IMG 0268
Claudine Monteil en mai 2021, chez elle, devant le portrait de Simone de Beauvoir peint par sa sœur Hélène © A.C.

Le 26 août 1970 nais­sait le MLF : sou­ve­nirs de la mili­tante Claudine Monteil

Debout les femmes ! Il y a cin­quante et un ans nais­sait le Mouvement de libé­ra­tion des femmes (MLF), à qui nous devons tant. Entretien avec Claudine Monteil, fémi­niste qui a rejoint le MLF à 20 ans, signa­taire du Manifeste des 343, écri­vaine, amie et bio­graphe de Simone de Beauvoir.

Causette : Que se passe-​t-​il le 26 août 1970 ?
Claudine Monteil :
Il y a 51 ans nais­sait le MLF, le Mouvement de libé­ra­tion des femmes. Le 26 août 1970, des marches fémi­nistes à tra­vers les Etats-​Unis célèbrent le cin­quan­tième anni­ver­saire du droit de vote des femmes amé­ri­caines. La jour­née va annon­cer des vagues de mani­fes­ta­tions fémi­nistes par le monde. A Paris, place de l’Etoile, les tou­ristes et badauds ont droit à une sur­prise. Neuf mili­tantes fémi­nistes fran­çaises, por­tant des ban­de­roles et une gerbe de fleurs, tra­versent à vive allure la place. Elles s’avancent vers la tombe du Soldat incon­nu devant laquelle elles entendent dépo­ser la gerbe. Non pas en l’honneur de ce pauvre sol­dat sans doute mort sur le champ de bataille, mais en celui de son épouse, incon­nue et invi­sible. Deux slo­gans sur les ban­de­roles de cette pre­mière mani­fes­ta­tion du MLF seront repris dans les mani­fes­ta­tions des années 1970 et encore aujourd’hui : « Il y a plus incon­nu que le sol­dat incon­nu : sa femme » et « Un homme sur deux est une femme ». En don­nant à cette femme un rôle égal à celui de son mari, ces femmes veulent sou­li­gner l’invisibilisation des femmes dans la socié­té fran­çaise.
Parmi ces mili­tantes, se trouvent les fémi­nistes dites « his­to­riques » Christine Delphy, Anne Zelensky, et les deux écri­vaines Christiane Rochefort et Monique Wittig. Un poli­cier puis d’autres sai­sissent la gerbe, les bous­culent et les arrêtent. Elles sont emme­nées au com­mis­sa­riat de police, où on tente de les culpa­bi­li­ser. Comment ont-​elles osé désa­cra­li­ser un lieu sym­bo­lique de l’histoire de France ? Elles ne se laissent pas inti­mi­der. Plaisantent. Rient. Chantent des chan­sons fémi­nistes. Elles res­te­ront enfer­mées trois heures. Sortiront plus fortes et déter­mi­nées. A pré­sent, plus rien ne les arrê­te­ra.
Dans la France en vacances, l’évènement fait sen­sa­tion. En plein mois d’août, les médias ont peu de nou­velles à com­men­ter. Une chance pour le com­bat fémi­niste. Le len­de­main, les jour­naux publient une pho­to mon­trant ces fémi­nistes du « Mouvement de Libération des Femmes » , titre ins­pi­ré du mou­ve­ment fémi­niste amé­ri­cain. Ce 26 août 1970, le MLF est né.

