À 95 ans, l’infatigable historienne contemporaine, référence mondiale de l’histoire des femmes et du genre, vient de publier S’engager en historienne, chez CNRS Éditions. L’occasion rêvée pour remonter le fil d’une vie riche de recherches et d’engagements. Et, surtout, pour lui dire merci.
Pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire des femmes et du genre, la figure autant que l’œuvre est intimidante. Et au moment de faire tinter la sonnette de son appartement parisien, c’est peu dire que l’exaltation est à la hauteur de l’admiration. Une appréhension aussitôt envolée lorsque la porte s’ouvre sur une petite dame, cheveux courts et large sourire. En cette fin janvier, Michelle Perrot nous a donné rendez-vous chez elle, dans le 6e arrondissement de Paris, à quelques pas du jardin du Luxembourg.
Lovée dans un fauteuil en velours vert, l’historienne contemporaine donne le ton tout de suite : elle n’aime pas vraiment parler d’elle. Jusqu’à maintenant, elle s’était d’ailleurs rarement exprimée spontanément sur sa propre vie. Elle préfère plutôt parler des autres, faire entendre les voix de celles et ceux dont on ne parle peu ou pas – la classe ouvrière d’abord, à qui elle a consacré sa thèse de doctorat –, les personnes incarcérées, et puis, surtout, les femmes.
En cinq décennies, Michelle Perrot a su bâtir, sur du vide, l’histoire des femmes. C’est à elle que l’on doit notamment la somme que sont les cinq tomes de l’Histoire des femmes en Occident (Plon, 1990–2002), un classique traduit dans le monde entier. Mais aussi Les Femmes ou les Silences de l’histoire (Flammarion, 1998) ou encore “Mon” histoire des femmes (Seuil, 2006). Michelle Perrot n’a pas seulement redonné une place et une voix aux femmes en les sortant des limbes d’une histoire jusqu’ici écrite pour les hommes. Elle a aussi fait parler d’autres invisibles. Les grévistes donc, avec sa thèse soutenue en 1974. Et les personnes incarcérées en travaillant sur la délinquance et le système pénitentiaire.
Se raconter
Il aura fallu qu’elle ait 95 ans pour que l’historienne, infatigable observatrice, se plie à l’exercice dans son dernier livre, S’engager en historienne, publié fin janvier chez CNRS Editions, dans la collection Les Grandes Voix de la recherche, qui met en relief la recherche et l’existence.
“Peut-être suis-je devenue historienne pour ne pas parler de moi, voire pour ne pas y penser, parce que je trouvais que le moi, mon moi, n’avait rien d’extraordinaire”, écrivait-elle d’ailleurs dans Le Temps des féminismes, publié chez Grasset en 2023. C’est oublier tout de même l’Essai d’ego-histoire de Pierre Nora, publié en 1987, pour lequel l’historien avait demandé à sept grands noms de l’historiographie de raconter leur engagement d’universitaires et donc de se raconter un peu aussi. Parmi les élu·es, une seule femme. Michelle Perrot.
Un père plutôt féministe
Fait relativement exceptionnel dans la France de l’entre-deux-guerres, Michelle Perrot n’a pas dû se battre contre ses parents pour s’émanciper du rôle qu’on attendait des jeunes filles de son époque – faire des enfants pour repeupler un pays décimé par la Grande Guerre. Née en 1928 dans un milieu bourgeois, Michelle Perrot née Roux, est élevée dans une famille républicaine et laïque.
De son enfance parisienne, elle a gardé beaucoup de souvenirs joyeux. Elle se souvient de l’effervescence dans le quartier populaire des Halles, où son père, négociant en cuir, tenait une boutique dans un passage de la rue Saint-Denis. De ses parents très amoureux qui “aimaient profiter de la vie” et sortaient souvent au théâtre. Elle se souvient avec précision de l’année 1936, des grèves du Front populaire et des ateliers de confection de son quartier occupés par des jeunes filles grévistes. “Elles dansaient, elles chantaient, elles mettaient des banderoles de contestation sur les devantures des ateliers, raconte-t-elle. Il y avait une certaine ambiance, qui je pense, a eu de l’influence sur moi sans que je me rende compte.”
