Elles sont quinze. Toutes des journalistes indépendantes, jeunes et travaillant sur des sujets liés au genre et au féminisme. Présentes sur l’annuaire en ligne Journalistefreelance.be, leurs données personnelles ont été détournées à des fins de harcèlement à caractère sexuel. Élisabeth est l’une des victimes. C’est grâce à un message qu’elle a reçu le 19 août que l’affaire a éclaté.
« Bonjour Élisabeth, je n’ai jamais été dans un club de ce type. Est-ce que vous pouvez m’en dire plus ? Je veux bien vous accompagner, mais qu’est-ce qu’on y fait exactement ? » Voilà l’e‑mail reçu le 19 août, par Élisabeth, une journaliste belge d’une trentaine d’années. La jeune femme ne comprend rien au contenu de ce message, qu’elle aurait d’ordinaire classé dans ses courriers indésirables et l’histoire se serait arrêtée là. Mais son interlocuteur, un parfait inconnu, s’est adressé à elle de manière si personnelle qu’elle décide de lui demander de quoi il retourne. La journaliste aurait répondu à l’avis de ce jeune homme en quête d’expérience sexuelle publié sur le site belge de petites annonces Vivastreet.
Mails, SMS, dickpics, appels téléphoniques
« Il m’envoie alors une capture d’écran du mail que je lui aurais envoyé, explique la jeune femme. “Salut, cherche quelqu’un pour m’accompagner dans un club libertin. Voici mes coordonnées…” Là figurent mon mail et un numéro de téléphone qui n’est pas le mien. » La trentenaire comprend qu’elle est victime d’une usurpation d’identité. Elle se souvient alors d’une consœur qui dénonçait une histoire similaire sur Facebook. Élisabeth la contacte : les deux femmes se rendent compte qu’elles ont vécu la même mauvaise expérience. La journaliste poursuit son enquête auprès d’autres consœurs. En l’espace de vingt-quatre heures, huit autres femmes se manifestent. Toutes rapportent les mêmes procédés : leur identité a été usurpée pour publier de faussesannonces de rencontres mentionnant leurs coordonnées. Suite à quoi elles ont été assaillies de mails, de SMS, voire d’appels à caractère sexuel, ainsi que de dickpics, ces photos non sollicitées de sexes d’hommes en érection. Pour certaines, le harcèlement a duré des mois. Chacune s’imaginait être la cible unique et personnelle de quelqu’un de malfaisant.
Le 20 août, Élisabeth se rend dans un commissariat afin de porter plainte pour usurpation d’identité. Face au nombre de victimes, l’inspecteur requalifie les faits en harcèlement. « On se demande ce qu’on a pu faire de mal, s’interroge la jeune femme. Je suis passée par plein d’émotions différentes. Mais je me suis sentie galvanisée par cette solidarité entre consœurs, ainsi que par notre dépôt de plainte. »
L’association des journalistes professionnels (AJP) le confirme : quinze personnes sont concernées. Leurs points communs : ce sont toutes des femmes, jeunes, journalistes, travaillant notamment sur des questions liées aux genres, au féminisme, à l’homosexualité, habituées à prendre la parole sur les réseaux sociaux, et dernier point clé, sont membres de l’annuaire en ligne Journalistefreelance.be. Ce site professionnel créé par l’AJP en 2015 propose des informations pratiques : tarifs de piges et un ensemble de services à destination des journalistes indépendants. Il fonctionne également comme un CV en ligne où l’on peut se présenter, montrer ses productions et donner la possibilité d’être contacté via un formulaire ou en publiant directement ses coordonnées, mail et téléphone. C’est ainsi que ces données personnelles ont été détournées à des fins de cyberharcèlement à caractère sexuel.
Si, en Belgique, on observe une hostilité générale vis-à-vis des journalistes, le harcèlement est rarement dirigé vers des hommes. Et quand c’est le cas, il n’est pas de la même nature : les hommes sont attaqués sur leur travail. « Les femmes, elles, sont harcelées sur leur physique. Elles vont recevoir des insultes de type “sale pute”, “connasse”. Et malheureusement, c’est une constance dans de nombreux pays », assure Martine Simonis, juriste et secrétaire générale de l’AJP.
