Harriet Tubman, l'enchaînée déchaînée

Mise à jour le 26 jan­vier 2021 : Victoire ! Contrairement à Donald Trump (voir enca­dré à la fin du papier), le nou­veau pré­sident des Etats-​Unis Joe Biden est favo­rable à ce qu'Harriet Tubman devienne le nou­veau visage des billets de 20$. Son admi­nis­tra­tion a annon­cé, lun­di 25 jan­vier, la relance du pro­jet de faire figu­rer son por­trait sur les billets de 20 dol­lars, en rem­pla­ce­ment du pré­sident popu­liste Andrew Jackson.

Née esclave aux envi­rons de 1820 dans le Maryland, Harriet Tubman va se défaire de ses chaînes en s’enfuyant vers le nord des États-​Unis. Elle rejoint l’Underground Railroad, une orga­ni­sa­tion secrète qui aide des esclaves noirs à pas­ser du Sud vers le Nord, et en libère à elle seule plus de trois cents.

portrait of harriet tubman 1820 1913 american abolitionist by benjamin f. Powelson Auburn New York USA 1868
Portrait d’Harriet Tubman à Auburn (État de New York), par
Benjamin F. Powelson, 1868. © Glasshouse Images /​Alamy
Stock Photo – Danielle Macinnes

Que peut bien res­sen­tir une per­sonne qui, à l’approche de ses 30 ans, se retrouve sou­dai­ne­ment libre après une vie de ser­vage ? « Quand je me ren­dis compte que j’avais pas­sé la fron­tière, je regar­dai mes mains pour voir si j’étais tou­jours la même per­sonne, raconte, en 1869, Harriet Tubman à sa bio­graphe Sarah Bradford. Tout autour devint splen­deur. Le soleil doré tra­ver­sa les arbres et se répan­dit sur les champs : j’étais comme au para­dis. » Nous sommes alors en 1849 et l’esclave noire a réus­si l’exploit de tra­ver­ser la fron­tière entre le Maryland, État escla­va­giste, et la Pennsylvanie, où l’esclavage est abo­li comme dans tout le nord des États-​Unis. C’est grâce à sa foi et à son audace qu’elle a pris la route seule, au mépris des risques. Bientôt, elle n’a plus qu’une idée en tête : reve­nir pour récu­pé­rer sa fra­trie, afin de lui faire goû­ter son pri­vi­lège de fuyarde : la liberté.

C’est qu’Harriet vient d’une famille nom­breuse, elle a huit frères et sœurs, et les liens qui l’attachent à sa famille sont puis­sants. Née Araminta Ross dans le Maryland en 1820 (ou 1821 ou 1822 selon d’autres esti­ma­tions) de parents esclaves, Harriet et Ben, elle choi­sit de por­ter le pré­nom de sa mère pour lui rendre hom­mage. Elle a connu le pire. Nourrice en « loca­tion » dès 6 ans, elle est ros­sée par sa maî­tresse lorsqu’elle ne par­vient pas à cal­mer les pleurs du bébé dont elle a la garde. « Comme l’immense majo­ri­té des esclaves, Harriet a subi nombre de sévices, humi­lia­tions et vio­lences, nous explique Anne Garrait-​Bourrier, pro­fes­seure des études cultu­relles nord-​américaines à l’université Clermont-​Auvergne. La seule chose à laquelle elle ait échap­pé, c’est d’être engros­sée par un maître. » Petite, après avoir reçu un poids sur le crâne, lan­cé par un maître qui vou­lait viser un autre esclave, elle devient sujette à la nar­co­lep­sie pour le res­tant de sa vie. « Dans ces moments d’endormissement, explique Anne Garrait-​Bourrier, la très pieuse Harriet a des visions dans les­quelles Dieu lui parle, ce qui aura une impor­tance pour la suite. » En atten­dant, une esclave qui s’endort sans pré­ve­nir n’est pas une main d’œuvre très utile et Harriet rap­porte à Sarah Bradford qu’elle ne vaut « même pas six pence » aux yeux des maîtres blancs. 

