Hypatie d’Alexandrie, la boss des maths

Mathématicienne, phi­lo­sophe, savante et ensei­gnante, la païenne Hypatie régnait en maî­tresse adu­lée sur le milieu intel­lec­tuel d’Alexandrie du IVe siècle après Jésus Christ. Avant d’être rat­tra­pée par les remous reli­gieux et poli­tiques de l’Empire romain… et de finir sau­va­ge­ment assas­si­née par des chré­tiens courroucés.

hypatia of alexandria astronomer and philosopher
Huile sur toile de Charles William Mitchell, 1885.
© GL Archive /​Alamy Stock Photo

Sur cette pein­ture à l’huile de 1885 du peintre bri­tan­nique Charles William Mitchell, une jeune femme épou­van­tée, le corps gra­cile et nu, pro­tège sa pudeur der­rière une immense che­ve­lure blonde ondu­lée, qui res­semble à s’y méprendre à celle de la Vénus de Botticelli. Dans un geste déses­pé­ré, elle porte sa main gauche vers la mosaïque murale typi­que­ment grecque de la pièce où elle sera assas­si­née. Inexorable, la vio­lence est pour­tant encore invi­sible. Dans ce tableau, seuls le can­dé­labre ren­ver­sé, la toge gisant au pied de l’innocence tra­quée et la flamme vacillante à sa droite laissent pré­sa­ger du pire à venir. 

Voici Hypatie, repré­sen­tée dans une œuvre épo­nyme du XIXe siècle, juste avant sa mise à mort par une horde de chré­tiens déchaî­nés. La vision roman­tique de Mitchell, sym­bo­li­sant la bar­ba­rie reli­gieuse face à la ratio­na­li­té de la culture grecque, ne s’est pas embar­ras­sée de véri­té his­to­rique : lorsque Hypatie d’Alexandrie, intel­lec­tuelle et ensei­gnante païenne, fut assas­si­née, elle n’avait pas 25 ans, comme le laissent sup­po­ser les traits can­dides qu’il lui a prê­tés. En 415 de notre ère, Hypatie avait dépas­sé la cin­quan­taine, mais les mul­tiples repré­sen­ta­tions pos­té­rieures de sa per­sonne lui confèrent les sem­pi­ter­nelles jeu­nesse et beau­té, car on ne sau­rait évo­quer la sagesse fémi­nine sous les traits d’une vieille femme. Pourtant, celle que l’on pré­sente comme la pre­mière femme mathé­ma­ti­cienne de l’humanité a vécu une vie bien rem­plie et même « excep­tion­nelle », nous raconte l’archéologue Anne-​Françoise Jaccottet.

Née aux envi­rons de 360 à Alexandrie, Hypatie reçoit l’enseignement de son père Théon, mathé­ma­ti­cien esti­mé et direc­teur du musée de la ville, ins­ti­tu­tion regrou­pant cher­cheurs, ingé­nieurs et savants. « Certaines femmes issues d’un milieu social éle­vé accé­daient à une édu­ca­tion soi­gnée, explique Anne-​Françoise Jaccottet. Mais ce qui est frap­pant avec Hypatie, c’est que son père la laisse ensuite ensei­gner. Nous le savons grâce aux lettres de plu­sieurs de ses dis­ciples : elle a pignon sur rue et enseigne en tant que femme indé­pen­dante à une nuée de jeunes aris­to­crates, jeu­nesse dorée d’Alexandrie et plus lar­ge­ment du monde romain, car la ville draine beau­coup d’étrangers. C’est cela qui la rend excep­tion­nelle. Son acti­vi­té d’enseignement la fait deve­nir une femme publique, et publique par la science. À cette époque, il y a d’autres femmes publiques, comme les femmes de la famille impé­riale, qui prennent un rôle poli­tique, ou encore quelques poé­tesses. Mais Hypatie est a prio­ri la seule femme de son temps qui ait trans­mis ses connais­sances scientifiques. »

Ce savoir, que l’on qua­li­fie de néo­pla­to­nisme, arti­cule mathé­ma­tiques, géo­mé­trie, astro­no­mie et phi­lo­so­phie. Probablement parce qu’elle a une concep­tion des reli­gions beau­coup plus phi­lo­so­phique que cultuelle, Hypatie ne fait pas de dis­tinc­tion entre ses élèves païens et chré­tiens qui coha­bitent au sein de la bonne socié­té alexan­drine. « Les chré­tiens ne tombent pas du ciel au sein de la civi­li­sa­tion gréco-​­romaine : ils en sont issus et conservent les bases cultu­relles et juri­diques exis­tantes, observe Anne-​Françoise Jaccottet. Par ailleurs, à l’époque, les études supé­rieures sont de tra­di­tion grecque, elles ne sont pas chré­tiennes, à moins que l’on sou­haite entrer dans les ordres. »

hypatia of alexandria born c. 35070 died 415 was a Greek mathematician astronomer and philosopher in Egypt then a part of the Byzantine Em
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Aussi “sainte” que Platon

Tout porte à croire qu’Hypatie excelle dans son ensei­gne­ment. L’historienne polo­naise Maria Dzielska, qui lui a consa­cré une bio­gra­phie, note que, d’après les sources par­ve­nues jusqu’à nous, « elle pos­sé­dait le don de com­mu­ni­quer avec le mys­tère divin, ce qui inci­tait ses dis­ciples à lui attri­buer cette “sain­te­té” que Synésios, comme tous les phi­lo­sophes néo­pla­to­ni­ciens de cette période, accor­dait à Platon ». C’est d’ailleurs grâce à ce Synésios, dis­ciple chré­tien d’Hypatie et épis­to­lier pro­lixe, que nous pou­vons aujourd’hui ima­gi­ner l’importance de l’enseignante dans le milieu intel­lec­tuel d’Alexandrie.

