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Marthe Gautier en 2015 © Capture d'écran YouTube

Invisibilisation de la scien­ti­fique Marthe Gautier : l’effet Matilda au microscope

Marthe Gautier s’est éteinte same­di der­nier, à 96 ans. La scien­ti­fique, à l’origine d’une décou­verte majeure sur le syn­drome de Down, aura vécu de longues années dans l’ombre de l’un de ses col­lègues : il a fal­lu attendre le XXIe siècle pour que soit recon­nue sa contri­bu­tion à la com­pré­hen­sion de la tri­so­mie 21. 

La majo­ri­té des images que l’on pos­sède de Marthe Gautier, décé­dée ce 30 avril à 96 ans, montrent une dame âgée, une cher­cheuse retrai­tée qui durant son temps libre peint des assiettes en por­ce­laine. Un pull noir, deux rangs de perles qui dépassent d’un fou­lard crème, des mains au bal­let inces­sant mal­gré les 90 et des années. Les rai­sons de sa noto­rié­té prennent pour­tant racine dans les années 1950.

Grand bri­co­lage ADN

À l’hôpital Trousseau, dans l’équipe du doc­teur Raymond Turpin, on s’intéresse alors de près à la poten­tielle ori­gine chro­mo­so­mique du syn­drome de Down, qu’on appelle encore « mon­go­lisme ». Pour se pen­cher plus inten­sé­ment sur le sujet, il fau­drait culti­ver des cel­lules en labo­ra­toire, or, per­sonne ne sait comme réa­li­ser cette déli­cate expé­ri­men­ta­tion à Paris. Personne sauf Marthe Gautier, jeune recrue fraî­che­ment reve­nue de Harvard où elle s’est for­mée sur ces ques­tions en paral­lèle de la car­dio­lo­gie, son domaine de pré­di­lec­tion. La vaste entre­prise lui est donc confiée, avec un bud­get modeste et un local vide. La fille de pay­san contracte elle-​même un emprunt de 100 000 anciens francs afin d’acquérir le maté­riel néces­saire – vais­selle en verre neutre, œufs embryon­nés ain­si qu’un coq qui lui four­nit le plas­ma néces­saire à ses cultures – pour se lan­cer dans ce qu’elle appelle « ce grand bri­co­lage ».

Un jour qu’elle compte les chro­mo­somes d’un enfant atteint du syn­drome de Down, elle croit s’être embrouillée quelque part en voyant appa­raître trois chro­mo­somes de type 21, étant acté depuis quelques années déjà que le génome humain n’en compte que 46. Mais, le len­de­main, alors qu’elle réitère l’expérience, le chro­mo­some sur­nu­mé­raire refait son appa­ri­tion. Parce qu’elle ne dis­pose pas d’un pho­to­mi­cro­scope capable de fixer sur papier l’existence de cette anor­ma­li­té géné­tique, la scien­ti­fique trans­met ses lames à son col­lègue Jérôme Lejeune, aus­si cher­cheur au CNRS, qui a accès au maté­riel per­met­tant d’en tirer des dia­po­si­tives. Diapositives qu’elle ne ver­ra jamais : quelques mois plus tard, en octobre 1958, c’est lui, et non Marthe Gautier, qui annonce la décou­verte du 47e chro­mo­some et s’en attri­bue la pater­ni­té lors d’un sémi­naire au Canada. 

Effet Matilda

Quand un article est publié sur le sujet, un an après la trou­vaille de la cher­cheuse, le nom de « Gauthier », mal ortho­gra­phié qui plus est, n’apparaît qu’en deuxième posi­tion, entre Lejeune et Turpin. Le clas­se­ment des patro­nymes n’est pas anec­do­tique : dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique, l’ordre de ceux-​ci témoigne de l’importance de la par­ti­ci­pa­tion de chaque chercheur·euse.

