L’annonce, vendredi 19 mars, du retrait de la Turquie du texte international qui lutte contre les violences faites aux femmes suscite l’inquiétude de la communauté internationale, qui redoute que cette décision ouvre la voie à d’autres pays.
Si ce n’était pas aussi triste, ce serait franchement ironique. La Turquie a été le premier pays à ratifier la Convention d'Istanbul, texte international qui encadre la lutte contre les violences faites aux femmes et porte le nom de la plus grande ville du pays. C’était en 2012. Neuf ans plus tard, la Turquie est le premier Etat à en sortir. Juste après l’annonce de la publication du décret, dans la nuit du 19 au 20 mars, plusieurs manifestations se sont organisées dans la plus grande ville du pays ainsi qu’à Ankara, la capitale, pour contester cette décision du président Erdogan. D'autres doivent également se tenir ce week-end. « Certaines déclarations du gouvernement avaient sonné l’alerte, commente Françoise Brié, la directrice générale de la Fédération nationale solidarité Femmes (FNSF) qui représente la France au sein du GREVIO, un groupe indépendant chargé de veiller à la mise en œuvre de la Convention. Le fait que ça devienne effectif est catastrophique pour les femmes turques. Et quel symbole terrible en matière de lutte contre les violences !»
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Un texte « moderne » qui fait vriller les conservateurs
Le traité fêtera bientôt ses dix années d’existence. 46 pays l’ont signé mais seulement 34 l’ont ratifié et ont adopté des lois luttant contre les violences. La Convention s’appuie sur quatre piliers : des éléments pour organiser la prévention des violences via la formation des policiers, par exemple ; des recommandations pour la protection des victimes avec l'instauration de numéros d'urgence ; l'engagement à sanctionner les auteurs de violences et enfin, des suggestions pour organiser une politique nationale claire de lutte contre ce fléau. « C’est une feuille de route très complète, détaille Françoise Brié. C’est aussi un texte moderne qui parle de stéréotypes sexistes et de violences de genre, c’est-à-dire visant les femmes. Il est aussi beaucoup attaqué car beaucoup d’opposants le perçoivent comme un outil qui, je mets des gros guillemets, "favoriserait l’homosexualité et détruirait la famille". »
La simple présence de la notion de genre suffit à faire vriller certains conservateurs. Le 8 mars dernier, le Conseil européen a d’ailleurs accusé certains « groupes politiques » de faire « des déclarations trompeuses contre le traité ». « On assiste à un vrai backlash depuis 2015, analyse Moana Genevey est chargée des politiques de genre au sein d’Equinet, un réseau européen pour la promotion de l’égalité. Plusieurs pays européens comme la Pologne, la Hongrie ou la Bulgarie mènent des campagnes pour discréditer le traité. Tout ceci est piloté par Agenda Europe, groupe qui rassemble des extrémistes religieux et des hommes d’affaires conservateurs hostiles aux droits des femmes, l’avortement ou les droits des personnes LGBT. Je vous invite à lire le rapport Restaurer l'ordre naturel rédigé par le parlement européen, qui montre l’aspect organisé de ces attaques. » La jeune femme redoute donc que cette décision crée un « effet domino » dans les autres pays, notamment ceux de l’Union européenne qui ne l’ont toujours pas ratifié. L’UE tente d’ailleurs, en vain, de mettre la pression sur ces récalcitrants.
La perte d’un garde-fou très précieux
Si on comprend bien le symbole politique très fort, il est plus difficile de mesurer les effets directs de cette décision pour les femmes turques. On peut tout de même craindre une modification des textes de loi. Bien sûr, le pouvoir ne dit pas qu’il va délaisser les femmes, mais il préfère organiser les choses à sa sauce, en considérant qu'il n'y a pas besoin de remettre en questions le modèle patriarcal. Le vice-président turc, Fuat Oktay, n’a d’ailleurs pas dit autre chose quand il a tweeté : « La préservation de notre tissu social traditionnel protégera la dignité des femmes. Il n’est pas nécessaire de chercher le remède en dehors de chez nous, d’imiter les autres. La solution est dans nos traditions et nos coutumes, dans notre essence. »
Un repli sur soi qui sera forcément préjudiciable aux femmes. Adhérer à la Convention d’Istanbul, c’est accepter la visite des experts du GREVIO, par exemple, qui se rendent régulièrement sur le terrain. « Le pays perd un instrument de dialogue et de progression, regrette Françoise Brié. Quand on voit le système machiste en place dans le pays, c’est inquiétant. » En 2020, la Turquie a recensé près de 300 féminicides, selon le décompte du groupe We Will Stop Feminicide. Début mars, la vidéo d’une femme battue dans la rue par son ex-mari avait suscité l’émoi dans le pays. « Les associations ne vont pas arrêter leur travail, évidemment, avance Moana Genevay. Mais ce retrait du traité enlève une forme de regard extérieur international et retire un précieux garde-fou. »