Maltraitée par toutes celles et ceux chez qui elle passe, elle décide, en 1849, de s’enfuir. « À cette époque, cela fait un an que la traite négrière a offi­ciel­le­ment été stop­pée entre les États-​Unis et l’Afrique via l’Europe, expose Anne Garrait-​Bourrier. Cela a pour effet de ren­for­cer la bru­ta­li­té sys­té­mique sur les femmes esclaves, qui deviennent des mannes repro­duc­tives. Certaines sont sépa­rées de leur enfant à la nais­sance. » Harriet parle de son pro­jet de fuite à John Tubman, avec qui elle s’est mariée en 1844. Mais cet homme noir est libre et, n’étant pas esclave, ne voit pas l’intérêt de quit­ter le Maryland. Elle tente une pre­mière éva­sion avec deux de ses frères, qui rebroussent che­min après plu­sieurs jours de marche, de peur de se faire coin­cer par des chas­seurs d’esclaves. Elle recom­mence, seule, en sui­vant l’étoile Polaire pour s’orienter vers le nord, ain­si que lui a appris son père. Sur sa route, longue de plu­sieurs mil­liers de kilo­mètres, notre cou­ra­geuse fugi­tive croise alors des qua­kers, membres d’une orga­ni­sa­tion secrète, qui vont lui por­ter assis­tance. C’est ain­si qu’Harriet découvre l’existence de ­l’Underground Railroad. Le « che­min de fer clan­des­tin » est un réseau com­po­sé de Noirs libres et de sym­pa­thi­sants anti-​esclavagistes, qua­kers en tête, mais aus­si amé­rin­diens. Structuré par branches, il met en contact des esclaves et des pas­seurs ou faci­li­ta­teurs, qui four­nissent den­rées, caches et feuilles de route à ceux qui sou­haitent fuir les pays du Sud. Selon les chiffres, l’Underground Railroad aurait aidé à l’évasion de 50 000 à 100 000 esclaves en qua­rante ans, jusqu’à la guerre de Sécession. 

fugitive slaves fleeing from maryland to delaware by way of the underground railroad 1850 1851. Artist Unknown
Des esclaves fuyant le Maryland pour le Delaware par l’Underground Railroad, le « che­min de fer » clan­des­tin. Artiste incon­nu, 1850–1851. © The Print Collector /​Alamy Stock Photo – Danielle Macinnes
Sa tête mise à prix

Rejoignant le réseau dès sa liber­té acquise, débar­ras­sée de ses obli­ga­tions mari­tales puisqu’elle apprend, à ­l’occasion d’un retour dans le Maryland, que John s’est rema­rié sans même avoir deman­dé le divorce, Harriet Tubman se consacre corps et âme aux éva­sions. En plus de ses proches, elle aurait à elle seule libé­ré plus de trois cents esclaves. « C’est excep­tion­nel, car c’est la seule dont il est prou­vé qu’elle a fait treize fois l’aller-retour pour “trans­por­ter les paquets”, note Anne Garrait-​Bourrier. Le réseau avait en effet adop­té le voca­bu­laire du fret. Harriet, elle, se sent gui­dée par Dieu et cela lui donne la force phy­sique, men­tale et morale d’accomplir ce qui s’apparente à un véri­table che­min de croix, à tra­vers maré­cages et rivières. Sa plus grande fier­té, c’est de n’avoir jamais per­du un seul de ses “paquets”. » Rusée, elle use de moult sub­ter­fuges et dégui­se­ments pour pas­ser entre les mailles du filet escla­va­giste, alors même que sa tête est mise à prix 40 000 dol­lars par une ancienne maî­tresse. « La seule ­d’ailleurs à pou­voir ima­gi­ner que celle que la rumeur sur­nomme “la Moïse noire”, tant elle a libé­ré d’esclaves, n’est pas un homme, mais une femme, raconte Anne Garrait-​Bourrier. Elle fait alors le lien avec son ancienne esclave au grand caractère. »

harriet tubman
Harriet et son mari John Tubman. © DocAnciens/​DocPix

La bra­voure d’Harriet ne s’arrête pas à ces tra­ver­sées, qui la mènent jusqu’au Canada quand la Pennsylvanie n’est plus sûre. Lorsqu’éclate la guerre de Sécession en 1861, Harriet Tubman rejoint les forces de l’Union pour ser­vir d’abord comme cui­si­nière et infir­mière auprès des troupes, puis espionne, à laquelle on prête une aide déci­sive dans la prise de Jacksonville, en Floride. En guise de remer­cie­ment pour ces faits de gloire, l’État amé­ri­cain se mon­tre­ra par­ti­cu­liè­re­ment pingre : après des années de négo­cia­tions admi­nis­tra­tives, Harriet n’obtient qu’une pen­sion de 20 dol­lars, « en tant que femme et noire », sou­pire Anne Garrait-Bourrier. 

