Au Bangladesh et dans d’autres pays producteurs de textile, des millions d’ouvriers, en majorité des femmes, se retrouvent démunis à la suite de commandes annulées ou suspendues par des marques occidentales. Une nouvelle preuve de leur extrême vulnérabilité face à ces donneurs d’ordre.
« Les annulations de commandes menacent nos vies et nos moyens de subsistance. » Voilà des semaines que Nazma Akter sillonne les rues de Dacca, la capitale du Bangladesh, en martelant ce slogan. Autour d’elle, des milliers d’ouvrières du textile, le front ceint d’un bandeau rouge, serrées les unes contre les autres en un bloc d’urgence et de colère. Le message s’adresse tant à leurs patrons qu’au gouvernement bangladais et aux opinions publiques internationales : elles réclament l’arrêt des licenciements, mais aussi un fonds de soutien aux ouvrières et ouvriers de cette filière dévastée par l’épidémie de Covid-19.
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© Sommolito Garment Sramik Federation
Douze heures de travail tous les jours
Enrôlée dès 11 ans, avec sa mère, dans la sueur des usines sous-traitantes des marques occidentales de vêtements, Nazma Akter, 47 ans, préside aujourd’hui la Sommolito Garment Sramik Federation. Ce collectif de syndicats revendique 70 000 membres mobilisé·es pour des conditions de travail décentes. Depuis le 24 avril 2013 et les plus de 1 100 morts provoquées par l’effondrement du Rana Plaza, un immeuble hébergeant des fournisseurs de la mode, le monde ne peut plus ignorer les contreparties à la fast fashion, aux prix bas et aux collections renouvelées au gré des caprices des stylistes. « Au Bangladesh, le salaire minimum dans l’habillement est de 95 dollars (82 euros) par mois et le salaire moyen tourne autour de 150 dollars (130 euros), rappelle Nazma Akter. Une journée de travail dure normalement huit heures, six jours par semaine, mais beaucoup d’ouvrières travaillent jusqu’à dix à douze heures tous les jours, car elles ne peuvent survivre sans heures supplémentaires. »
Sept ans après la catastrophe, la crise sanitaire illustre de nouveau l’extrême vulnérabilité des fournisseurs. « Fermetures d’usines, démissions forcées, licenciements illégaux de femmes enceintes » se multiplient depuis le déferlement du virus, dénonce la syndicaliste, jointe par Causette. Les premières alertes sont apparues en mars, à mesure que le confinement gagnait l’Europe, puis les États-Unis. Les commerces non alimentaires ont dû fermer boutique, d’où une dégringolade inédite de leur chiffre d’affaires : 44 % au premier trimestre 2020, par exemple, pour Inditex, propriétaire de Zara, Bershka ou Stradivarius. Certaines marques ont aussitôt annulé ou suspendu des commandes auprès de leurs fabricants. « Y compris celles pour lesquelles les fournisseurs avaient acheté la matière première, ce qui les condamnait à la cessation de paiement », précise Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l’étiquette, engagé contre les violations des droits humains au travail.
3,18 milliards de dollars de manque à gagner
Au Bangladesh, où le textile représente plus de 80 % des exportations, mais aussi au Sri Lanka, en Inde ou au Cambodge, des ouvriers et ouvrières se sont retrouvé·es sans paie. Dès fin avril, la Bangladesh Garment Manufacturers and Exporters Association (BGMEA), le patronat de l’habillement bangladais, recensait 1150 usines et 2,28 millions d’ouvriers et ouvrières frappé·es de plein fouet par l’annulation ou la suspension de commandes sur les 3500 à 5000 fabriques du pays. Le BGMEA évalue leur montant à 3,18 milliards de dollars, le prix de 982 millions de pièces de vêtements. « Même les dirigeants, qui n’ont pas toujours été solidaires de leurs travailleurs, se sont mobilisés, grince Nayla Ajaltouni. Eux aussi ont été pris à la gorge. »
“35 à 40 % des ouvrières sont des mères célibataires. Leurs moyens de subsistance sont directement menacés, car il n’existe pas d’assurance chômage”
Nazma Akter, syndicaliste et ouvrière textile au Bangladesh
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Une manifestante le 26 juin à Dacca © Sommolito Garment Sramik Federation
Un centre d’étude britannique associatif, le Business & Human Rights Resources Centre (BHRRC), décèle les prémices d’une « crise humanitaire » qui menacerait, à terme, 40 à 60 millions de travailleurs dans le monde. Au premier rang desquels les femmes et les migrants ruraux. Au Bangladesh, « plus de 100 000 ouvriers et ouvrières ont déjà perdu leur travail, évalue pour sa part Nazma Akter, mais ils pourraient être bien plus si l’activité ne redémarre pas en septembre ». Or, dans les usines textiles, « 35 à 40 % des femmes sont des mères célibataires, note-t-elle. Leurs moyens de subsistance sont directement menacés, car il n’existe pas d’assurance chômage. » Quant à l’obligation légale de verser des indemnités de licenciement, elle serait diversement respectée. Les saignées dans les effectifs pèsent par ailleurs sur celles et ceux qui conservent pour l’heure leur poste. « La pression sur les emplois devient telle qu’on voit se multiplier les cas d’abus ou de violences, notamment envers les femmes », s’inquiète la syndicaliste.
