Debout les femmes ! Il y a cinquante et un ans naissait le Mouvement de libération des femmes (MLF), à qui nous devons tant. Entretien avec Claudine Monteil, féministe qui a rejoint le MLF à 20 ans, signataire du Manifeste des 343, écrivaine, amie et biographe de Simone de Beauvoir.
Causette : Que se passe-t-il le 26 août 1970 ?
Claudine Monteil : Il y a 51 ans naissait le MLF, le Mouvement de libération des femmes. Le 26 août 1970, des marches féministes à travers les Etats-Unis célèbrent le cinquantième anniversaire du droit de vote des femmes américaines. La journée va annoncer des vagues de manifestations féministes par le monde. A Paris, place de l’Etoile, les touristes et badauds ont droit à une surprise. Neuf militantes féministes françaises, portant des banderoles et une gerbe de fleurs, traversent à vive allure la place. Elles s’avancent vers la tombe du Soldat inconnu devant laquelle elles entendent déposer la gerbe. Non pas en l’honneur de ce pauvre soldat sans doute mort sur le champ de bataille, mais en celui de son épouse, inconnue et invisible. Deux slogans sur les banderoles de cette première manifestation du MLF seront repris dans les manifestations des années 1970 et encore aujourd’hui : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme » et « Un homme sur deux est une femme ». En donnant à cette femme un rôle égal à celui de son mari, ces femmes veulent souligner l’invisibilisation des femmes dans la société française.
Parmi ces militantes, se trouvent les féministes dites « historiques » Christine Delphy, Anne Zelensky, et les deux écrivaines Christiane Rochefort et Monique Wittig. Un policier puis d’autres saisissent la gerbe, les bousculent et les arrêtent. Elles sont emmenées au commissariat de police, où on tente de les culpabiliser. Comment ont-elles osé désacraliser un lieu symbolique de l’histoire de France ? Elles ne se laissent pas intimider. Plaisantent. Rient. Chantent des chansons féministes. Elles resteront enfermées trois heures. Sortiront plus fortes et déterminées. A présent, plus rien ne les arrêtera.
Dans la France en vacances, l’évènement fait sensation. En plein mois d’août, les médias ont peu de nouvelles à commenter. Une chance pour le combat féministe. Le lendemain, les journaux publient une photo montrant ces féministes du « Mouvement de Libération des Femmes » , titre inspiré du mouvement féministe américain. Ce 26 août 1970, le MLF est né.
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Racontez-nous votre arrivée au MLF.
C.M. : Deux mois plus tard, je les rejoins chez Simone de Beauvoir, à Montparnasse. Jean-Paul Sartre, avec lequel j’avais milité toute jeune dans les groupes étudiants de 1968 et post-1968, lui avait parlé de mes engagements auprès de femmes ouvrières. J’ai vingt ans, je suis la benjamine. Une arrivée assez mouvementée. L’autrice du Deuxième Sexe, dont les œuvres sont traduites dans plus d’une une cinquante de langues, est alors une icône dans le monde entier pour avoir lutté pour les droits humains, contre les tortures, pour l’indépendance des colonies et les droits des femmes. A 62 ans en 1970, elle est une célébrité pleine d’énergie qui ne supporte pas que l’on ait une minute de retard. Manque de chance, son affreux petit réveil de cuisine a toujours 7 mn d’avance ! Il fallait s’en souvenir…
Lorsque je pénètre dans son appartement baigné de lumière, aux vitres immenses, je m’assieds sur l’un des deux sofas jaunes, à côté de Gisèle Halimi, face à Delphine Seyrig devant ses tentures mexicaines, sa lampe de Giacometti, des exemplaires de ses œuvres, un dessin de Picasso, des photos de Jean-Paul Sartre. Des dizaines de poupées, debout, le regard fixe et volontaire, rapportées de ses voyages dans le monde entier, vous scrutent. Il y a là aussi Christiane Rochefort et Monique Wittig, Christine Delphy, Anne Zelensky, Liliane Kandel, Cathy Bernheim, Maryse Lapergue, et une ou deux autres féministes. Dans une ambiance vive et gaie, car nous sommes encore dans l’esprit de 1968, et pleines de fougue, d’humour, d’imagination, nous discutons chaque dimanche à 17h sur l’avortement. Comment faire pour qu’enfin la société française affronte la dure réalité des centaines de milliers d’avortement clandestin en France ? Comment obtenir que le tabou du simple mot « avortement », jamais prononcé, vole enfin en éclats ?
Très vite s’impose entre nous la nécessité de rédiger ce qui sera le fameux Manifeste des 343 publié le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, c’est-à-dire des 343 femmes, nous-mêmes, qui avons osé déclarer avoir eu un avortement clandestin, au risque d’être emprisonnées.
« Du haut de mes 20 ans, je croyais être chez Simone de Beauvoir pour l’écouter, et en fait, elle m’a aussitôt bombardée de questions sur la stratégie à adopter sur la campagne pour l’avortement. »
Quels souvenirs avez-vous de Simone de Beauvoir à ce moment-là et de votre rencontre ?
C.M. : Simone de Beauvoir vient de publier un essai fondamental, La Vieillesse, aussitôt traduit dans plusieurs langues et bientôt un bestseller aux USA. A soixante-deux ans, elle nous bombarde de questions, nous écoute lui proposer des stratégies pour exiger une libéralisation de la loi sur l’avortement.
