn Morgat, sa fille Gulhumar et moi, Gulbahar a préparé des pâtisseries typiquement ouïgoures : beignets fourrés aux fruits secs, cakes au miel et aux noix… Une vraie table de fête. « J’ai enfin repris ma vie d’avant, nous dit Gulbahar (par l’intermédiaire de sa fille qui traduit) en servant le thé à la menthe. C’était très important pour moi, dès que je suis rentrée, de me remettre à cuisiner, à recevoir et surtout de nettoyer toute la tristesse du passé pour retrouver la joie de vivre ! J’appréhende beaucoup la sortie du livre, mais c’est une façon pour moi de rester positive… Au fait, s’inquiète-t-elle soudain en s’adressant à sa fille, quand l’article paraîtra-t-il ? » « Ma mère est anxieuse », confirme la jeune femme de 28 ans à mon attention. Souhaite-t-elle préserver le plus longtemps possible l’impression de revivre « comme avant » ? Sûrement, mais est-ce seulement possible ?
En 2016, Gulbahar vivait déjà dans cet appartement, en région parisienne, avec sa famille. Sa ville natale, située dans une province autonome ouïghoure nommée Xinjiang, au nord-ouest de la Chine, elle l’avait quittée dix ans plus tôt pour rejoindre son mari, tout en ayant l’intention d’y revenir régulièrement pour voir sa mère et ses proches. La discrimination croissante contre les Ouïghour·es – minorité turcophone sunnite, accusée de « séparatisme » et de « terrorisme islamiste » par les autorités chinoises –, Gulbahar ne la ressentait pas tant que cela au moment de partir. Alors que son mari, Kerim, avait insisté, dès 2002, pour faire décamper toute la famille et amorcé les démarches afin d’obtenir l’asile politique en France, Gulbahar n’avait pas souhaité démissionner de son entreprise, estimant que c’était peut-être provisoire, après tout. Pour elle, il s’agissait là de questions politiques. Et la politique, c’était l’affaire de son mari, pas la sienne. Du moins, c’était ce qu’elle pensait jusqu’à ce matin de novembre 2016. Ce jour-là, c’est la politique qui s’est intéressée à elle. Plus précisément le Parti communiste chinois, qui, par l’intermédiaire d’un comptable employé de son ancienne entreprise de construction mécanique, est parvenu à la faire revenir au Xinjiang pour soi-disant « signer quelques papiers ». Comme Rozenn Morgat le raconte de façon saisissante dès les premières pages du livre, « Gulbahar ne s’est pas méfiée, pas assez. » Et c’est ainsi que son calvaire a commencé.
Stérilisation forcée
À son arrivée en Chine, Gulbahar Haitiwaji a été jetée en prison, puis trimballée de cellule en cellule par des policiers, cagoule noire sur la tête, mains menottées, pieds constamment enchaînés, privée de toute possibilité de se défendre ou de contester. Pendant trois ans. Son crime ? Avoir laissé sa fille aînée rejoindre ses ami·es à une manifestation, à Paris, par solidarité avec son peuple qu’elle savait déjà en danger. « Ta fille est une terroriste », lui répètent inlassablement les policiers pendant les centaines d’heures d’interrogatoire qu’elle a endurées. D’abord enfermée dans une chambre miteuse avec trente autres femmes, obligée de faire ses besoins dans un seau devant tout monde, puis enchaînée aux barreaux de son lit pendant vingt jours, Gulbahar est déportée, sans procès, dans un camp de rééducation appelé « école ».
