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Manifestation le 26 juin à Dacca © Sommolito Garment Sramik Federation

Covid-​19 : au Bangladesh, les oubliées de la “fast fashion”

Au Bangladesh et dans d’autres pays pro­duc­teurs de tex­tile, des mil­lions d’ouvriers, en majo­ri­té des femmes, se retrouvent dému­nis à la suite de com­mandes annu­lées ou sus­pen­dues par des marques occi­den­tales. Une nou­velle preuve de leur extrême vul­né­ra­bi­li­té face à ces don­neurs d’ordre.

« Les annu­la­tions de com­mandes menacent nos vies et nos moyens de sub­sis­tance. » Voilà des semaines que Nazma Akter sillonne les rues de Dacca, la capi­tale du Bangladesh, en mar­te­lant ce slo­gan. Autour d’elle, des mil­liers d’ouvrières du tex­tile, le front ceint d’un ban­deau rouge, ser­rées les unes contre les autres en un bloc d’urgence et de colère. Le mes­sage s’adresse tant à leurs patrons qu’au gou­ver­ne­ment ban­gla­dais et aux opi­nions publiques inter­na­tio­nales : elles réclament l’arrêt des licen­cie­ments, mais aus­si un fonds de sou­tien aux ouvrières et ouvriers de cette filière dévas­tée par l’épidémie de Covid-19.

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Nazma Akter, lors de la mani­fes­ta­tion du 26 juin à Dacca
© Sommolito Garment Sramik Federation
Douze heures de tra­vail tous les jours

Enrôlée dès 11 ans, avec sa mère, dans la sueur des usines sous-​traitantes des marques occi­den­tales de vête­ments, Nazma Akter, 47 ans, pré­side aujourd’hui la Sommolito Garment Sramik Federation. Ce col­lec­tif de syn­di­cats reven­dique 70 000 membres mobilisé·es pour des condi­tions de tra­vail décentes. Depuis le 24 avril 2013 et les plus de 1 100 morts pro­vo­quées par l’effondrement du Rana Plaza, un immeuble héber­geant des four­nis­seurs de la mode, le monde ne peut plus igno­rer les contre­par­ties à la fast fashion, aux prix bas et aux col­lec­tions renou­ve­lées au gré des caprices des sty­listes. « Au Bangladesh, le salaire mini­mum dans l’habillement est de 95 dol­lars (82 euros) par mois et le salaire moyen tourne autour de 150 dol­lars (130 euros), rap­pelle Nazma Akter. Une jour­née de tra­vail dure nor­ma­le­ment huit heures, six jours par semaine, mais beau­coup d’ouvrières tra­vaillent jusqu’à dix à douze heures tous les jours, car elles ne peuvent sur­vivre sans heures supplémentaires. »

Sept ans après la catas­trophe, la crise sani­taire illustre de nou­veau l’extrême vul­né­ra­bi­li­té des four­nis­seurs. « Fermetures d’usines, démis­sions for­cées, licen­cie­ments illé­gaux de femmes enceintes » se mul­ti­plient depuis le défer­le­ment du virus, dénonce la syn­di­ca­liste, jointe par Causette. Les pre­mières alertes sont appa­rues en mars, à mesure que le confi­ne­ment gagnait l’Europe, puis les États-​Unis. Les com­merces non ali­men­taires ont dû fer­mer bou­tique, d’où une dégrin­go­lade inédite de leur chiffre d’affaires : 44 % au pre­mier tri­mestre 2020, par exemple, pour Inditex, pro­prié­taire de Zara, Bershka ou Stradivarius. Certaines marques ont aus­si­tôt annu­lé ou sus­pen­du des com­mandes auprès de leurs fabri­cants. « Y com­pris celles pour les­quelles les four­nis­seurs avaient ache­té la matière pre­mière, ce qui les condam­nait à la ces­sa­tion de paie­ment », pré­cise Nayla Ajaltouni, coor­di­na­trice du col­lec­tif Éthique sur l’étiquette, enga­gé contre les vio­la­tions des droits humains au travail.