Lire aus­si l Août 1970 : le triomphe de la femme du sol­dat inconnu

Racontez-​nous votre arri­vée au MLF. 
C.M. :
Deux mois plus tard, je les rejoins chez Simone de Beauvoir, à Montparnasse. Jean-​Paul Sartre, avec lequel j’avais mili­té toute jeune dans les groupes étu­diants de 1968 et post-​1968, lui avait par­lé de mes enga­ge­ments auprès de femmes ouvrières. J’ai vingt ans, je suis la ben­ja­mine. Une arri­vée assez mou­ve­men­tée. L’autrice du Deuxième Sexe, dont les œuvres sont tra­duites dans plus d’une une cin­quante de langues, est alors une icône dans le monde entier pour avoir lut­té pour les droits humains, contre les tor­tures, pour l’indépendance des colo­nies et les droits des femmes. A 62 ans en 1970, elle est une célé­bri­té pleine d’énergie qui ne sup­porte pas que l’on ait une minute de retard. Manque de chance, son affreux petit réveil de cui­sine a tou­jours 7 mn d’avance ! Il fal­lait s’en sou­ve­nir…
Lorsque je pénètre dans son appar­te­ment bai­gné de lumière, aux vitres immenses, je m’assieds sur l’un des deux sofas jaunes, à côté de Gisèle Halimi, face à Delphine Seyrig devant ses ten­tures mexi­caines, sa lampe de Giacometti, des exem­plaires de ses œuvres, un des­sin de Picasso, des pho­tos de Jean-​Paul Sartre. Des dizaines de pou­pées, debout, le regard fixe et volon­taire, rap­por­tées de ses voyages dans le monde entier, vous scrutent. Il y a là aus­si Christiane Rochefort et Monique Wittig, Christine Delphy, Anne Zelensky, Liliane Kandel, Cathy Bernheim, Maryse Lapergue, et une ou deux autres fémi­nistes. Dans une ambiance vive et gaie, car nous sommes encore dans l’esprit de 1968, et pleines de fougue, d’humour, d’imagination, nous dis­cu­tons chaque dimanche à 17h sur l’avortement. Comment faire pour qu’enfin la socié­té fran­çaise affronte la dure réa­li­té des cen­taines de mil­liers d’avortement clan­des­tin en France ? Comment obte­nir que le tabou du simple mot « avor­te­ment », jamais pro­non­cé, vole enfin en éclats ?
Très vite s’impose entre nous la néces­si­té de rédi­ger ce qui sera le fameux Manifeste des 343 publié le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, c’est-à-dire des 343 femmes, nous-​mêmes, qui avons osé décla­rer avoir eu un avor­te­ment clan­des­tin, au risque d’être emprisonnées.

« Du haut de mes 20 ans, je croyais être chez Simone de Beauvoir pour l’écouter, et en fait, elle m’a aus­si­tôt bom­bar­dée de ques­tions sur la stra­té­gie à adop­ter sur la cam­pagne pour l’avortement. »

Quels sou­ve­nirs avez-​vous de Simone de Beauvoir à ce moment-​là et de votre ren­contre ?
C.M. : Simone de Beauvoir vient de publier un essai fon­da­men­tal, La Vieillesse, aus­si­tôt tra­duit dans plu­sieurs langues et bien­tôt un best­sel­ler aux USA. A soixante-​deux ans, elle nous bom­barde de ques­tions, nous écoute lui pro­po­ser des stra­té­gies pour exi­ger une libé­ra­li­sa­tion de la loi sur l’avortement.
En dépit de la dif­fé­rence d’âge – j’étais la ben­ja­mine du groupe – la phi­lo­sophe, d’une vita­li­té épous­tou­flante, nous a obli­gées à réagir, réflé­chir, éla­bo­rer des stra­té­gies à toute allure. Et dans la bonne humeur. Je croyais être chez elle pour l’écouter, et en fait, alors que je n’avais que vingt-​ans, avec certes quelques années de mili­tan­tisme étu­diant, elle m’a aus­si­tôt bom­bar­dée de ques­tions sur la stra­té­gie à adop­ter sur la cam­pagne pour l’avortement. Simone de Beauvoir par­lait à toute allure, et nous devions lui répondre aus­si vite. Mais dans ces échanges, ce qui était tonique et ins­pi­rant, c’est que nous avions tou­jours l’impression qu’elle nous par­lait d’égale à égale. De fait, elle nous appor­te­ra dans les dis­cus­sions et les actions, un sou­tien moral pré­cieux et constant jusqu’à sa dis­pa­ri­tion en 1986, seize ans plus tard.

Quelle est votre pre­mière grande action au sein du MLF ? 
C.M. : Le Manifeste paraî­tra en avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, sus­ci­tant un scan­dale natio­nal et obli­geant la socié­té fran­çaise à affron­ter de face la condi­tion dra­ma­tique de nom­breuses femmes subis­sant un avor­te­ment illé­gal dans les pires condi­tions de souf­france et de dan­ger pour leur san­té. A ce pro­pos, mer­ci de ne jamais plus nous appe­ler « Les 343 Salopes », terme inven­té avec humour par Charlie Hebdo. Non, le titre du Manifeste ne com­prend pas le mot « salopes » mais « les Françaises qui ont le cou­rage de décla­rer "J’ai avor­té" ». S’il vous plaît, ne nous rabais­sez pas. Chaque mot a son sym­bole, et celui de salope n’est pas digne. En uti­li­sant ce terme, non seule­ment vous nous rabais­sez, mais vous rabais­sez toutes les femmes. Nous sommes en fait des femmes d’honneur, des pion­nières, alors mer­ci d’avoir recours à un voca­bu­laire posi­tif et ins­pi­rant pour les géné­ra­tions de femmes d’aujourd’hui et de demain.

