sappho ancient greek poet seen here at left in the painting sappho and alcaeus painted by lawrence alma tadema in 1881
© Artepics / Alamy

Île de Lesbos, 600 av. J.-C : la poé­tesse Sappho donne une édu­ca­tion com­plète aux jeunes filles

Alors que les femmes de la Grèce antique ont long­temps été can­ton­nées à la sphère domes­tique, il y eut un moment pri­vi­lé­gié, sur l’île de Lesbos, où l’éducation des filles fut aus­si com­plète que celle des jeunes hommes. Avec « l’école » de la célèbre poé­tesse Sappho, les ado­les­centes pre­naient une place dans la cité, en appre­nant les arts poé­tiques et l’éros au féminin.

Nous sommes entre les VIIe et VIe siècles avant notre ère, autour de – 600. C’est l’époque archaïque, avant Platon et la période clas­sique (510−323 av. J.-C.). À Lesbos, une petite île de la mer Égée, tout près de l’actuelle Turquie, Sappho, jeune femme culti­vée, poé­tesse et joueuse de lyre, est régu­liè­re­ment invi­tée par les grandes familles et ins­ti­tu­tions de la cité pour chan­ter ses vers lors de fêtes, de mariages et de céré­mo­nies officielles.

Mais elle dirige aus­si un chœur de jeunes filles dans la cité de Mytilène, capi­tale de l’île, une sorte d’école où ces der­nières apprennent à com­po­ser des vers, chan­ter, dan­ser, jouer de la musique… Intégrer cette école, c’est le must. Âgées de 12 à 15 ans, ces jeunes filles aisées viennent de toute l’île mais aus­si de régions plus éloi­gnées – comme Sparte ou les cités grecques de la côte asia­tique – pour suivre l’enseignement de Sappho. Comme le rap­pelle l’historienne Marie-​Jo Bonnet : « A cette époque, les filles peuvent encore voya­ger. Ce sera moins le cas dans la période classique. »

Sappho est une des rares femmes poètes à ensei­gner. D’ailleurs, les jeunes étu­diantes ne sont pas légion dans la Grèce antique. Si la cité de Sparte leur offre un ensei­gne­ment jusqu’à l’âge adulte (prin­ci­pa­le­ment assu­ré par un homme, le poète Alcman), ce n’est pas le cas à Athènes, par exemple. « En tout cas, nous n’avons pas de source qui en atteste pour cette époque-​là », pré­cise Sandra Boehringer, maî­tresse de confé­rences en his­toire grecque à l’université de Strasbourg (Bas-​Rhin).

« Pour Sappho, l’érotisme entre jeunes femmes les pré­pa­rait à la vie » 

Sandra Boehringer, maî­tresse de confé­rences en his­toire grecque à l’université de Strasbourg

À Lesbos, donc, Dika, Atthis et une dizaine d’autres jeunes filles1 découvrent tout ce qui touche à la musique, des pre­miers vers au rythme de la lyre. Le top du top, pour l’époque. « À ce moment-​là, la socié­té est musi­cale. C’est LA com­pé­tence à avoir pour réus­sir socia­le­ment, explique Sandra Boehringer. La musique don­nait accès au savoir, à la connais­sance. » La plu­part des ado­les­centes quittent leurs familles pour inté­grer « l’internat », tan­dis que d’autres rentrent tous les soirs chez elles, tra­ver­sant l’île de long en large. Ainsi com­mence leur ouver­ture au monde, au propre comme au figu­ré. « L’enseignement de Sappho se pas­sait très pro­ba­ble­ment en exté­rieur », indique Sandra Boehringer. Après avoir appris des danses ou des chants et s’être entraî­nées pen­dant des semaines, « les jeunes se mêlaient aux rituels civiques et reli­gieux de la cité, par exemple pour hono­rer une divi­ni­té », raconte la chercheuse.