3,18 mil­liards de dol­lars de manque à gagner

Au Bangladesh, où le tex­tile repré­sente plus de 80 % des expor­ta­tions, mais aus­si au Sri Lanka, en Inde ou au Cambodge, des ouvriers et ouvrières se sont retrouvé·es sans paie. Dès fin avril, la Bangladesh Garment Manufacturers and Exporters Association (BGMEA), le patro­nat de l’habillement ban­gla­dais, recen­sait 1150 usines et 2,28 mil­lions d’ouvriers et ouvrières frappé·es de plein fouet par l’annulation ou la sus­pen­sion de com­mandes sur les 3500 à 5000 fabriques du pays. Le BGMEA éva­lue leur mon­tant à 3,18 mil­liards de dol­lars, le prix de 982 mil­lions de pièces de vête­ments. « Même les diri­geants, qui n’ont pas tou­jours été soli­daires de leurs tra­vailleurs, se sont mobi­li­sés, grince Nayla Ajaltouni. Eux aus­si ont été pris à la gorge. »

“35 à 40 % des ouvrières sont des mères céli­ba­taires. Leurs moyens de sub­sis­tance sont direc­te­ment mena­cés, car il n’existe pas d’assurance chômage”

Nazma Akter, syn­di­ca­liste et ouvrière tex­tile au Bangladesh
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« Arrêtez de pous­ser les femmes enceintes à la démis­sion. »
Une mani­fes­tante le 26 juin à Dacca © Sommolito Garment Sramik Federation

Un centre d’étude bri­tan­nique asso­cia­tif, le Business & Human Rights Resources Centre (BHRRC), décèle les pré­mices d’une « crise huma­ni­taire » qui mena­ce­rait, à terme, 40 à 60 mil­lions de tra­vailleurs dans le monde. Au pre­mier rang des­quels les femmes et les migrants ruraux. Au Bangladesh, « plus de 100 000 ouvriers et ouvrières ont déjà per­du leur tra­vail, éva­lue pour sa part Nazma Akter, mais ils pour­raient être bien plus si l’activité ne redé­marre pas en sep­tembre ». Or, dans les usines tex­tiles, « 35 à 40 % des femmes sont des mères céli­ba­taires, note-​t-​elle. Leurs moyens de sub­sis­tance sont direc­te­ment mena­cés, car il n’existe pas d’assurance chô­mage. » Quant à l’obligation légale de ver­ser des indem­ni­tés de licen­cie­ment, elle serait diver­se­ment res­pec­tée. Les sai­gnées dans les effec­tifs pèsent par ailleurs sur celles et ceux qui conservent pour l’heure leur poste. « La pres­sion sur les emplois devient telle qu’on voit se mul­ti­plier les cas d’abus ou de vio­lences, notam­ment envers les femmes », s’inquiète la syndicaliste.

Le cynisme de l’Occident

Cette catas­trophe sociale à l’œuvre, les entre­prises occi­den­tales en portent la res­pon­sa­bi­li­té. Plusieurs ONG et orga­nismes de recherche tra­vaillent d’ailleurs à nom­mer les cou­pables. La cam­pagne Clean Clothes suit au jour le jour les consé­quences du Covid-​19 sur les four­nis­seurs par­tout dans le monde. Le Worker Rights Consortium, un centre d’études amé­ri­cain, et le BHRRC listent les don­neurs d’ordre qui s’engagent à hono­rer leurs com­mandes sans délais et ceux qui refusent. Si Adidas, H&M, Inditex, Kiabi, Nike ou Uniqlo se seraient enga­gés à les payer en inté­gra­li­té, qu’elles soient ache­vées ou en pro­duc­tion, ce ne serait pas le cas d’Arcadia, pro­prié­taire de Topshop, de Primark, d’Urban Outfitters, de C&A ou encore du colosse amé­ri­cain Walmart. Certaines marques, comme Gap, n’auraient accep­té d’acquitter la tota­li­té qu’après des ten­ta­tives pour en annu­ler une par­tie ou pour impo­ser des baisses de prix rétro­ac­tives et un allon­ge­ment des délais de paie­ment. D’autres, comme Levi’s, n’ont réagi qu’après une cam­pagne lan­cée sur les réseaux sociaux sous le hash­tag #PayUp (« Payez votre dû »). La palme du cynisme revient au groupe amé­ri­cain de grande dis­tri­bu­tion Kohl’s : une enquête du Guardian a révé­lé qu’il avait annu­lé 100 mil­lions de dol­lars de com­mandes en Corée et 50 mil­lions au Bangladesh, avant de ver­ser 109 mil­lions de divi­dendes à ses actionnaires.