Si vous aviez un sou­ve­nir de vos années au MLF à nous racon­ter, qu’est-ce que ça serait ? 
C.M. : En 1974, Valéry Giscard d’Estaing est élu, avec la pro­messe d’une loi sur la dépé­na­li­sa­tion de l'avortement. Cela fait déjà 4 ans que je milite au sein du MLF et que je suis proche de l’autrice du Deuxième Sexe. Ce jour-​là, seule chez Simone de Beauvoir, je lui déclare avec l’enthousiasme de ma jeu­nesse : « Simone, nous avons gagné ! » Elle me répon­dra la phrase célèbre désor­mais : « Non Claudine, nous n’avons pas gagné. Il suf­fi­ra d’une crise poli­tique, éco­no­mique ou reli­gieuse pour que les droits des femmes soient remis en ques­tion. Rien n’ est jamais acquis. Votre vie durant, vous devrez res­ter vigi­lantes. »  Aujourd’hui, tout le monde cite cette phrase, sans jamais en don­ner les réfé­rences alors que cette dis­cus­sion est men­tion­née dans deux de mes ouvrages his­to­riques. Avec ce qui se passe en Afghanistan et dans d’autres pays, cette phrase est hélas si actuelle.

« Je crains que la déci­sion de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon, qui est une excel­lente nou­velle, ne retarde la pan­théo­ni­sa­tion de Gisèle Halimi. »

Vous mili­tez éga­le­ment aux côtés de grandes figures, comme Gisèle Halimi… 
C.M. : C’est une femme qui nous fait hon­neur sur tous les plans et qui a lut­té au péril de sa vie… Un plai­sir de mili­ter avec elle, de sa voix calme mais d’une déter­mi­na­tion à toute épreuve. L’absence de pan­théo­ni­sa­tion de Gisèle Halimi est une ter­rible décep­tion et une incom­pré­hen­sion. Je crains mal­heu­reu­se­ment que la déci­sion de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon, qui est une excel­lente nou­velle, ne retarde la pan­théo­ni­sa­tion de Gisèle Halimi. Pourtant, ce sont deux femmes dont les actions se com­plètent. Ainsi, si Joséphine Baker s’est bat­tue avec cou­rage pour les droits humains, contre toute forme de racisme, pour la Résistance contre le nazisme, elle n’a pas eu l’occasion de s’engager pour les droits des femmes même si elle est un exemple de femme libre et cou­ra­geuse qui nous ins­pire. Mais nous ne devons pas lâcher prise et conti­nuer à faire pres­sion. Oui, Gisèle Halimi doit, en 2022, repo­ser au Panthéon !

Quel regard portez-​vous sur l’état des droits des femmes aujourd’hui ? 
C.M. : Comme je le dis sou­vent : le racisme le plus tolé­ré dans le monde est celui contre les femmes. Ce qui se passe actuel­le­ment en Afghanistan est symp­to­ma­tique. Les Occidentaux ont, en réa­li­té, mal­gré les beaux dis­cours, lâché les femmes afghanes. Mais la situa­tion dans ce pays dépasse bien ses fron­tières. Nous assis­tons à une vic­toire des tota­li­ta­rismes contre les démo­cra­ties dans le monde. Et c’est une véri­table catas­trophe pour les droits des femmes. Tout cela peut se consta­ter ailleurs, comme en Russie, pays que je connais bien, qui, plu­tôt que de par­ler de droits des femmes comme aupa­ra­vant, pré­fère valo­ri­ser la notion de « famille » en s’alliant, aux Nations Unies, sur les posi­tions les plus conser­va­trices de l’Iran ou du Vatican. C’est extrê­me­ment inquié­tant. Nous allons devoir nous ser­rer les coudes, ne rien lais­ser passer.

Lire aus­si l Comment les fémi­nistes fran­çaises se mobi­lisent pour les femmes afghanes

Et parce qu'elle nous fait vibrer :

Quelques-​uns des ouvrages de Claudine Monteil sur le MLF :
Simone de Beauvoir, Le Mouvement des Femmes, Mémoires d’une Jeune Fille Rebelle, Editions Alain Stanké et Editions du Rocher ;
Les Sœurs Beauvoir, Editions1/​Calmann-​Lévy ;
Simone de Beauvoir et les femmes aujourd’hui, éd. Odile Jacob ;
Les Amants de la Liberté, Sartre et Beauvoir dans le siècle, Editions1/​Calmann-​Lévy

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.