En 1869 com­mence une nou­velle vie pour l’intrépide Harriet. « Elle se rema­rie, avec un homme de vingt-​deux ans son cadet, ce qui est fran­che­ment avant-​gardiste pour l’époque », sou­rit Anne Garrait-​Bourrier. Surtout, elle se consacre jusqu’à la fin de sa longue vie à de nou­veaux com­bats, le droit de vote des femmes et la place des Noirs dans la socié­té amé­ri­caine. « En ce sens, elle est à la pointe de l’inter­sectionnalité, alors que cette der­nière n’est théo­ri­sée qu’un siècle plus tard, en 1989, par l’universitaire afro-​américaine Kimberlé Crenshaw. » Harriet s’éteint en 1913, vers l’âge de 93 ans, dans un hos­pice pour femmes noires dont elle avait elle-​même finan­cé la construction. 


À Hollywood, Harriet a failli être blanche

Réaliser un bio­pic sur Harriet Tubman ? Une idée du scéna­riste Gregory Allen Howard, qui, en ce jour de 1994, fait briller les yeux des pontes d’un stu­dio d’Hollywood avec qui il a rendez-​vous. « C’est un scé­na­rio fan­tas­tique, appuie l’un d’eux. Proposons à Julia Roberts de jouer Harriet ! » Howard, qu’on ima­gine pas­sa­ble­ment mal à l’aise, rap­pelle que la grande spé­ci­fi­ci­té de l’héroïne est qu’elle est noire. « C’était il y a si long­temps ! rétorque alors le pro­duc­teur. Personne ne ver­ra la dif­fé­rence ! »
Cette his­toire d’hallucination col­lec­tive est rap­por­tée à la presse en novembre 2019 par Gregory Allen Howard lui-​même. Vingt-​cinq ans après, le scé­na­riste a enfin pu aller au bout de son idée et le film Harriet est sor­ti à la même date aux États-​Unis. Porté par la réa­li­sa­trice Kasi Lemmons et l’actrice bri­tan­nique Cynthia Erivo dans le rôle-​titre, il a reçu un bon accueil et devrait arri­ver en salles chez nous à l’automne. 

Donald Trump lui savonne la planche à billets

Vous ne paie­rez pas de si tôt votre ham­bur­ger au diner par l’entremise d’Harriet. En mai 2019, Donald Trump a enter­ré la pro­messe faite par son pré­dé­ces­seur de gra­ver dès 2020 l’effigie d’Harriet Tubman sur les billets de 20 dol­lars. L’idée de Barack Obama était de pla­cer ­l’héroïne sur les billets les plus uti­li­sés après ceux de 1 dol­lar, pour célé­brer le cen­te­naire du 19e amen­de­ment, celui léga­li­sant le droit de vote des femmes, pour lequel elle s’était bat­tue dans la seconde par­tie de sa vie. C’est aus­si un clin d’œil iro­nique à sa ridi­cule pen­sion de vété­ran de la guerre civile, du même mon­tant.
Le gou­ver­ne­ment a jus­ti­fié le report de l’émission de ces nou­veaux billets en 2028 par des « diffi­cultés tech­niques ». L’argument vaseux ne « trumpe » per­sonne. Le visage actuel sur les billets de 20 dol­lars n’est autre que le pré­sident escla­va­giste Andrew Jackson (chef d’État entre 1829 et 1837) qui est le modèle de… Trump. Lequel a affi­ché son por­trait dans le bureau ovale et est même allé se recueillir sur sa tombe, dans l’ancienne plan­ta­tion de Jackson. 

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