En dépit de la différence d’âge – j’étais la benjamine du groupe – la philosophe, d’une vitalité époustouflante, nous a obligées à réagir, réfléchir, élaborer des stratégies à toute allure. Et dans la bonne humeur. Je croyais être chez elle pour l’écouter, et en fait, alors que je n’avais que vingt-ans, avec certes quelques années de militantisme étudiant, elle m’a aussitôt bombardée de questions sur la stratégie à adopter sur la campagne pour l’avortement. Simone de Beauvoir parlait à toute allure, et nous devions lui répondre aussi vite. Mais dans ces échanges, ce qui était tonique et inspirant, c’est que nous avions toujours l’impression qu’elle nous parlait d’égale à égale. De fait, elle nous apportera dans les discussions et les actions, un soutien moral précieux et constant jusqu’à sa disparition en 1986, seize ans plus tard.
Quelle est votre première grande action au sein du MLF ?
C.M. : Le Manifeste paraîtra en avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, suscitant un scandale national et obligeant la société française à affronter de face la condition dramatique de nombreuses femmes subissant un avortement illégal dans les pires conditions de souffrance et de danger pour leur santé. A ce propos, merci de ne jamais plus nous appeler « Les 343 Salopes », terme inventé avec humour par Charlie Hebdo. Non, le titre du Manifeste ne comprend pas le mot « salopes » mais « les Françaises qui ont le courage de déclarer "J’ai avorté" ». S’il vous plaît, ne nous rabaissez pas. Chaque mot a son symbole, et celui de salope n’est pas digne. En utilisant ce terme, non seulement vous nous rabaissez, mais vous rabaissez toutes les femmes. Nous sommes en fait des femmes d’honneur, des pionnières, alors merci d’avoir recours à un vocabulaire positif et inspirant pour les générations de femmes d’aujourd’hui et de demain.
Si vous aviez un souvenir de vos années au MLF à nous raconter, qu’est-ce que ça serait ?
C.M. : En 1974, Valéry Giscard d’Estaing est élu, avec la promesse d’une loi sur la dépénalisation de l'avortement. Cela fait déjà 4 ans que je milite au sein du MLF et que je suis proche de l’autrice du Deuxième Sexe. Ce jour-là, seule chez Simone de Beauvoir, je lui déclare avec l’enthousiasme de ma jeunesse : « Simone, nous avons gagné ! » Elle me répondra la phrase célèbre désormais : « Non Claudine, nous n’avons pas gagné. Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Rien n’ est jamais acquis. Votre vie durant, vous devrez rester vigilantes. » Aujourd’hui, tout le monde cite cette phrase, sans jamais en donner les références alors que cette discussion est mentionnée dans deux de mes ouvrages historiques. Avec ce qui se passe en Afghanistan et dans d’autres pays, cette phrase est hélas si actuelle.
« Je crains que la décision de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon, qui est une excellente nouvelle, ne retarde la panthéonisation de Gisèle Halimi. »
Vous militez également aux côtés de grandes figures, comme Gisèle Halimi…
C.M. : C’est une femme qui nous fait honneur sur tous les plans et qui a lutté au péril de sa vie… Un plaisir de militer avec elle, de sa voix calme mais d’une détermination à toute épreuve. L’absence de panthéonisation de Gisèle Halimi est une terrible déception et une incompréhension. Je crains malheureusement que la décision de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon, qui est une excellente nouvelle, ne retarde la panthéonisation de Gisèle Halimi. Pourtant, ce sont deux femmes dont les actions se complètent. Ainsi, si Joséphine Baker s’est battue avec courage pour les droits humains, contre toute forme de racisme, pour la Résistance contre le nazisme, elle n’a pas eu l’occasion de s’engager pour les droits des femmes même si elle est un exemple de femme libre et courageuse qui nous inspire. Mais nous ne devons pas lâcher prise et continuer à faire pression. Oui, Gisèle Halimi doit, en 2022, reposer au Panthéon !
Quel regard portez-vous sur l’état des droits des femmes aujourd’hui ?
C.M. : Comme je le dis souvent : le racisme le plus toléré dans le monde est celui contre les femmes. Ce qui se passe actuellement en Afghanistan est symptomatique. Les Occidentaux ont, en réalité, malgré les beaux discours, lâché les femmes afghanes. Mais la situation dans ce pays dépasse bien ses frontières. Nous assistons à une victoire des totalitarismes contre les démocraties dans le monde. Et c’est une véritable catastrophe pour les droits des femmes. Tout cela peut se constater ailleurs, comme en Russie, pays que je connais bien, qui, plutôt que de parler de droits des femmes comme auparavant, préfère valoriser la notion de « famille » en s’alliant, aux Nations Unies, sur les positions les plus conservatrices de l’Iran ou du Vatican. C’est extrêmement inquiétant. Nous allons devoir nous serrer les coudes, ne rien laisser passer.
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Et parce qu'elle nous fait vibrer :
Quelques-uns des ouvrages de Claudine Monteil sur le MLF :
Simone de Beauvoir, Le Mouvement des Femmes, Mémoires d’une Jeune Fille Rebelle, Editions Alain Stanké et Editions du Rocher ;
Les Sœurs Beauvoir, Editions1/Calmann-Lévy ;
Simone de Beauvoir et les femmes aujourd’hui, éd. Odile Jacob ;
Les Amants de la Liberté, Sartre et Beauvoir dans le siècle, Editions1/Calmann-Lévy