« En maison d’arrêt, on nous forçait à sortir chaque jour pendant une heure dans un froid extrême (environ ‑30 °C), avec un bout de pain blanc dans le ventre »
Gulbahar Haitiwaji
Ici, Gulbahar devient « numéro 9 », subit une véritable formation militaire et un lavage de cerveau, l’obligeant entre autres à remplacer ses prières musulmanes (formellement interdites) par des chants quotidiens à la gloire du parti. « Ce qui me hante le plus aujourd’hui, c’est le froid et la faim que mes codétenues et moi ressentions perpétuellement. Surtout au début, en maison d’arrêt, lorsqu’on me forçait à sortir chaque jour pendant une heure dans un froid extrême (environ ‑30 °C), avec un bout de pain blanc dans le ventre. » Sa technique de survie ? Baisser la tête et jouer la bonne élève en espérant écourter sa peine. Y compris lorsque commence une série de « vaccins » forcés, soi-disant contre la grippe, mais dont elle devine déjà à l’époque qu’ils visent à supprimer les menstruations des femmes. « Plusieurs mois après mon retour, j’ai appris qu’un rapport, signé du chercheur allemand Adrian Zenz, confirmait mon intuition : les autorités chinoises avaient amorcé une vaste campagne de stérilisation des Ouïgoures pour faire disparaître notre ethnie à petit feu, sans que personne ne s’en rende compte. »
Comment a‑t-elle tenu pendant trois ans ? Et surtout, comment a‑t-elle été libérée ? Tous les détails les plus inimaginables – souvent proches de l’indicible, par instants lumineux – se trouvent dans son livre, grâce à l’écriture précise et implacable de Rozenn Morgat. « Parfois, nous dit la journaliste engagée pour cette cause depuis plusieurs années, des souvenirs cruciaux lui revenaient d’un coup, pendant la nuit, et il fallait réécrire des passages. Nos entretiens étaient longs, sûrement très éprouvants pour elle. »
Sororité en cellule
Ce que l’on peut dire, c’est que Gulbahar n’était pas une détenue comme les autres. D’abord, sa personnalité en faisait un cas à part. Son sens de l’amitié et de l’humour, y compris dans les moments les plus épouvantables, lui ont permis de créer des liens forts avec ses codétenues. « Nous étions très solidaires entre nous, se rappelle-t-elle, comme des sœurs. Lorsque nous avions un bonbon, nous le partagions en dix. Et parfois, j’arrivais à les faire rire parce que je ne prenais rien au sérieux. Lorsque je suis sortie de mon procès, après un an de détention, et que, de retour dans ma cellule, je leur ai annoncé que j’avais été condamnée à sept ans fermes, j’ai été prise d’un fou rire. Je suis passée par tant d’épreuves dans ces camps qu’à la fin je ne ressentais plus rien. J’observais cela comme un cirque, et les policiers étaient devenus des pantins. »
Différente, elle l’était aussi sur le plan diplomatique. Lorsque ses geôliers ont su qu’elle était la femme d’un réfugié politique, Gulbahar a reçu un traitement sensiblement différent des autres détenues. « Aux yeux des autorités, lit-on dans le livre, les Ouïghours qui ont vécu à l’étranger ou qui y ont eu des contacts sont les plus dangereux. On les considère comme des espions. On leur réserve un jugement à la hauteur de la “grande trahison occidentale”. » « Mais par certains aspects, nuance aujourd’hui Gulbahar, j’ai eu de la chance, car les autorités chinoises surveillent leur image internationale et se révèlent moins violentes avec les détenus qui ont des liens avec l’étranger. Ils veulent laisser moins de traces visibles de leurs sévices. C’est sûrement pour cette raison que je n’ai pas subi, comme d’autres femmes, de viols ou de tortures physiques. »
« La seule chose que craint le gouvernement chinois, ce sont les médias étrangers. C’est pourquoi je me suis efforcée, en passant à la télévision, de ne pas faire de politique. Je demandais simplement la libération de ma mère »
Gulhumar Haitiwaji