Du côté des marques fran­çaises, le BHRRC n’a sou­mis son ques­tion­naire qu’aux trois mous­que­taires du luxe, LVMH, Kering et Hermès. Seul ce der­nier, qui assure pro­duire à 80 % dans l’Hexagone, déclare assu­mer l’intégralité de ses com­mandes. Les deux pre­miers ont esqui­vé une par­tie des ques­tions et ne se sont pas pro­non­cés sur ce point. La grande dis­tri­bu­tion, épin­glée en 2013 pour son recours à des sous-​traitants du Rana Plaza ou d’autres bâti­ments dan­ge­reux au Bangladesh, n’a pas été son­dée. Contacté par Causette, Carrefour évoque un « taux d’annulation très faible, de moins de 5 % » et jure que « tous les pro­duits tex­tiles fabri­qués ou en cours de fabri­ca­tion ont été payés dans les délais habi­tuels ». Même pro­messe chez Décathlon, dont 8 % des achats mon­diaux viennent de ce pays. « Aucune com­mande ache­vée ou en cours n’a été annu­lée, et nous avons bien sûr assu­ré le paie­ment de toutes les com­mandes en cours », selon un porte-​parole. Le groupe Leclerc n’a pas répondu.

“Il ne s’est écou­lé que quelques jours entre la chute des ventes et les consé­quences sociales, autre­ment dit l’abandon de mil­lions de tra­vailleurs à leur sort”

Nayla Ajaltouni, col­lec­tif Éthique sur l’étiquette

Si des marques ont pu s’asseoir sur leurs enga­ge­ments, c’est par­fois en fai­sant jouer des clauses sur les cas de force majeure, estime Nayla Ajaltouni, d’Éthique sur l’étiquette. D’autres l’ont fait en vio­la­tion des contrats com­mer­ciaux, « car les sous-​traitants ont peu de recours, même si les don­neurs d’ordre parlent d’eux comme de par­te­naires ». Au-​delà de l’épidémie, c’est bien cette asy­mé­trie des rap­ports de force, dans une éco­no­mie à flux ten­du, qui pose pro­blème. La Covid-​19 ne fait que l’exacerber. « Il ne s’est écou­lé que quelques jours entre la chute des ventes et les consé­quences sociales, autre­ment dit l’abandon de mil­lions de tra­vailleurs à leur sort », sou­ligne Nayla Ajaltouni.

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« Les tra­vailleurs risquent leur vie pour leurs moyens de sub­sis­tance #PayezVotreDû »
Une mani­fes­tante le 26 juin à Dacca © Sommolito Garment Sramik Federation
Donner du pou­voir aux ouvrières

Adoptée en 2017, la loi sur le devoir de vigi­lance des entre­prises avait pour ambi­tion de cor­ri­ger ces dés­équi­libres en ren­for­çant les obli­ga­tions des don­neurs d’ordre envers leurs four­nis­seurs. Mais seuls les groupes employant plus de 5 000 sala­riés en France y sont sou­mis. Des dis­cus­sions au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations unies traînent depuis 2014 pour mettre sur pied un ins­tru­ment juri­dique contrai­gnant à grande échelle. « C’est aus­si dans les usines qu’il faut ren­for­cer le pou­voir de négo­cia­tion des tra­vailleurs et leur per­mettre d’obtenir une plus grande part des pro­fits, ain­si qu’une pro­tec­tion sociale », plaide pour sa part Nazma Akter. La syn­di­ca­liste a bien une idée pour cela : « Faire émer­ger plus de femmes lea­ders par­mi les ouvrières qui ne demandent qu’à faire entendre leur voix. » En 2003, la Bangladaise a créé la Fondation Awaj, qui milite pour des condi­tions de tra­vail décentes dans le tex­tile, mais aus­si une plus grande place des femmes dans les pro­ces­sus de déci­sion. Elle forme les ouvrières à la connais­sance de leurs droits, à la négo­cia­tion et à la lutte sociale. Premières vic­times, elles sont aus­si en tête des com­bats, dans les usines et dans la rue.

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