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(©Alamy Stock Photo)

Elene Dariani : en Géorgie, le cercle de la poé­tesse disparue

En Géorgie, la figure mys­té­rieuse d'Elene Dariani, autrice de poèmes éro­tiques au début du siècle der­nier, est peu à peu exhu­mée du pas­sé. Et devient un sym­bole pour les jeunes fémi­nistes géorgiennes.

C'est l'histoire du per­son­nage le plus mys­té­rieux de la litté­rature géor­gienne et de qua­torze poèmes : le Cycle Dariani. Écrits entre 1915 et 1924, ils racontent une explo­ra­tion éro­tique du plai­sir et du désir fémi­nin, et sont une ode à sa liber­té. Au bas d'entre eux, une signa­ture : Elene Dariani. Un pseu­do­nyme, dont la vraie figure se cache au sein du célèbre cercle de poètes avant-​gar­distes des Blue Homs, du nom de la corne dans laquelle l'alcool est ser­vi tra­di­tion­nel­le­ment dans le Caucase.

Paolo Iashvili, poète suspecté

Lorsqu'ils sont dif­fu­sés, épisodi­quement, au fur et à mesure qu'ils sont écrits, les poèmes font scan­dale dans cette Géorgie conser­va­trice. On les qua­li­fie de por­no­gra­phiques, on cherche l'effronté‑e qui se cache der­rière eux. Longtemps, les soup­çons se sont por­tés sur Paolo Iashvili, figure majeure du cercle. Se serait-​il créé un alter ego fémi­nin, un per­son­nage ima­gi­naire ? Celui qui n'en a jamais reven­di­qué la pater­ni­té s'est sui­ci­dé en 1937 pour échap­per aux grandes purges sovié­tiques qui ciblaient alors les opposant·es réel·les ou supposé·es au régime de Staline. L'ombre d'Elene Dariani dis­pa­raît alors avec lui, tan­dis que les répres­sions condamnent au silence les cercles lit­té­raires géorgiens. 

Mais, dans les années 1950, Paolo Iashvili est réha­bi­li­té poli­ti­que­ment. Ses œuvres sont réédi­tées et le nom énig­ma­tique réap­pa­raît. Une femme sort alors de l'ombre et pré­tend être Fautrice de ce Cycle Dariani. Elle s'ap­pelle Elene Bakradze, seule femme poète à avoir fait par­tie du cercle des Blue Homs. On sait peu de choses de sa vie, que seuls des frag­ments d'archives ont per­mis de res­ti­tuer. Née en 1897 dans une famille aisée, Elene Bakradze a vécu dans un monas­tère durant son enfance. Étudiante, elle passe ses étés dans l'Iméréthie, région de Géorgie où elle ren­contre le cercle de poètes. Elene écrit des textes non publiés, à l'excep­tion de deux poèmes sous son vrai nom, et vit une rela­tion pas­sion­nelle adul­té­rine avec Paolo Iashvili, dont sub­sistent les échanges épis­to­laires. Alors qu'elle est tou­jours mariée à un agro­nome, elle entre­tient une rela­tion avec l'historien Simon Janashia avant de divor­cer et de se rema­rier avec un avo­cat, arrê­té en 1937 et qu'elle ne rever­ra jamais. Pendant les répres­sions sovié­tiques, elle échappe aux purges, contrai­re­ment à son entou­rage. Dès lors, elle se fait dis­crète, conti­nue à écrire pour elle. En paral­lèle, elle enseigne la lit­té­ra­ture à l'université de Tbilissi.

Dans ses Mémoires, dont une par­tie a été publiée en 2022 par le musée de la Littérature de Tbilissi sous le titre Elene Bak radze, elle déclare avoir eu « peur de confier ses écrits » et explique n'avoir pas reven­di­qué les poèmes, car elle « ne vou­lait pas être sous le Jeu des cri­tiques, être asso­ciée à une femme débri­dée ». Elle n'osera en affir­mer la pater­ni­té qu'une seule fois, lorsque les poèmes sont de nou­veau publiés, cette fois en inté­gra­li­té, en 1959. Elle se rend alors à la Cour de jus­tice afin de ten­ter de prou­ver qu'elle en est l'autrice. Mais on ne la prend pas au sérieux, il paraît impen­sable qu'une femme puisse écrire de tels poèmes. Elene retourne dans l'ombre de Paolo jusqu'à la fin de sa vie en 1979.

