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Des lycéen·nes de Virginie, membres de GenERAtion Ratify, organisation cofondée par Rosie Couture (de profil au centre) devant le Capitole, à Washington DC. © Susana Raab/Institute Artist pour Causette

Equal Rights Amendment : ins­crire l’égalité femmes-​hommes dans la Constitution américaine

Depuis près d’un siècle, des fémi­nistes amé­ri­caines se battent sans relâche pour ins­crire l’égalité femmes-​hommes dans la Constitution. En deve­nant le 38e État à rati­fier l’Equal Rights Amendment (ERA), la Virginie a ren­du cela pos­sible. Rencontre avec les acti­vistes qui pour­raient avoir fait bas­cu­ler l’Histoire.

Ce lun­di après-​midi, une bande d’ados arpente les cou­loirs du Congrès à Washington DC. Sitôt les cours ter­mi­nés, ils et elles se sont échappé·es de leur lycée d’Arlington, en Virginie, pour sau­ter dans le métro, direc­tion la capi­tale fédé­rale. Guidé par Rosie Couture, lycéenne de 16 ans dont la parole fuse aus­si vite que les idées, le groupe scrute le plan des bureaux, puis se dirige avec déter­mi­na­tion vers celui d’un séna­teur de Caroline du Sud. Entre deux ascen­seurs, les ados répètent un texte scru­pu­leu­se­ment rédi­gé. Dans les dédales du Sénat, Rosie est à son aise : « Ça, c’est le bureau de Christopher Coons, un de nos plus gros suc­cès puisqu’il nous sou­tient… Ah, ça c’est celui de James Inhofe, on ne peut pas vrai­ment dire qu’il soit pro-​ERA. » Quand les lycéen·nes arrivent devant le bureau de leur cible, le séna­teur Tim Scott, ils·elles déposent leurs sacs à dos et font leur entrée. Face à un conseiller, les jeunes expliquent la rai­son de leur venue. « Nous fai­sons par­tie de Generation Ratify, nous sommes là pour vous dire que vos admi­nis­trés sou­hai­te­raient que vous rati­fiiez l’Equal Rights Amendment [amen­de­ment sur l’égalité des droits, ndlr]. » Le pitch dure moins de cinq minutes, le conseiller pro­met de faire pas­ser le mes­sage. Plus loin, le rituel se répète dans le bureau de Lindsey Graham, séna­teur notoi­re­ment conser­va­teur. L’accueil est gla­cial, mais les ados sont ravi·es, leur mis­sion est accomplie.

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Rosie et ses cama­rades cherchent, dans les cou­loirs du Congrès, le bureau de Tim Scott, séna­teur de Caroline du Sud. © Susana Raab/​Institute Artist pour Causette
Bébés lob­byistes

Quand la plu­part des jeunes de son âge n’ont jamais enten­du par­ler de l’Equal Rights Amendment (ERA), Rosie Couture y consacre tout son temps libre. En juillet 2019, elle a cofon­dé l’organisation GenERAtion Ratify, mobi­li­sant un groupe de bébés lob­byistes pour un texte juri­dique mécon­nu. Aux États-​Unis, 72 % des Américain·es sont persuadé·es que l’égalité femmes-​hommes est ins­crite dans la Constitution*. Sauf que… ce n’est pas le cas. Alors que la grande majo­ri­té des pays déve­lop­pés portent cette men­tion dans leur texte suprême, le pays est res­té à la traîne. En 1923, Alice Paul, déjà à l’origine du 19e amen­de­ment accor­dant le droit de vote aux femmes, a pro­po­sé l’Equal Rights Amendment selon lequel « l’égalité des droits en ver­tu de la loi ne peut être déniée ou res­treinte, ni par les États-​Unis ni par aucun État, en rai­son du sexe ». Pourquoi donc ce texte, pour­tant si simple, n’est jamais entré en vigueur ? Une frise chro­no­lo­gique pour­rait résu­mer son his­toire. En 1972, l’ERA est voté par le Congrès. Comme le pré­voit le pro­ces­sus légis­la­tif amé­ri­cain, il doit être rati­fié par trente-​huit États pour être adop­té. Pour com­pli­quer la tâche des fémi­nistes, les légis­la­teurs imposent une date limite pour récol­ter les trente-​huit rati­fi­ca­tions : 1979. Un délai ensuite repous­sé à 1982. Mais c’est le 27 jan­vier 2020 que le nombre magique a été atteint, la Virginie deve­nant le trente hui­tième État à voter le texte. La date limite était dépas­sée, mais l’espoir était revenu.