Michelle Perrot se souvient surtout du rôle de son père, Marcel, dans la construction de son engagement. C’est lui qui insiste pour qu’elle sorte des conventions sociales que l’on attend des jeunes filles du milieu du XXe siècle, redoutant par-dessus tout pour sa fille le piège du mariage. “Il ne faisait pas de différence entre les filles et les garçons, bien qu’il m’ait quand même dit un jour qu’il aurait bien aimé un garçon mais qu’il était ravi d’avoir une fille, souffle-t-elle en riant. Mon père m’a toujours soutenue, m’a toujours poussée à continuer mes études. Il me répétait de ne pas me mettre trop vite un homme sur le dos. On pourrait dire aujourd’hui que j’avais un père très féministe même si le mot l’aurait fait rire. Il détestait les étiquettes.”
Engagement féministe
Marcel, pour qui liberté rime avec indépendance financière, encourage sa fille à poursuivre des études de médecine. “Mon niveau de maths n’était pas suffisant, alors j’ai dit un jour à mon père : ‘Écoute, je crois que je vais faire de l’histoire’”, relate-t-elle. La discipline est donc, à l’époque, davantage un choix par défaut qu’une véritable vocation. À l’entendre, l’histoire des femmes ne s’est pas vraiment révélée être un choix non plus. “Ce champ de recherche, celui de l’histoire des femmes, est devenu le plus important pour moi. Il s’est, en quelque sorte, imposé à moi, comme l’évidence d’un vide qu’il fallait tenter de combler, d’un silence qu’il fallait dissiper”, explique-t-elle avant de se replonger dans ses souvenirs.
Nous sommes dans les années 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) vient de voir le jour et Michelle Perrot est évidemment de la partie. La jeune historienne a soutenu sa thèse sur les grèves ouvrières du XIXe siècle quelques mois auparavant, elle est désormais professeure d’histoire dans une toute nouvelle université parisienne, Paris‑7, où, pour la première fois, sont mélangées filières littéraires et scientifiques. “J’avais un petit pouvoir de prof, en tout cas beaucoup de liberté pour proposer des sujets, relate Michelle Perrot. On nous encourageait d’ailleurs à prendre des initiatives.”
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À côté, elle milite avec le MLF. Avec ses étudiantes et ses collègues, elle est de toutes les grandes manifestations féministes de l’époque. Elle se souvient particulièrement de celle devant le tribunal de Bobigny en 1972 pour soutenir Marie-Claire Chevalier, jugée pour avoir avorté après un viol et défendue par Gisèle Halimi. Une période de lutte “très très joyeuse”, se souvient celle qui dit avoir découvert la sororité avec le MLF.
Historienne mais pas militante
“À un moment je me suis dit : je milite, c’est très bien, mais en histoire, je ne raconte rien sur les femmes”, retrace-t-elle. Face à la béance du récit historique, Michelle Perrot lance à l’automne 1973 avec deux collègues, Pauline Schmitt et Fabienne Bock, le premier cours sur l’histoire des femmes. “Nos collègues masculins n’étaient pas hostiles, mais nous regardaient avec un peu de condescendance, se souvient-elle. Ils devaient se dire : ‘Mais quelle drôle d’idée’.”
Le parcours de Michelle Perrot pose une question : l’histoire étant une discipline rigoureuse, reposant sur une méthode stricte, peut-elle concilier rigueur et engagement ? “Je suis engagée et historienne, mais je ne suis pas une historienne engagée, insiste la vieille dame toujours lovée dans son fauteuil en velours. Faire de l’histoire des femmes correspond sans doute à un engagement, il y a la volonté de les sortir du silence, mais je n’écris pas pour défendre une cause, mes livres ne sont pas militants. Il ne s’agit pas de dire que les femmes sont des victimes ou des héroïnes. Il s’agit de poser la question de l’évolution des rapports entre les femmes et les hommes.”
L’intitulé du cours : “Les femmes ont-elles une histoire ?” témoigne d’ailleurs du désert historiographique sur le sujet. Se pose effectivement une épineuse problématique : comment sortir les femmes du silence de l’histoire lorsqu’il existe si peu de sources et de recherches à leur sujet ? “C’est vrai, nous n’avions rien, pas de matériaux”, admet l’historienne. Avec ses collègues, elles se tournent alors vers des sociologues, des anthropologues et des historiens en leur demandant : “Qu’est-ce que vous pouvez nous apprendre sur les femmes dans les périodes que vous étudiez ?” Un véritable puzzle.