Des archives pour preuve

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Et elle lui ren­dra jus­tice. Dans les années 1990, alors que la Géorgie est deve­nue indé­pen­dante, son nom res­sort des car­tons et, depuis quelque temps, sa figure ins­pire les jeunes femmes géor­giennes. Pour retrou­ver la trace d'Elene Bakradze, il faut suivre les ruelles escar­pées de Tbilissi, la capi­tale, jusqu'au musée de lit­té­ra­ture géor­gienne Giorgi Leonidze. À l'intérieur du bâti­ment, la pein­ture est défraî­chie et le par­quet craque dans les salles désertes. Essentiellement tapis­sé de manus­crits expo­sés le long des murs, le lieu res­semble davan­tage à un ser­vice d'archives qu'à un musée. C'est ici que sont conser­vées la majo­ri­té de celles d'Elene Bakradze : Mémoires, pho­tos et textes non publiés. « Jusqu'à ce que l'on découvre les archives d'Elene Bakradze, per­sonne ne savait vrai­ment que der­rière ce pseu­do­nyme [Dariani, ndlr] exis­tait une his­toire qui prouve qu'elle est bien l'autrice de ces poèmes », relate Lasha Bakradze, le direc­teur du musée, depuis son vaste bureau où s'empilent des mon­tagnes de livres annotés.

Beaucoup d'artistes effacé-es

Après l'indépendance, des historienn·es se penchent sur le sujet et mettent en lumière le rôle de la poé­tesse. « Elene Bakradze n'est pas une autrice cen­trale de la lit­té­ra­ture, mais son his­toire aty­pique en a fait une figure majeure », sou­ligne le direc­teur, en ouvrant un vaste dos­sier conte­nant les manus­crits. On y découvre l'écriture soi­gnée d'Elene, subli­mée par le tra­cé arron­di de l'alphabet géor­gien. « Jusqu'à aujourd'hui, le nar­ra­tif qui pré­do­mine dans notre pays est celui de l'époque sovié­tique. Nous n'avons pas encore décons­truit cela et écrit une véri­table his­toire géor­gienne de notre pas­sé. Beaucoup d'artistes ont été effa­cés de l'histoire. C'est le cas d'Elene Bakradze » , sou­tient Lasha Bakradze. Entre les feuilles jau­nies par le temps, quelques pho­tos où elle pose au milieu d'autres poètes dont les noms seront eux aus­si peu à peu effa­cés par les purges. Un cli­ché sort du lot : Elene Bakradze, ciga­rette à la bouche, mains dans les poches de son pan­ta­lon, pose sur une plage du pays, le visage fier. Une image deve­nue un sym­bole, celle d'une femme réso­lu­ment libre. 

Depuis quelques années, son héri­tage se décline peu à peu dans le pays, entrant en réso­nance avec les enjeux fémi­nistes d'aujourd'hui. Dans la capi­tale, au détour de la rue Paolo-​Iashvili, se niche un res­tau­rant ouvert en sep­tembre 2022 . « Elene Dariani », peut-​on lire sur la devan­ture, qui res­semble à une façade de mai­son ordi­naire. À l'intérieur se trouve un bureau bai­gné d'une lumière tami­sée, où trônent une machine à écrire et quelques poèmes cou­chés sur du papier déco­lo­ré. « Nous vou­lions ouvrir un res­tau­rant autour de la figure de la poé­tesse. L'idée était de faire comme si l'on entrait dans la mai­son d'Elene », explique Sopo Chincharauli, la pro­prié­taire des lierne. « Je l'ai décou­verte à l'adolescence, j'ai été fas­ci­née. Elle repré­sente la femme forte. Elle a eu deux maris, un amant, c'était un doigt d'honneur pour l'époque », affirme en sou­riant la tren­te­naire aux yeux déli­ca­te­ment sou­li­gnés de khôl. 