Ce jour-​là, tous les yeux se sont tour­nés vers la Virginie. Pour le vote au Capitole de Richmond, la capi­tale de l’État, des fémi­nistes de toutes géné­ra­tions étaient réunies. Des élues avaient ame­né leurs enfants, des grand-​mères leurs petites-​filles. Certaines arbo­raient la même écharpe que dans les années 1970, d’autres por­taient du vio­let, cou­leur des suf­fra­gettes. « La Virginie a tou­jours été du mau­vais côté de l’Histoire, Richmond était la capi­tale de l’État confé­dé­ré, une des villes les plus impli­quées dans le com­merce des esclaves aux États-​Unis, pour une fois nous étions du côté du pro­grès », s’enthousiasme Kati Hornung, res­pon­sable de la cam­pagne VAratifyERA. Pat Fishback, 80 ans et membre de l’ERA Ratification Council, a consa­cré toute sa vie à cette bataille. « Nous n’avons jamais lais­sé notre déter­mi­na­tion fai­blir. Même une fois la date limite dépas­sée, nous avons conti­nué à mani­fes­ter, à orga­ni­ser des fêtes pour l’anniversaire de Susan B. Anthony [célèbre suf­fra­giste], à mettre la pres­sion sur les élus. J’aurais tel­le­ment aimé que Flora Crater, la fon­da­trice de l’ERA Ratification Council, puisse être là pour voir ça… » 

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Donna Granski (74 ans), figure du mou­ve­ment ERA,
avec sa petite-​fille, Madison (17 ans), qui l’a rejointe
dans le com­bat. © Susana Raab/​Institute Artist pour Causette
Au temps des manifs des seventies 

À 74 ans, Donna Granski est aus­si une figure du mou­ve­ment. « J’ai démé­na­gé en Virginie en 1978. J’avais vécu dans le Connecticut, le Maryland, à New York, trois États qui avaient déjà rati­fié l’ERA. Je me rap­pelle avoir deman­dé au poli­tique John Watkins : mais qu’est-ce qui se passe ici ? À l’époque, il m’a répon­du que ça pren­drait qua­rante à soixante ans avant d’être rati­fié. Ma réac­tion a été immé­diate : j’y arri­ve­rai ! » Donna se sou­vient des mani­fes­ta­tions aux côtés de la célèbre fémi­niste Gloria Steinem, des cars qui trans­por­taient par ­cen­taines les mili­tantes pour mar­cher dans l’État voi­sin de Caroline du Nord ou à Washington DC, les veillées silen­cieuses devant le Capitole. « Pour ne pas atti­ser l’animosité, nous avions une approche très fémi­nine. Nous por­tions des bot­tines en cuir et des robes blanches mal­gré la neige… » Elle n’a pas non plus oublié la vio­lence des opposant·es à l’ERA, mené·es à l’époque par la cha­ris­ma­tique Phyllis Schlafly. « Un jour, alors que nous fai­sions une veillée, une de ses sup­por­trices a cra­ché sur ma bou­gie et m’a “trai­tée” de les­bienne. À l’époque, c’était extrê­me­ment violent », se remémore-​t-​elle. Comme Pat, Donna n’a pas bais­sé les armes après 1982. « Comme il n’y avait pas moyen de faire pas­ser l’ERA, nous nous sommes bat­tues en fai­sant adop­ter des lois pour l’égalité dans l’éducation, le sport ou l’égalité sala­riale. Des sortes de prix de consolation. »