S’émanciper par la poésie

Cette édu­ca­tion repré­sen­tait un moment très impor­tant dans la vie des jeunes filles, qui accé­daient alors à « une agen­ti­vi­té, c’est-à-dire une capa­ci­té à prendre une place et à agir dans la socié­té », selon Sandra Boehringer, qui estime que « dans ces socié­tés que l’on dit trop vite miso­gynes, la place des femmes était recon­nue. Ces jeunes filles chan­taient devant un public mixte. Leurs per­for­mances en public étaient accep­tées ». Sappho trans­met aux jeunes filles les mythes et légendes, les ori­gines des tra­di­tions et des céré­mo­nies, et les encou­rage à échan­ger, à débattre. En clair, « elle ne leur appre­nait pas à deve­nir des épouses sou­mises ! » sou­ligne Marie-​Jo Bonnet. Car si le mariage reste incon­tour­nable pour tous et toutes les jeunes grec·ques, la poé­tesse tient à ins­truire de « futures épouses culti­vées », comme l’explique Sylvie Queval dans Femmes péda­gogues : de l’Antiquité au XIXe siècle (éd. Fabert, 2008). « La poé­sie donne à l’adolescente une prise sur sa vie », ajoute Sandra Boehringer.

Par la suite, dès le Ve siècle, filles et gar­çons auront une édu­ca­tion sem­blable jusqu’à 7 ou 10 ans (seule­ment !), selon les cités. À Athènes, « les gar­çons seront for­més pour deve­nir sol­dats et défendre leur patrie », indique Sandra Boehringer. Pour les jeunes femmes, « ce sera l’enfermement dans le gyné­cée », affirme Marie-​Jo Bonnet. L’enseignement de Sappho ne célèbre donc pas l’union et la mater­ni­té. Elle leur pré­fère de loin l’amour ! La poé­tesse lyrique trans­met en effet à ses élèves le goût des chants éro­tiques. « Elle consi­dère que l’éveil à l’amour et à la sen­sua­li­té fait par­tie de sa charge de maî­tresse de chœur », explique Sandra Boehringer. Ces chants fai­saient par­tie inté­grante des per­for­mances dans la cité. « On pou­vait donc chan­ter des fic­tions d’amour homo-​érotiques en public », rap­pelle la chercheuse.

Une « liber­té du désir »

Car la poé­sie de Sappho célé­brait sur­tout les amours entre femmes. Quoi de plus natu­rel alors pour les jeunes filles en for­ma­tion de déve­lop­per une cer­taine phi­lia éro­tique entre elles, ou d’évoquer des élans amou­reux pour leur cheffe de chœur ? Ses poèmes évoquent des rela­tions entre élèves, mais aus­si l’amour qu’elle a pu por­ter à cer­taines d’entre elles ou les conseils qu’elle pou­vait leur appor­ter pour sup­por­ter la peine d’une sépa­ra­tion. « Cette liber­té du désir était par­ti­cu­lière à Sappho », estime Marie-​Jo Bonnet. « Pour elle, l’érotisme entre jeunes femmes les pré­pa­rait à la vie », ajoute Sandra Boehringer.

Cette pai­deia (édu­ca­tion) des jeunes filles (de l’aristocratie) à Lesbos a fini par dis­pa­raître, sans que l’on sache exac­te­ment com­bien de temps elle a duré, faute de sources. Selon Marie-​Jo Bonnet, cette période pri­vi­lé­giée pour les filles était « excep­tion­nelle », car ensuite, c’est l’éducation des jeunes hommes qui fut consi­dé­rée comme pri­mor­diale. Même si Sandra Boehringer tem­père en poin­tant que la recherche actuelle étu­die d’autres cités où les femmes auraient eu davan­tage de liber­té : « Des ins­crip­tions, des témoi­gnages nous laissent pen­ser que les femmes pou­vaient par­fois jouer un rôle dans la sphère publique, comme la riche notable Archippè de Kymé, ou d’autres femmes qui avaient un pou­voir reli­gieux ou éco­no­mique. En fait, même si des inéga­li­tés exis­taient dans cette socié­té, les femmes par­ve­naient à avoir une cer­taine pré­sence publique. » Sappho de Lesbos en est le meilleur exemple.

  1. Dika, élève de Sappho (éd. Autrement, 1999)et L’Homosexualité fémi­nine dans
    l’Antiquité grecque et romaine
    (éd. Les Belles Lettres, 2007), de Sandra Boehringer.[]
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