Petit à petit, le champ se construit. “Il faut aussi avoir à l’esprit que, dès qu’on pose la question des sources, on trouve, pointe Michelle Perrot, en citant des sources moins officielles comme des journaux intimes, des correspondances, des autobiographies, des photographies et même des cahiers de dessins tenus par des femmes. Par exemple, les sources judiciaires sur les histoires d’infanticides nous permettent d’en apprendre beaucoup sur la condition des femmes au XXe siècle.”
Passeuse de savoir
En 1990, presque vingt ans après son premier cours, Michelle Perrot peut affirmer que “oui, les femmes ont bien une histoire”. Elle publie alors, sous la direction de Georges Duby, le premier tome de l’Histoire des femmes en Occident. Quatre tomes suivront, qui balaient un à un des siècles d’Histoire, de l’antiquité à nos jours. Le succès est à chaque fois retentissant. Michelle Perrot devient une référence mondiale. Et ce n’est pas Mathilde Larrère qui dira le contraire. “Dès qu’on travaille en histoire des femmes, Michelle Perrot est la référence absolument incontournable, estime l’historienne spécialiste des mouvements révolutionnaires et du maintien de l’ordre en France au XIXᵉ siècle. Je donne un cours d’histoire des femmes à l’université Gustave Eiffel [en Seine-et-Marne, ndlr] et mes étudiants sont obligés de lire ses ouvrages. C’est tellement riche et en même temps très accessible. C’est tellement pionnier.”
Sur son rôle de pionnière justement, Michelle Perrot est un peu sceptique. “Je trouve que c’est exagéré, estime-t-elle dans un éclat de rire. Je pense que j’y ai contribué dans un mouvement collectif.” Pourtant, on lui doit tout de même, entre autres, de s’être battue pour faire entrer les femmes dans les programmes scolaires d’histoire. “C’est la première femme à être entrée au Conseil national des programmes en 2000, grâce à elle on a cessé de faire de l’histoire au masculin, rappelle Mathilde Larrère. C’est un plus pour les femmes, on a besoin que notre histoire soit écrite et pensée, mais c’est aussi un plus pour les humains en général. Tout le monde s’enrichit de connaître l’histoire de la moitié de l’humanité.”
Construire son histoire
Raconter l’histoire des femmes a justement été un moyen de construire la sienne. “Ça m’a amenée à accorder beaucoup plus d’importances à ma mère, confie Michelle Perrot. Elle était tout à fait pour que je fasse des études, mais par moments, elle trouvait que mon père m’entraînait un peu vers une vie de garçon. Mais en même temps, elle me disait aussi : ‘Il ne faut pas que tu fasses comme moi.’ Elle était très douée en dessin, je pense qu’elle aurait voulu faire carrière là-dedans, mais comme elle avait été orpheline de mère assez tôt, elle avait dû la remplacer à la maison. À l’époque, je n’avais pas réalisé qu’elle avait pu avoir d’autres aspirations que celle d’être une femme au foyer et une comptable pour mon père. J’ai été un peu injuste avec elle, sans m’en rendre compte.”
Au moment de prendre congé, une ultime question reste en suspens : cinq décennies après les premiers balbutiements de la recherche, le vide est-t-il comblé ? À voir les dizaines d’ouvrages sur les femmes et l’histoire qui sortent chaque année, on aurait tendance à dire que oui. “Oui, on l’a en partie comblé, mais il reste énormément à faire, soutient Michelle Perrot en se redressant. Et puis, peut-être qu’on ne pourra jamais le combler complètement. Est-ce qu’on peut combler un vide ? Le vide reste un vide peut-être.”
Une chose est certaine : Michelle Perrot fêtera cette année ses 96 ans, mais pas question pour autant de dresser le bilan de sa vie. Car en ce qui concerne l’histoire des femmes, l’historienne n’a pas encore dit son dernier mot. “J’ai encore un tout petit bout de route à faire, alors souhaitez-moi une bonne fin de parcours.” Et quel parcours !