Urgence à l’ère Trump

Mais l’élection de Donald Trump a ren­du plus pres­sant le besoin d’ancrer les droits des femmes dans la Constitution. Comme frap­pée sous un élec­tro­choc, une nou­velle géné­ra­tion s’est éveillée. C’est notam­ment le cas de Madison, petite-​fille de Donna. En jan­vier 2017, elle s’est ren­due avec sa grand-​mère à la marche des femmes de Richmond. Là, elle s’est retrou­vée pro­pul­sée au pre­mier rang par une mili­tante sexa­gé­naire, qui lui a col­lé une ban­nière pro-​ERA dans les mains. « Bien sûr, j’avais enten­du ma grand-​mère en par­ler, mais je ne savais pas pré­ci­sé­ment ce que c’était. Puis j’ai com­men­cé à me ren­sei­gner, j’ai ren­con­tré ses amies acti­vistes, par­ti­ci­pé à des mani­fes­ta­tions, j’ai même fait une pré­sen­ta­tion au lycée. » Madison en parle avec pas­sion, mais cer­taines s’interrogent : pour­quoi donc se battre pour l’Equal Rights Amendment en 2020 ? Autour d’un pain d’épice tout juste sor­ti du four, Pat nous raconte le quo­ti­dien des femmes dans les années 1970. L’impossibilité d’avoir un compte en banque sans l’accord de son mari, les conser­va­trices qui crai­gnaient qu’en tra­vaillant, les femmes délaissent leurs enfants et trans­forment toute une géné­ra­tion en délin­quants… Au XXIe siècle, tout ça semble révo­lu. Pourtant, Pat insiste : « Notre Constitution, c’est comme les fon­da­tions de ma mai­son. Quand j’ai vou­lu agran­dir ma cui­sine, on m’a dit que ce n’était pas pos­sible, parce que le sous-​sol n’était pas adap­té. C’est la même chose, sans des fon­da­tions solides, nos droits ne sont pas garan­tis. » Dans le pod­cast Ordinary Equality, l’avocate Kate Kelly décor­tique, épi­sode par épi­sode, pour­quoi l’ERA compte encore aujourd’hui. « Premièrement, cela obli­ge­rait les gou­ver­ne­ments, au niveau local et natio­nal, à révi­ser les lois dis­cri­mi­na­toires qui existent. Par exemple, les États-​Unis n’ont pas de congés mater­ni­té obli­ga­toires, ce qui est une dis­cri­mi­na­tion sur la base du sexe, parce que si les hommes avaient une condi­tion simi­laire, ils béné­fi­cie­raient d’un congé. Deuxièmement, l’ERA don­ne­rait au Congrès le pou­voir d’adopter de nou­velles lois pour pro­té­ger les femmes. Récemment, une loi inter­di­sant les muti­la­tions géni­tales fémi­nines a été inva­li­dée parce qu’elle était incons­ti­tu­tion­nelle. » 

110 reportage ERA 4 © Susana Raab pour Causette
Kati Hornung, coor­di­na­trice de la cam­pagne
en faveur de l’ERA dans l’État de Virginie.
© Susana Raab/​Institute Artist pour Causette

La per­ti­nence de l’amendement n’est pas la seule chose qui a sur­vé­cu aux décen­nies. En 2020, l’opposition à l’ERA est tou­jours bien vivace. Quand Kati Hornung a repris le flam­beau de l’organisation VAratifyERA, il y a deux ans, elle ne s’imaginait pas ren­con­trer la même résis­tance que sa pré­dé­ces­seure. Et pour­tant. « J’ai enten­du des élus citer la Bible, nous lan­cer : “Vous avez de la chance d’avoir le droit de vote” ; décla­rer qu’avec l’ERA, des femmes enceintes seraient obli­gées de faire leur ser­vice mili­taire, qu’hommes et femmes par­ta­ge­raient les mêmes toi­lettes ou les mêmes cel­lules de pri­son. Tout ça est absurde ! » s’agace-t-elle. L’autre pierre d’achoppement concerne le droit à l’avortement. Devant la menace d’un amen­de­ment qui pour­rait être uti­li­sé pour pro­té­ger l’accès à l’IVG, les conser­va­teurs enragent. Alors, Kati Hornung a mis en place une cam­pagne de résis­tance. Transformant le sous-​sol de sa mai­son en QG, elle a tra­vaillé d’arrache-pied pour que la majo­ri­té démo­crate l’emporte lors des élec­tions locales de 2019, étape indis­pen­sable pour que les élus votent enfin l’ERA. Équipé de ban­nières iden­tiques à celles des années 1930, son groupe a orga­ni­sé des soi­rées ciné­ma, envoyé des cartes pos­tales à 50 000 élec­teurs et élec­trices, sillon­né l’État en bus pour faire de la péda­go­gie autour de l’ERA. Elle a même lan­cé l’opération « Ice Cream for Equality », équi­pant un mini­van de gla­cières pour dis­tri­buer des glaces sur les cam­pus et enta­mer la dis­cus­sion avec les étudiant·es. 