Synésios de Cyrène a lais­sé der­rière lui des cen­taines de lettres, envoyées à ses condis­ciples pour évo­quer avec nos­tal­gie le bon vieux temps des classes d’Hypatie, et d’autres direc­te­ment à sa maî­tresse, dont les réponses ne nous sont mal­heu­reu­se­ment pas par­ve­nues. Devenu évêque de Ptolémaïs, en Libye, Synésios demande à « la véné­rable phi­lo­sophe » des conseils pour construire un astro­labe, un ins­tru­ment pour mesu­rer la dis­tance nous sépa­rant des étoiles. « Si Hypatie ne semble pas avoir “inven­té” de théo­rie propre, on sait qu’elle a maî­tri­sé des concepts mathé­ma­tiques très ardus, appuie l’archéologue. Elle a, par exemple, écrit un com­men­taire sur le trai­té des sec­tions coniques d’Apollonios de Perga [mal­heu­reu­se­ment dis­pa­ru, ndlr]. » Mais il y a mieux.

Une forte tête

Notre ori­gi­nale ne prend pas de mari, serait ­res­tée vierge, se mêle à des assem­blées d’hommes et se déplace sur un char à tra­vers la ville. Une forte tête ! Le phi­lo­sophe Damascius, né aux alen­tours de 460, a écrit sur l’école d’Hypatie. Il a rap­por­té une scène cocasse illus­trant la liber­té d’âme de notre ensei­gnante, ain­si que l’explique l’historienne Maria Dzielska : « Selon le récit de Damascius, un des étu­diants d’Hypatie tom­ba amou­reux d’elle. Incapable de maî­tri­ser ses sen­ti­ments, le jeune homme lui avoua son amour. Hypatie déci­da de le punir et trou­va une méthode effi­cace pour le faire fuir. Elle lui mon­tra une de ses pro­tec­tions hygié­niques pour lui prou­ver que le corps de la femme n’était qu’un ensemble d’organes, et lui fit remar­quer : “Voilà ce que tu aimes vrai­ment, jeune homme, mais tu n’aimes rien de beau”. » 

Snobant les plai­sirs de la chair, Hypatie ren­voie l’image « d’un châ­teau fort de ver­tu et de vir­gi­ni­té », selon Anne-​Françoise Jaccottet, sans que l’on connaisse la véri­table part de construc­tion de cette asser­tion. « Ce qu’on peut remar­quer par contre, sou­ligne l’archéologue, c’est qu’on prête aux quelques femmes remar­quables de l’Antiquité une sexua­li­té hors norme : Hypatie la vierge, Sappho la les­bienne et Aspasie la pros­ti­tuée. » Au milieu de ces fan­tasmes sur l’intimité d’Hypatie, une chose est sûre : « Pour ensei­gner, il lui fal­lait res­ter sans mari, car sa conduite de femme libre aurait fata­le­ment eu des consé­quences sur la répu­ta­tion de son mari, qui aurait été, lui, grillé sur le plan politique. » 

C’est cette même liber­té qui pré­ci­pi­te­ra sa perte. Car Hypatie ne se can­tonne pas à l’enseignement, mais se pique pré­ci­sé­ment de poli­tique, et mur­mure aux oreilles du pré­fet Oreste. Ce der­nier, d’obédience chré­tienne modé­rée, est per­sua­dé que le pou­voir poli­tique doit conte­nir le pou­voir théo­lo­gien. Il est en guerre ouverte avec le patriarche Cyrille qui veut étendre son influence dans une ère de tran­si­tion entre le monde poly­théiste gréco-​­romain et l’hégémonie chré­tienne à venir en Occident.

Martyre de la raison

En 392 déjà, dans un contexte de ten­sions reli­gieuses entre païens, juifs et chré­tiens, le pré­dé­ces­seur de Cyrille, Théophile, fait détruire l’immense Sérapeum, prin­ci­pal temple grec ­d’Alexandrie. Hypatie devait avoir la tren­taine. Vingt-​et-​un ans plus tard, sa figure de savante effron­tée cris­tal­lise une coha­bi­ta­tion cultu­relle deve­nue insup­por­table à cer­tains. Agacés par les liens d’amitié unis­sant la phi­lo­sophe et le pré­fet Oreste, des chré­tiens radi­ca­li­sés – peut-​être des moines ayant reçu l’ordre de la part de Cyrille – vont trou­ver Hypatie. Ils déchirent ses vête­ments, la tuent à coup de tes­sons de pote­rie et brûlent son corps sur un bûcher. Victime de la rumeur bigote fai­sant de cet esprit libre une « sor­cière » poli­ti­que­ment gênante, Hypatie devient alors pour les siècles à venir et jusqu’à notre époque le superbe sym­bole du mar­tyr de la rai­son contre la bêtise crasse du fanatisme. 

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