À ses côtés, sa col­lègue et amie Keta Sikharulidzé hoche la tête : « Ce qu'elle écri­vait, la manière dont elle vivait libre­ ment… Même si les femmes géor­giennes ont beau­coup plus de liber­té aujourd'hui, toutes ne pour­raient pas par­ler aus­si ouver­tement de leur désir et de leur sexua­li­té. » Elle qui est char­gée ici de la sélec­tion des vins, la bois­son natio­nale, pré­cise : « Beaucoup de clients nous posent des ques­tions sur le nom d'Elene Dariani, car elle n'est pas si popu­laire hors des cercles fémi­nistes ou lit­té­raires. Grâce à ce lieu, de plus en plus de gens savent qui elle est. » Dans ce décor presque inti­miste, les tables ne désem­plissent pas et le bal­let des ser­veuses est inces­sant. Désignant le coin où sont expo­sées les bou­teilles de vin, Keta, regard pétillant der­rière d'épaisses lunettes colo­rées, fait le récit de ses voyages régu­liers dans les autres régions du pays pour aller à la ren­contre de femmes pro­duc­trices de vin. « Le concept du res­tau­rant est de pro­mou­voir les femmes, trop sou­vent invi­si­bi­li­sées. Les vins que nous ven­dons sont majo­ri­tai­re­ment ceux de pro­duc­trices indé­pen­dantes. Pareil pour les œuvres d'art que nous expo­sons. I.:idée du lieu est d'être une vitrine de l'artisanat fémi­nin, mais il per­met aus­si de nous plon­ger dans notre pas­sé fémi­niste », explique-​t-​elle.

Point de vue féminin

Tamta Melashvili, célèbre écri­vaine géor­gienne et cher­cheuse spé­cia­liste en études de genre, a été l'une des pre­ miè­res­fé­mi­nistes à s'intéresser en pro­ fon­deur à Elene Dariani. Assise dans le petit jar­din ombra­gé d'un café de la capi­tale, elle témoigne :« Ses poèmes sont écrits d'un point de vue fémi­nin, très diffé­rent du male gaze inté­gré pré­do­mi­nant à l'époque ! Elle décrit le plai­sir fémi­nin, l'exploration sexuelle, mais aus­si la pas­sion amou­reuse. C'était la pre­mière fois qu'on écri­vait sur ces sujets de manière aus­si crue, aus­si réa­liste. Ce sont les pre­miers poèmes éro­tiques. Bien sûr, aujourd'hui, on peut y voir un peu de male gaze, mais il faut le repla­cer dans le contexte. » L'autrice de 54 ans a même écrit un roman, To the East, ins­pi­ré de cette his­toire et paru en Géorgie en 2015, qui a contri­bué à rani­mer la mémoire autour de la poé­tesse. « Il était essen­tiel pour moi d'écrire sur cette femme. Notre his­toire fémi­niste a long­temps été enfouie durant la période sovié­tique. Elene Dariani était mys­tique, elle démontre aux per­sonnes qui pré­tendent ici que le fémi­nisme est impor­té d'Occident que l'on avait déjà des figures locales audé­but du XXe siècle », dit-​elle en pas­sant la main dans sa che­ve­lure rouge flam­boyante, tout en pré­ci­sant que les autres modèles fémi­nins de l'époque étaient sur­tout des scien­ti­fiques « avec une image assez stricte, conventionnelle » .