Lejeune tire­ra donc tous les mérites de la décou­verte, au point de rece­voir la médaille d’argent du CNRS en 1961, la médaille Kennedy en 1962 des mains du pré­sident amé­ri­cain du même nom et, sept ans plus tard, le prix William Allen de l’American Society of Human Genetics – la plus haute récom­pense pos­sible pour un géné­ti­cien –, sans jamais mettre en lumière l’influence de la pri­mo­dé­cou­vreuse. Les fémi­nistes appellent cela l’effet Matilda, en réfé­rence à Matilda Joslyn Gage, mili­tante du XIXe siècle qui avait remar­qué la ten­dance mas­cu­line à s’accaparer la pen­sée des femmes. Marthe Gautier explique, avec une pointe de sar­casme, ce que cache à ses yeux ce recel dans une inter­view de 2013 : « Je pense que Lejeune (et Turpin) ont déve­lop­pé une sorte de “mala­die” bien connue des cher­cheurs scien­ti­fiques appe­lée “Nobelitis”. Il sem­blait sûr que lui et Turpin gagne­raient le prix Nobel, mais ils devaient m’éliminer car le comi­té Nobel ne pou­vait pas décer­ner le prix à trois per­sonnes d’un même labo­ra­toire. En fin de compte, aucun des deux n’a rem­por­té le prix convoi­té. » Et pour cause. En marge de son tra­vail scien­ti­fique, Jérôme Lejeune, décé­dé 1994, avait crée une fon­da­tion homo­nyme, bien connue pour son lob­bying anti­avor­te­ment. Lui-​même déplo­rait, assez iro­ni­que­ment, que le dépis­tage de la tri­so­mie 21 durant la gros­sesse – qu’a per­mis la décou­verte du chro­mo­some – conduise à des avor­te­ments. Une prise de posi­tion qui a pro­ba­ble­ment contri­bué à lui coû­ter le prix Nobel, mais qui lui per­met­tra peut-​être d’être béa­ti­fié, le cher­cheur ayant été recon­nu « per­sonne véné­rable » par l’Église catho­lique en 2021. 

Lire aus­si l Effet Matilda : aux grandes femmes, la patrie peu reconnaissante

Reconnaissance tar­dive

Il fau­dra attendre juillet 2014 pour qu’un comi­té d’éthique de l’Institut natio­nal de la san­té et de la recherche médi­cale (Inserm) recon­naisse que dans « la décou­verte du chro­mo­some sur­nu­mé­raire, la part de Jérôme Lejeune […] a peu de chance d’avoir été pré­pon­dé­rante. » Dans la fou­lée, en sep­tembre 2014, Marthe Gautier accepte d’être déco­rée de la Légion d’honneur, ce qu’elle avait refu­sé deux fois au préa­lable, en réponse aux menaces à peine voi­lées de la Fondation Lejeune. Celle-​ci avait dépê­ché des huis­siers pour enre­gis­trer sa prise de parole lors d’une confé­rence liée à la décou­verte de la tri­so­mie 21, sous pré­texte de s’assurer que l’honneur du défunt cher­cheur ne serait pas enta­ché. La déco­ra­tion de Marthe Gautier est excep­tion­nelle par deux aspects : elle a lieu après ses 80 ans et l’élève direc­te­ment au rang d’officier, sans qu’elle soit d’abord pas­sée par la case « chevalier ».

La scien­ti­fique n’a pas atten­du que son mérite lui revienne en se mor­fon­dant. Dans une inter­view accor­dée en 2015 à Madmoizelle, elle reven­dique ses années en car­dio­pé­dia­trie, à ten­ter de sau­ver la vie d’un maxi­mum de nour­ris­sons à l’hôpital Bicêtre, comme étant les plus belles de sa vie : « Il ne faut pas croire que ce sont les chro­mo­somes, les chro­mo­somes m’ont appor­té beau­coup de peine. » « Je ne suis pas une idole, je suis juste une femme qui a fait son tra­vail dans la vie, qui a aimé le faire et qui a réus­si dans pas mal de domaines, et j’en suis fière », ajoute-​t-​elle. Aujourd’hui, si déri­soire que cela puisse paraître, Google trouve 2 160 000 occur­rences à son nom, pour 1 520 000 résul­tats pour Jérôme Lejeune. 

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