Quand les propriétaires de la librairie féministe new-yorkaise Labyris Books ont imprimé quelques tee-shirts flanqués de ce message en 1975, elles étaient loin de se douter que, près de cinquante ans plus tard, la phrase serait reprise dans le monde entier.
![« The Future is Female », petite histoire d’un slogan planétaire 1 204573998](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/04/204573998-957x1024.jpg)
Alix Dobkin a enfilé un tee-shirt par-dessus son col roulé bleu clair. Elle l’a rentré consciencieusement dans son pantalon vert. En ce jour de printemps 1975, sa compagne Liza Cowan veut absolument la prendre en photo. Celle-ci aspire à devenir photographe et prépare une conférence sur l’histoire lesbienne dans le cadre d’un rassemblement d’activistes en Californie. Elle a prévu d’y présenter une série de portraits sur le style vestimentaire des lesbiennes intitulée What The Well Dressed Dyke Will Wear (« Ce que les gouines bien habillées portent »). Elle demande donc à Alix, autrice-compositrice et chanteuse de musique folk, de prendre la pose. Alix s’exécute.
Symbole du pouvoir féminin
Appuyée contre la façade de leur maison de Potter Hollow, dans l’État de New York, elle arbore fièrement son tee-shirt « The Future is Female », acheté dans une librairie du quartier de Greenwich Village. Au dos, une hache à double tranchant – un labrys – est dessinée. Un symbole mythologique qui représente le pouvoir matriarcal et féminin et qui a inspiré aux fondatrices le nom de leur magasin. « Marizel Rios et Jane Lurie, nos amies qui tenaient Labyris Books, une librairie féministe de New York, ont eu l’idée de ce tee-shirt, se souvient Liza Cowan, jointe chez elle dans le Vermont. Un jour, elles ont sérigraphié une cinquantaine de vêtements avec cette phrase pour lever des fonds. »
Séduite par ce slogan, Liza Cowan propose de réaliser 250 badges pour le diffuser davantage. À l’époque, elle gérait une petite entreprise artisanale baptisée White Mare Inc., qui fabriquait justement des badges. Elle a beau se creuser les méninges, Liza Cowan ne parvient pas à se souvenir de l’identité de la personne à l’origine de cette formule.
Même quarante-sept ans plus tard, le mystère demeure entier. Sans doute les fondatrices de Labyris y sont-elles pour quelque chose ? Mais laquelle a eu l’inspiration pour cette formule à la fois poétique et militante ? « Je dois dire que je ne sais pas à qui on doit cette phrase, précise-t-elle en riant. Je ne sais même pas vraiment ce qu’elle signifie. C’est précisément pour ça que je l’aime, parce qu’il n’y a pas un seul sens à lui donner. À l’époque, il y avait beaucoup de slogans féministes drôles ou destinés à nous faire réfléchir et celui-ci en fait partie. Je pense que s’il a autant eu de succès, c’est parce qu’il est imprécis. »
C’est peu dire que cette phrase a connu un écho retentissant. Politique d’abord. Le 21 janvier 2017, au lendemain de l’investiture de Donald Trump, 450 000 femmes manifestent à Washington à l’occasion de la Women’s March. Si les pancartes sont nombreuses, la promesse d’un futur féminin constitue le cri de ralliement. Quelques jours plus tard, le 6 février, Hillary Clinton, battue à la présidentielle, fait son retour sur le devant de la scène. « Malgré tous les défis auxquels nous sommes confrontés, je reste persuadée que oui, le futur est féminin », lance-t-elle dans une vidéo.
Merchandising
Mais l’écho de cette formule est aussi commercial. Si vous tapez « The Future is Female » dans Google, le nombre de produits dérivés risque de vous donner le tournis. Sweat-shirts, affiches, agendas 2022, tasses, gourdes, et même… un tablier de cuisine.
Comment le tee-shirt porté par Alix Dobkin, morte en mai 2021, s’est-il décliné de la sorte ? Comment un slogan inventé dans une petite librairie new-yorkaise a‑t-il circulé de façon si exponentielle ? Liza n’a pas reconstitué toutes les pièces du puzzle, mais elle a quand même une petite idée.
Il y a dix ans, elle a donné une interview à un blog baptisé Dyke Duds, aujourd’hui fermé. Pour illustrer l’article et mettre en ligne son travail, elle se rend au Centre d’archives lesbiennes de New York, qui a gardé les négatifs de ses photos de l’époque et les numérise. Un autre blog, Dapper Q, publie à son tour ces images. « La personne qui tient un compte Instagram baptisé @h_e_r_s_t_o_r_y [sur la culture lesbienne, ndlr] a posté la photo d’Alix, commente Liza Cowan. Rachel Berks, la fondatrice du concept store et site Otherwild consacré à la culture queer et aux femmes, l’a repéré et a décidé d’éditer une nouvelle série de tee-shirts. Puis la mannequin Cara Delevingne a été photographiée en 2015 par un paparazzi avec l’un d’eux et c’est devenu viral. »
Pour Sylvie Borau, professeure de marketing à la Toulouse Business School, cette phrase avait tous les atouts pour se transformer en mantra mondial et faire un carton sur Internet. « Elle est à la fois simple, percutante et symétrique en termes de sonorité, analyse-t-elle. Sur le fond, c’est un message positif qui donne du pouvoir et qui n’est pas très engageant, un peu comme dire qu’on est contre la guerre. » Pourtant, et c’est là tout le paradoxe, à l’époque où elle a vu le jour, cette phrase avait des accents militants. Alix et Liza appartenaient toutes deux au courant dit du séparatisme lesbien, qui prônait la non-mixité et cherchait à créer pour les femmes, notamment lesbiennes, des espaces de tranquillité sans les hommes.
Pas sûr que, quarante-sept ans plus tard, toutes les personnes qui boivent leur thé dans une tasse « The Future is Female » aient entendu parler de ce mouvement…
« Si on nous avait dit à Alix et moi, il y a plus de quarante ans, que cette photo et ce tee-shirt feraient autant sensation dans la pop culture, nous aurions dit que c’était impossible », s’amuse Liza Cowan. Consciente que la radicalité du slogan a aujourd’hui un peu disparu, elle n’en tire aucune amertume. « La dimension militante et le combat du mouvement lesbien ne sont pas forcément connus de tout le monde. Mais ça ne m’appartient plus vraiment désormais. Le monde a changé », admet-elle avec philosophie.