Le cynisme de l’Occident
Cette catastrophe sociale à l’œuvre, les entreprises occidentales en portent la responsabilité. Plusieurs ONG et organismes de recherche travaillent d’ailleurs à nommer les coupables. La campagne Clean Clothes suit au jour le jour les conséquences du Covid-19 sur les fournisseurs partout dans le monde. Le Worker Rights Consortium, un centre d’études américain, et le BHRRC listent les donneurs d’ordre qui s’engagent à honorer leurs commandes sans délais et ceux qui refusent. Si Adidas, H&M, Inditex, Kiabi, Nike ou Uniqlo se seraient engagés à les payer en intégralité, qu’elles soient achevées ou en production, ce ne serait pas le cas d’Arcadia, propriétaire de Topshop, de Primark, d’Urban Outfitters, de C&A ou encore du colosse américain Walmart. Certaines marques, comme Gap, n’auraient accepté d’acquitter la totalité qu’après des tentatives pour en annuler une partie ou pour imposer des baisses de prix rétroactives et un allongement des délais de paiement. D’autres, comme Levi’s, n’ont réagi qu’après une campagne lancée sur les réseaux sociaux sous le hashtag #PayUp (« Payez votre dû »). La palme du cynisme revient au groupe américain de grande distribution Kohl’s : une enquête du Guardian a révélé qu’il avait annulé 100 millions de dollars de commandes en Corée et 50 millions au Bangladesh, avant de verser 109 millions de dividendes à ses actionnaires.
Du côté des marques françaises, le BHRRC n’a soumis son questionnaire qu’aux trois mousquetaires du luxe, LVMH, Kering et Hermès. Seul ce dernier, qui assure produire à 80 % dans l’Hexagone, déclare assumer l’intégralité de ses commandes. Les deux premiers ont esquivé une partie des questions et ne se sont pas prononcés sur ce point. La grande distribution, épinglée en 2013 pour son recours à des sous-traitants du Rana Plaza ou d’autres bâtiments dangereux au Bangladesh, n’a pas été sondée. Contacté par Causette, Carrefour évoque un « taux d’annulation très faible, de moins de 5 % » et jure que « tous les produits textiles fabriqués ou en cours de fabrication ont été payés dans les délais habituels ». Même promesse chez Décathlon, dont 8 % des achats mondiaux viennent de ce pays. « Aucune commande achevée ou en cours n’a été annulée, et nous avons bien sûr assuré le paiement de toutes les commandes en cours », selon un porte-parole. Le groupe Leclerc n’a pas répondu.
“Il ne s’est écoulé que quelques jours entre la chute des ventes et les conséquences sociales, autrement dit l’abandon de millions de travailleurs à leur sort”
Nayla Ajaltouni, collectif Éthique sur l’étiquette
Si des marques ont pu s’asseoir sur leurs engagements, c’est parfois en faisant jouer des clauses sur les cas de force majeure, estime Nayla Ajaltouni, d’Éthique sur l’étiquette. D’autres l’ont fait en violation des contrats commerciaux, « car les sous-traitants ont peu de recours, même si les donneurs d’ordre parlent d’eux comme de partenaires ». Au-delà de l’épidémie, c’est bien cette asymétrie des rapports de force, dans une économie à flux tendu, qui pose problème. La Covid-19 ne fait que l’exacerber. « Il ne s’est écoulé que quelques jours entre la chute des ventes et les conséquences sociales, autrement dit l’abandon de millions de travailleurs à leur sort », souligne Nayla Ajaltouni.
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Une manifestante le 26 juin à Dacca © Sommolito Garment Sramik Federation
Donner du pouvoir aux ouvrières
Adoptée en 2017, la loi sur le devoir de vigilance des entreprises avait pour ambition de corriger ces déséquilibres en renforçant les obligations des donneurs d’ordre envers leurs fournisseurs. Mais seuls les groupes employant plus de 5 000 salariés en France y sont soumis. Des discussions au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations unies traînent depuis 2014 pour mettre sur pied un instrument juridique contraignant à grande échelle. « C’est aussi dans les usines qu’il faut renforcer le pouvoir de négociation des travailleurs et leur permettre d’obtenir une plus grande part des profits, ainsi qu’une protection sociale », plaide pour sa part Nazma Akter. La syndicaliste a bien une idée pour cela : « Faire émerger plus de femmes leaders parmi les ouvrières qui ne demandent qu’à faire entendre leur voix. » En 2003, la Bangladaise a créé la Fondation Awaj, qui milite pour des conditions de travail décentes dans le textile, mais aussi une plus grande place des femmes dans les processus de décision. Elle forme les ouvrières à la connaissance de leurs droits, à la négociation et à la lutte sociale. Premières victimes, elles sont aussi en tête des combats, dans les usines et dans la rue.