Du haut de ses 17 ans, Madison a par­ti­ci­pé à cette effer­ves­cence. Lors des soi­rées ciné­ma, elle a repris le rituel de sa grand-​mère, s’habillant de blanc et bran­dis­sant une ban­nière pro-​ERA en silence. Sur son écharpe, elle porte les badges que Donna lui a trans­mis, dont une relique vieille d’un demi-​siècle qui lui rap­pelle que c’est à elle de pour­suivre le com­bat. En la regar­dant, Donna a les larmes aux yeux : « Je rêve de ce jour où l’égalité pour mes petites-​filles sera enté­ri­née dans la Constitution. Le fait que Madison ait par­ti­ci­pé à cela avec moi est incroyable. Je sais désor­mais que même si je ne réus­sis pas de mon vivant, elle por­te­ra le flam­beau pour moi. »

Au Sénat et à la Chambre des délé­gués de Richmond, le vote de jan­vier a aus­si acté ce pas­sage de relais. Lors de son dis­cours, la délé­guée Vivian Watts, 79 ans, a bran­di une pho­to d’elle mani­fes­tant à la fin des années 1970. Dans le même hémi­cycle, sa consœur Danica Roem, 35 ans, por­tait un col­lier pro-​ERA que sa mère avait reçu en s’abonnant à la revue fémi­niste Ms. en 1977. Pour Vivian Watts, le nombre d’années n’a en rien alté­ré la force de l’amendement. « Dans les années 1970, l’ERA était impor­tant parce que ce texte disait : ne me qua­li­fie pas d’inférieure. Aujourd’hui, nous avons acquis des droits, mais nous vou­lons nous assu­rer que nous nous tenons sur une base juri­dique solide », explique-​t-​elle, en sou­li­gnant le carac­tère col­lec­tif de cette vic­toire. Consciente de par­ti­ci­per à l’Histoire, la délé­guée Danica Roem a encré ce moment dans sa chair. « Je rêvais d’un tatouage depuis que je suis ado. Je vou­lais quelque chose de très spé­cial et, fran­che­ment, com­bien de fois dans sa vie a‑t-​on la pos­si­bi­li­té d’amender la Constitution des États-​Unis ? » nous interpelle-​t-​elle, en exhi­bant le texte de l’ERA tatoué sur son bras. Première élue trans­genre de Virginie, Danica Roem voit la force que porte aujourd’hui ce texte pour les per­sonnes LGBTQ : « L’ERA repose fon­da­men­ta­le­ment sur le concept d’intersectionnalité. Transgenres, queers : aucune femme n’est oubliée. Et vous remar­que­rez la façon dont est écrit le texte : il ne spé­ci­fie pas le sexe fémi­nin ou mas­cu­lin, il est rédi­gé pour tous et toutes. » 

Grâce à leur vote, en Virginie, la bataille est gagnée. Mais la guerre est désor­mais natio­nale. Les mili­tantes doivent convaincre le Congrès d’annuler la date limite de 1982 pour que le texte devienne enfin une réa­li­té. La Chambre des repré­sen­tants a voté dans ce sens le 13 février 2020, lais­sant au Sénat la res­pon­sa­bi­li­té de faire de même. Sauf qu’avec une majo­ri­té répu­bli­caine, le Sénat se révèle dif­fi­cile à convaincre. Rosie Couture et les ado­les­centes de Generation Ratify ont enten­du les récits de leurs aïeules, elles savent que la route sera chao­tique, mais elles refusent qu’elle soit aus­si longue que pour leurs aînées. Rosie est opti­miste : « L’ERA sera adop­té début 2021. Une fois qu’on aura élu un pré­sident et un sénat qui croient en l’égalité, ce sera chose faite. » 

* Sondage The Associated Press-​NORC Center for Public Affairs Research.

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