Marthe Gautier s’est éteinte samedi dernier, à 96 ans. La scientifique, à l’origine d’une découverte majeure sur le syndrome de Down, aura vécu de longues années dans l’ombre de l’un de ses collègues : il a fallu attendre le XXIe siècle pour que soit reconnue sa contribution à la compréhension de la trisomie 21.
La majorité des images que l’on possède de Marthe Gautier, décédée ce 30 avril à 96 ans, montrent une dame âgée, une chercheuse retraitée qui durant son temps libre peint des assiettes en porcelaine. Un pull noir, deux rangs de perles qui dépassent d’un foulard crème, des mains au ballet incessant malgré les 90 et des années. Les raisons de sa notoriété prennent pourtant racine dans les années 1950.
Grand bricolage ADN
À l’hôpital Trousseau, dans l’équipe du docteur Raymond Turpin, on s’intéresse alors de près à la potentielle origine chromosomique du syndrome de Down, qu’on appelle encore « mongolisme ». Pour se pencher plus intensément sur le sujet, il faudrait cultiver des cellules en laboratoire, or, personne ne sait comme réaliser cette délicate expérimentation à Paris. Personne sauf Marthe Gautier, jeune recrue fraîchement revenue de Harvard où elle s’est formée sur ces questions en parallèle de la cardiologie, son domaine de prédilection. La vaste entreprise lui est donc confiée, avec un budget modeste et un local vide. La fille de paysan contracte elle-même un emprunt de 100 000 anciens francs afin d’acquérir le matériel nécessaire – vaisselle en verre neutre, œufs embryonnés ainsi qu’un coq qui lui fournit le plasma nécessaire à ses cultures – pour se lancer dans ce qu’elle appelle « ce grand bricolage ».
Un jour qu’elle compte les chromosomes d’un enfant atteint du syndrome de Down, elle croit s’être embrouillée quelque part en voyant apparaître trois chromosomes de type 21, étant acté depuis quelques années déjà que le génome humain n’en compte que 46. Mais, le lendemain, alors qu’elle réitère l’expérience, le chromosome surnuméraire refait son apparition. Parce qu’elle ne dispose pas d’un photomicroscope capable de fixer sur papier l’existence de cette anormalité génétique, la scientifique transmet ses lames à son collègue Jérôme Lejeune, aussi chercheur au CNRS, qui a accès au matériel permettant d’en tirer des diapositives. Diapositives qu’elle ne verra jamais : quelques mois plus tard, en octobre 1958, c’est lui, et non Marthe Gautier, qui annonce la découverte du 47e chromosome et s’en attribue la paternité lors d’un séminaire au Canada.
Effet Matilda
Quand un article est publié sur le sujet, un an après la trouvaille de la chercheuse, le nom de « Gauthier », mal orthographié qui plus est, n’apparaît qu’en deuxième position, entre Lejeune et Turpin. Le classement des patronymes n’est pas anecdotique : dans la littérature scientifique, l’ordre de ceux-ci témoigne de l’importance de la participation de chaque chercheur·euse.
Lejeune tirera donc tous les mérites de la découverte, au point de recevoir la médaille d’argent du CNRS en 1961, la médaille Kennedy en 1962 des mains du président américain du même nom et, sept ans plus tard, le prix William Allen de l’American Society of Human Genetics – la plus haute récompense possible pour un généticien –, sans jamais mettre en lumière l’influence de la primodécouvreuse. Les féministes appellent cela l’effet Matilda, en référence à Matilda Joslyn Gage, militante du XIXe siècle qui avait remarqué la tendance masculine à s’accaparer la pensée des femmes. Marthe Gautier explique, avec une pointe de sarcasme, ce que cache à ses yeux ce recel dans une interview de 2013 : « Je pense que Lejeune (et Turpin) ont développé une sorte de “maladie” bien connue des chercheurs scientifiques appelée “Nobelitis”. Il semblait sûr que lui et Turpin gagneraient le prix Nobel, mais ils devaient m’éliminer car le comité Nobel ne pouvait pas décerner le prix à trois personnes d’un même laboratoire. En fin de compte, aucun des deux n’a remporté le prix convoité. » Et pour cause. En marge de son travail scientifique, Jérôme Lejeune, décédé 1994, avait crée une fondation homonyme, bien connue pour son lobbying antiavortement. Lui-même déplorait, assez ironiquement, que le dépistage de la trisomie 21 durant la grossesse – qu’a permis la découverte du chromosome – conduise à des avortements. Une prise de position qui a probablement contribué à lui coûter le prix Nobel, mais qui lui permettra peut-être d’être béatifié, le chercheur ayant été reconnu « personne vénérable » par l’Église catholique en 2021.
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Reconnaissance tardive
Il faudra attendre juillet 2014 pour qu’un comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) reconnaisse que dans « la découverte du chromosome surnuméraire, la part de Jérôme Lejeune […] a peu de chance d’avoir été prépondérante. » Dans la foulée, en septembre 2014, Marthe Gautier accepte d’être décorée de la Légion d’honneur, ce qu’elle avait refusé deux fois au préalable, en réponse aux menaces à peine voilées de la Fondation Lejeune. Celle-ci avait dépêché des huissiers pour enregistrer sa prise de parole lors d’une conférence liée à la découverte de la trisomie 21, sous prétexte de s’assurer que l’honneur du défunt chercheur ne serait pas entaché. La décoration de Marthe Gautier est exceptionnelle par deux aspects : elle a lieu après ses 80 ans et l’élève directement au rang d’officier, sans qu’elle soit d’abord passée par la case « chevalier ».
La scientifique n’a pas attendu que son mérite lui revienne en se morfondant. Dans une interview accordée en 2015 à Madmoizelle, elle revendique ses années en cardiopédiatrie, à tenter de sauver la vie d’un maximum de nourrissons à l’hôpital Bicêtre, comme étant les plus belles de sa vie : « Il ne faut pas croire que ce sont les chromosomes, les chromosomes m’ont apporté beaucoup de peine. » « Je ne suis pas une idole, je suis juste une femme qui a fait son travail dans la vie, qui a aimé le faire et qui a réussi dans pas mal de domaines, et j’en suis fière », ajoute-t-elle. Aujourd’hui, si dérisoire que cela puisse paraître, Google trouve 2 160 000 occurrences à son nom, pour 1 520 000 résultats pour Jérôme Lejeune.