« Une source d'inspiration »

Une fois exhu­mée des archives, l'image d'Elene Bakradze s'est peu à peu diffu­sée dans le milieu artis­tique géor­gien. Jusqu'à deve­nir un sym­bole pour toute une par­tie des jeunes artistes. Au milieu de ses neuf chats, dans son appar­te­ment de la ban­lieue de Tbilissi qui lui fait office d'atelier, la peintre Sophya Beridze Stavrogyna, che­mise blanche tachée de pein­ture colo­rée et longs che­veux, raconte : « Dans mon enfance, j'écoutais en boucle la chan­son Pyramids, de Giga Mikaberidze, j'adorais les paroles. Plus tard, j'ai décou­vert qu'elles étaient tirées du poème d'Elene Dariani Sur les rives du Nil et j'ai com­pris que le texte était très éro­tique. C'était un vrai souf­fie de liber­té de lire ça. C'est deve­nu une grande source d'inspiration dans mon tra­vail artis­tique. Pour lui rendre hom­mage, j'ai peint une ver­sion colo­rée de son por­trait pour faire un pied de nez à cette époque sovié­tique très sombre. » Ici et là, ses tableaux décorent le salon lumineux.Sur l'un d'entre eux, des vulves mul­ti­co­lores se dressent sur un pla­teau d'échecs, l'un des jeux les plus popu­laires dans le pays. 

« La Géorgie reste un pays conser­va­teur, en par­ticulier en milieu rural. Malheureusement, les femmes de notre pays doivent encore se battre pour leurs droits. Mon art vise aus­si à rendre visible la dif­fi­cile expres­sion autour de la sexua­li­té et les vio­lences que subissent ces femmes », confie la jeune femme de 32 ans, tout en pro­me­nant ses pin­ceaux sur une nou­velle toile. Comme le fai­sait en son temps la mys­térieuse poé­tesse, Sophya veut mettre en lumière l'expression du désir et de la sexua­li­té fémi­nine à tra­vers ses œuvres.

Lecture et transmission

Car, hors des grandes villes, diffi­ cile encore pour les femmes de par­ ler ouver­te­ment de leur sexua­li­té, ou même d'avoir accès à une édu­ca­tion sur le sujet. À Gori, située à un peu plus d'une heure de la capi­tale, le groupe Akhalgazrda pemi­nis­te­bi (« Jeunes fémi­ nistes ») a éga­le­ment fait de la figure d'Elene Dariani une source d'inspira­ tion. En l'absence de local asso­cia­tif, les membres du groupe se retrouvent entre les murs du centre cultu­rel de la ville. Là, ins­tal­lées sur des chaises en plas­tique face à un tableau grif­fon­né au feutre noir, elles échangent leurs idées et orga­nisent leurs projets. 

« Le plai­sir fémi­nin est encore tabou dans la socié­té géor­gienne, même au sein de col­lec­tifs fémi­nistes », rap­porte Mari Topchishvili, 24 ans, car­ré brun et regard déter­mi­né, l'une des fon­da­trices du groupe. Pour ces mili­tantes, la lec­ture et la trans­mis­sion des poèmes d'Elene Dariani peuvent per­mettre de com­prendre, avec délica­tesse, l'importance de l'appropriation de sa sexua­li­té. Gori est à la fron­tière avec l'Ossétie du Sud, région géor­gienne occu­pée par la Russie depuis la guerre de 2008. « Nous essayons d'impliquer les jeunes femmes qui vivent près de la fron­tière. Le sujet de la sexua­li­té est pas­sé sous silence. L'idée, c'est de leur faire com­prendre que ce sujet est nor­mal », expose ain­si Anna Japaridze, 21 ans, à la veste de tailleur aus­tère mais aux yeux rieurs, en ajou­tant : « C'est très nou­veau. Je me rap­pelle qu'à l'école, au moment du cha­pitre sur l'appareil géni­tal des femmes, la pro­fes­seure avait dit que c'était mieux de ne pas étu­dier cela, que ce n'était pas si impor­tant. » À l'évocation de ce sou­ve­nir, Mari sou ­ pire et abonde en ce sens : « Les poèmes d'Elene contiennent des idées qui doivent être urgem­ment débat­tues aujourd'hui. Ils sont un outil de com­bat pour nous. » Les mots de la mys­té­rieuse poé­tesse n'ont pas fini de réson­ner en Géorgie.

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