On ne prête qu’aux riches, c’est bien connu. Et qu’aux hommes quand il s’agit du succès. Pour preuve : elles sont légion, ces femmes qui inventent, créent… et restent inconnues au bataillon quand leur mari, frère ou ami se voit décerner les lauriers à leur place. C’est ça, l’effet Matilda, une vaste escroquerie, vieille comme le patriarcat.
Un sociologue, Robert King Merton, avait, dans les années 1960, étudié comment certains personnages étaient effacés des tablettes de l’Histoire et remplacés par d’autres. Il avait appelé cela l’« effet Matthieu » (en référence à un passage de l’Évangile selon saint Matthieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » Évangile que Matthieu n’a d’ailleurs pas écrit.
Dans les années 1980, une historienne des sciences, Margaret W. Rossiter, reprend le concept et l’applique à l’élimination ou la minimisation récurrente des femmes de la mémoire collective : elle invente l’« effet Matilda », du nom de la féministe, abolitionniste et suffragette américaine Matilda Joslyn Gage (XIXe siècle), qui, la première, avait pointé la spoliation intellectuelle des femmes par les hommes et dont, bien sûr, vous n’avez jamais entendu parler, effet Matilda oblige. L’historienne s’appuie sur bon nombre d’exemples dont celui, marquant, de Trotula, femme médecin du XIe siècle qui exerçait à Salerne, en Italie. Vous ne la connaissez pas ? Elle a pourtant bel et bien existé, a soigné des malades, écrit des livres. Mais un moine du XIIe siècle, en recopiant l’un de ses traités, a masculinisé la forme latine de son nom (ça fait mieux pour un médecin, tout de même). Et Trotula, par la grâce d’un coup de plume, est ainsi devenue, pour des siècles et des siècles, un homme… Effacement pur et simple.
Pas de barbe, pas de prix !
Parfois, les femmes, plus chanceuses, ne disparaissent pas complètement, mais doivent se contenter de pauvres strapontins. La physicienne autrichienne naturalisée suédoise Lise Meitner a joué un rôle essentiel dans la découverte de la fission nucléaire. Elle a travaillé des dizaines d’années sur la question, mais c’est un homme seul, Otto Hahn, qui récolte le prix Nobel de chimie en 1944. Ce monsieur raconte dans son autobiographie * : « J’ai eu une conversation assez déplaisante avec Lise Meitner, qui dit que je n’aurais pas dû la renvoyer d’Allemagne au moment où je l’ai fait. Ce grief résultait probablement d’une certaine déception parce que j’ai été le seul à recevoir le prix. Je n’ai pas mentionné cela moi-même, mais plusieurs de ses amis y ont fait allusion d’une façon assez désagréable en discutant avec moi. Mais je n’ai vraiment été pour rien dans le cours que les événements ont pris. […] Par ailleurs, le prix m’a été décerné pour des travaux que j’ai effectués seul ou avec mon collègue Fritz Strassmann, et Lise Meitner a reçu pour ses réalisations plusieurs distinctions honorifiques aux États-Unis, et a même été proclamée “femme de l’année”. » De quoi se plaint-on ?
Tellement pratiques, les muses…
Le phénomène ne se limite pas aux sciences. Éric Dussert a publié, fin 2018, un ouvrage intitulé Cachées par la forêt. 138 femmes de lettres oubliées (éd. La Table Ronde) : « De quoi se convaincre que le seul XXe siècle a vu d’autres romancières que Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar, Colette et Annie Ernaux. Il suffit de lire les livres délectables de Myriam Harry, de Fanny Clar, de Rose Celli, de Marie-Louise Haumont, et de beaucoup d’autres. » Toutes cachées par la forêt… Prenez Betty Duhamel (1944−1993), par exemple, dont l’auteur nous dit qu’elle « a lancé une poignée de livres dans le dernier tiers du siècle dernier et puis s’est tue ». Elle écrivait, dans l’une de ses nouvelles : « La mémoire a ses revers comme les médailles, ses regrets et sa volupté secrète. » C’est si vrai…
Et dans le monde de l’art ? Là, les femmes sont souvent reléguées au statut de muse. C’est bien, une muse, c’est joli, ça ne bouge pas. Et ça se tait. Elles sont aussi souvent « épouses de ». On connaît aujourd’hui le cas de Margaret Keane, qui, dans les années 1960, peignait des tableaux avec des personnages aux yeux surdimensionnés. Ces peintures avaient alors acquis une belle renommée, mais étaient signées… par son mari. Tim Burton lui a consacré un film, Big Eyes (2014). En voici une qui a obtenu réparation, au terme d’un long combat, au moins en partie. Ce n’est pas si fréquent.
Les cas abondent et rares sont les exceptions. Un bel exemple ? Marie Curie. Un journaliste lui avait demandé : « Qu’est-ce que cela fait d’avoir épousé un génie ? » Elle répondit en souriant : « Allez donc demander à mon mari. »
* My Life. The Autobiography of a Scientist, d’Otto Hahn. Éd. Herder and Herder, 1970.