Pourquoi les femmes journalistes indépendantes restent des cibles privilégiées ? Plusieurs raisons à cela, selon l’AJP. Il y a d’abord le sexisme ambiant. Ensuite, les femmes journalistes sont exposées parce qu’elles prennent position sur des sujets potentiellement polémiques. Parfois, elles font de l’ombre. Elles sont également indépendantes, donc isolées : il est plus simple de les atteindre contrairement à une journaliste qui bénéficie du soutien d’une rédaction.
Pour la secrétaire générale de l’AJP, le mouvement #MeToo n’a malheureusement pas permis d’éradiquer les menaces de haine ni les propos sexistes. Selonl’avocate de l’AJP, la technique de fausses annonces libertines est un grand classique du cyberharcèlement. « Il faut absolument y mettre fin, car c’est particulièrement dévastateur », s’indigne Martine Simonis. Certaines femmes journalistes auraient décidé de quitter définitivement la profession. D’autres déserteraient Twitter, pourtant devenu indispensable pour leur visibilité professionnelle. Sans oublier l’impact psychologique sur les victimes. Élisabeth n’a plus l’esprit tranquille, elle ne se sent pas en sécurité : « Je ne sais pas si de tels agissements peuvent se reproduire et, surtout, je ne sais pas qui se cache derrière tout ça. » Elle ne souhaite plus s’exprimer sur certains sujets sur les réseaux sociaux, préférant plutôt mettre en avant son travail.
Des sentiments d'insécurité et de méfiance généralisée
Dépassée par les événements, la jeune journaliste avoue avoir refusé les demandes d’interviews des médias belges. Elle avait besoin de temps pour « digérer » et ne souhaitait pas que son nom, sur les moteurs de recherche, soit associé à ce harcèlement. « Je défendais la dénonciation de tels comportements. Et là, j’ai préféré me taire, alors que c’est mon métier d’informer », analyse Élisabeth, excédée que ces pratiques arrivent à imposer la peur, le doute et la méfiance. Sentiment partagé par Martine Simonis de l’AJP, qui reconnaît que de telles pratiques induisent une méfiance généralisée. Depuis cette affaire, la juriste vérifie systématiquement l’identité des personnes qui tentent de la joindre, comme cela a été notre cas.
L’association a fermé l’accès aux données personnelles des cinq cents journalistes présent·es sur son annuaire, Journalistefreelance.be. Désormais, le seul moyen de les contacter reste le formulaire en ligne. Quant au site Vivastreet, il s’est montré particulièrement coopératif en retirant toutes les fausses annonces et tout élément préjudiciable pour les victimes. Dans le cadre de l’enquête, une réquisition judiciaire est prévue dans les locaux de l’entreprise afin d’obtenir les adresses IP des ordinateurs utilisés par les malfaiteurs, leurs informations bancaires, etc. D’autant que Vivastreet semble le terrain favori des cyberharceleurs. Martine Simonis mentionne le cas d’une correspondante étrangère en Belgique qui a fait l’objet d’une violence inouïe. Cette journaliste a reçu, il y a un mois, des menaces de viols, d’empalement et de meurtre. Ses données personnelles ont aussi été détournées puis exploitées sur le site de Vivastreet.
Désormais habitué, le service juridique de l’AJP accompagne les victimes sur le plan moral et administratif. Dans cette nouvelle affaire, il a centralisé les plaintes. Huit ont déjà été déposées, le reste suivra dans les prochains jours. En outre, l’association va, d’une part, déposer plainte pour détournement frauduleux de données personnelles et abus d’identité, et, d’autre part, se constituer partie civile pour saisir un juge d’instruction. « Nous souhaitons au plus vite une action du procureur du roi [l’équivalent du procureur de la République en France, ndlr], confie Martine Simonis. Mais tout cela va s’installer dans le rythme de la justice et on ne sera plus maître de l’affaire. »
En attendant, comment les journalistes belges se mobilisent-ils·elles pour leurs consœurs harcelées ? Martine Simonis se dit étonnée du manque de solidarité de la profession. « Je ne sens pas une solidarité importante. Au contraire, j’ai parfois vu chez des confrères et même chez certaines consœurs des attitudes clairement antisolidaires du type : “Tu l’as bien cherché”, “Ah oui, il faut accepter ça quand on est une femme journaliste connue”, “Tu t’exposes sur les réseaux sociaux, donc c’est normal”, “Faut pas jouer à ça si l’on n’est pas assez solide”. » Et la secrétaire générale de l’AJP de rappeler que derrière chaque journaliste harcelée, c’est toute une profession qu’on attaque.