Effet Matilda : aux grandes femmes, la patrie peu reconnaissante

On ne prête qu’aux riches, c’est bien connu. Et qu’aux hommes quand il s’agit du suc­cès. Pour preuve : elles sont légion, ces femmes qui inventent, créent… et res­tent incon­nues au bataillon quand leur mari, frère ou ami se voit décer­ner les lau­riers à leur place. C’est ça, l’effet Matilda, une vaste escro­que­rie, vieille comme le patriarcat.

HS10 lise meitner © Alamy
Lise Meitner et Otto Hahn, ici en 1913, tra­vaillaient sur la fis­sion nucléaire,
mais seul ce der­nier a reçu le Nobel de chi­mie, en 1944.
© Pictorial press/​Alamy

Un socio­logue, Robert King Merton, avait, dans les années 1960, étu­dié com­ment cer­tains per­son­nages étaient effa­cés des tablettes de l’Histoire et rem­pla­cés par d’autres. Il avait appe­lé cela l’« effet Matthieu » (en réfé­rence à un pas­sage de l’Évangile selon saint Matthieu : « Car on don­ne­ra à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôte­ra même ce qu’il a. » Évangile que Matthieu n’a d’ailleurs pas écrit.

Dans les années 1980, une his­to­rienne des sciences, Margaret W. Rossiter, reprend le concept et l’applique à l’élimination ou la mini­mi­sa­tion récur­rente des femmes de la mémoire col­lec­tive : elle invente l’« effet Matilda », du nom de la fémi­niste, abo­li­tion­niste et suf­fra­gette amé­ri­caine Matilda Joslyn Gage (XIXe siècle), qui, la pre­mière, avait poin­té la spo­lia­tion intel­lec­tuelle des femmes par les hommes et dont, bien sûr, vous n’avez jamais enten­du par­ler, effet Matilda oblige. L’historienne s’appuie sur bon nombre d’exemples dont celui, mar­quant, de Trotula, femme méde­cin du XIe siècle qui exer­çait à Salerne, en Italie. Vous ne la connais­sez pas ? Elle a pour­tant bel et bien exis­té, a soi­gné des malades, écrit des livres. Mais un moine du XIIe siècle, en reco­piant l’un de ses trai­tés, a mas­cu­li­ni­sé la forme latine de son nom (ça fait mieux pour un méde­cin, tout de même). Et Trotula, par la grâce d’un coup de plume, est ain­si deve­nue, pour des siècles et des siècles, un homme… Effacement pur et simple. 

HS10 MATHILDA J. CAGE © Wikipedia
Matilda J. Gage, fémi­niste amé­ri­caine
du XIXe siècle. 
Pas de barbe, pas de prix !

Parfois, les femmes, plus chan­ceuses, ne dis­pa­raissent pas com­plè­te­ment, mais doivent se conten­ter de pauvres stra­pon­tins. La phy­si­cienne autri­chienne natu­ra­li­sée sué­doise Lise Meitner a joué un rôle essen­tiel dans la décou­verte de la fis­sion nucléaire. Elle a tra­vaillé des dizaines d’années sur la ques­tion, mais c’est un homme seul, Otto Hahn, qui récolte le prix Nobel de chi­mie en 1944. Ce mon­sieur raconte dans son auto­bio­gra­phie * : « J’ai eu une conver­sa­tion assez déplai­sante avec Lise Meitner, qui dit que je n’aurais pas dû la ren­voyer d’Allemagne au moment où je l’ai fait. Ce grief résul­tait pro­ba­ble­ment d’une cer­taine décep­tion parce que j’ai été le seul à rece­voir le prix. Je n’ai pas men­tion­né cela moi-​même, mais plu­sieurs de ses amis y ont fait allu­sion d’une façon assez désa­gréable en dis­cu­tant avec moi. Mais je n’ai vrai­ment été pour rien dans le cours que les évé­ne­ments ont pris. […] Par ailleurs, le prix m’a été décer­né pour des tra­vaux que j’ai effec­tués seul ou avec mon col­lègue Fritz Strassmann, et Lise Meitner a reçu pour ses réa­li­sa­tions plu­sieurs dis­tinc­tions hono­ri­fiques aux États-​Unis, et a même été pro­cla­mée “femme de l’année”. » De quoi se plaint-on ?

Tellement pra­tiques, les muses…

Le phé­no­mène ne se limite pas aux sciences. Éric Dussert a publié, fin 2018, un ouvrage inti­tu­lé Cachées par la forêt. 138 femmes de lettres oubliées (éd. La Table Ronde) : « De quoi se convaincre que le seul XXe siècle a vu d’autres roman­cières que Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar, Colette et Annie Ernaux. Il suf­fit de lire les livres délec­tables de Myriam Harry, de Fanny Clar, de Rose Celli, de Marie-​Louise Haumont, et de beau­coup d’autres. » Toutes cachées par la forêt… Prenez Betty Duhamel (1944−1993), par exemple, dont l’auteur nous dit qu’elle « a lan­cé une poi­gnée de livres dans le der­nier tiers du siècle der­nier et puis s’est tue ». Elle écri­vait, dans l’une de ses nou­velles : « La mémoire a ses revers comme les médailles, ses regrets et sa volup­té secrète. » C’est si vrai…

Et dans le monde de l’art ? Là, les femmes sont sou­vent relé­guées au sta­tut de muse. C’est bien, une muse, c’est joli, ça ne bouge pas. Et ça se tait. Elles sont aus­si sou­vent « épouses de ». On connaît aujourd’hui le cas de Margaret Keane, qui, dans les années 1960, pei­gnait des tableaux avec des per­son­nages aux yeux sur­di­men­sion­nés. Ces pein­tures avaient alors acquis une belle renom­mée, mais étaient signées… par son mari. Tim Burton lui a consa­cré un film, Big Eyes (2014). En voi­ci une qui a obte­nu répa­ra­tion, au terme d’un long com­bat, au moins en par­tie. Ce n’est pas si fréquent.

Les cas abondent et rares sont les excep­tions. Un bel exemple ? Marie Curie. Un jour­na­liste lui avait deman­dé : « Qu’est-ce que cela fait d’avoir épou­sé un génie ? » Elle répon­dit en sou­riant : « Allez donc deman­der à mon mari. » 

* My Life. The Autobiography of a Scientist, d’Otto Hahn. Éd. Herder and Herder, 1970.

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