Enfin, la vraie carte « chance » de Gulbahar, l’atout insoupçonnable qui a permis sa libération est ici, avec nous, autour de cette table : c’est sa fille aînée. Durant l’emprisonnement de sa mère, Gulhumar, qui parlait déjà couramment le français, le mandarin et la langue ouïghoure, a développé une connaissance de plus en plus fine de la situation. Lisant attentivement tous les communiqués de lanceur·euses d’alerte, collectionnant les images et informations en provenance du Xinjiang – parfois publiées quelques minutes sur les réseaux sociaux avant d’être supprimées par les autorités –, la jeune femme comprend parfaitement ce qui arrive à sa mère et devient une spécialiste de la question. Elle décide alors de ne plus perdre de temps à participer à des manifestations ou à toquer aux portes de personnalités politiques indifférentes. En février 2019, elle contacte directement la chaîne France 24 et intervient au JT, s’adressant à la Chine pour demander la libération de sa mère. « C’est à partir de là que tout a changé, raconte-t-elle. Je prenais un risque, car en exposant ainsi ma mère, je pouvais aggraver son cas. Les policiers auraient pu lui faire payer les nouvelles actions “terroristes” de sa fille. Mais je comprends aussi que le gouvernement chinois ne veut pas faire de vague. La seule chose qu’il craint, ce sont les médias étrangers. C’est pourquoi je me suis efforcée, dans ce message, de ne pas faire de politique. Je demandais simplement la libération de ma mère. » Après cette intervention, le Quai d’Orsay semble s’être penché de plus près sur le dossier « Gulbahar Haitiwaji », qui est rapidement remonté sur la pile des négociations franco-chinoises. De là à espérer une libération, n’allons pas trop vite. Cette dernière phase de la détention a été longue et a exigé autant de patience et d’habileté diplomatique que d’incertitude et de tremblements pour Gulbahar comme pour ses proches. En août 2019, Gulbahar Haitiwaji est libérée et exfiltrée de Chine par le Quai d’Orsay.
Témoigner en son nom
En décembre 2020, quelques semaines avant notre entretien, Gulbahar, plongée dans la relecture de son manuscrit aux côtés de sa fille, de sa coautrice et de son éditrice, annonce à ces dernières une décision grave : elle souhaite finalement publier son livre, non plus sous pseudonyme, mais en son nom propre, avec une photo d’elle en couverture. « Je tergiversais depuis des mois autour de cette question, explique-t-elle. M’exposer en personne me semblait trop dangereux pour ma famille restée au Xinjiang, alors je m’y refusais. Mais finalement, je comprends que l’État français sera moins en mesure de me protéger si le livre reste anonyme. D’ailleurs, c’est en faisant connaître mon nom que ma fille a obtenu ma libération. »
Un acte politique ? « Surtout pas », me répond Gulbahar, effrayée, semble-t-il, à l’idée de voir ce qualificatif – si menaçant lorsqu’il est prononcé par les policiers chinois – associé à sa démarche. Et pourtant, le témoignage n’est-il pas un acte politique ? Surtout lorsqu’il s’érige contre l’indifférence de la justice internationale à l’égard d’un crime d’État en cours ? « Je ne m’occupe pas de ces questions, insiste Gulbahar. Ce que je sais, c’est que je vis aujourd’hui dans un pays libre qui soutient mon action. Je ne cherche pas à devenir une égérie politique. Ce que je veux, c’est raconter mon histoire, au nom d’une mémoire que je n’ai pas accepté de perdre, au nom de toutes les femmes dont j’ai partagé la cellule et qui ne pourront certainement jamais parler. Au nom de mes filles et de l’avenir dont je rêve pour elles. »
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Quant à la politique, conclut Gulhumar avec humour et insoumission : « Nous n’avons pas besoin d’en faire. Ce sont les Chinois qui nous ont transformés en cause politique, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes ! Il y a encore un an, personne n’avait jamais entendu parler des Ouïghours. Nous étions un peuple discret et méconnu. Avec leurs camps, ils nous ont fait connaître dans le monde entier ! »
![Gulbahar Haitiwaji, Ouighoure survivante des camps de rééducation chinois 2 Couve Gulbahar HD 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/01/Couve-Gulbahar-HD-1-699x1024.jpg)
Rescapée du goulag chinois, de Gulbahar Haitiwaji et Rozenn Morgat. Éd. Équateurs, 244 pages, 18 euros. Sortie le 13 janvier.