L’élue EELV de Paris et militante féministe et lesbienne, Alice Coffin, vient de publier Le Génie lesbien, chez Grasset. Militantisme, affaire Girard, générosité politique des femmes qui aiment les femmes : grand entretien.
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Alice Coffin vient de publier l’enthousiasmant Génie lesbien, aux éditions Grasset. Cet essai rend « femmage » à l’esprit joyeusement combattif des lesbiennes, à la pointe des combats féministes, LGBT, mais aussi présentes au sein de mouvements progressistes beaucoup plus larges. En mêlant récit personnel et observations issues de dix années de militantisme au sein de mouvements féministes (La Barbe) et LGBT (Conférence lesbienne européenne, Association des journalistes LGBT…), l’autrice montre comment se définir lesbienne est encore aujourd’hui un acte politique qui engage entièrement son sujet. Les lesbiennes sont partout, explique-t-elle : certes dans les luttes féministes, mais aussi dans la lutte pour défendre la démocratie hongkongaise, auprès des activistes de Black Lives Matter. Sauf que, jusque là, à force d’invisibilisation, personne ne s’en était rendu compte.
C’est chose faite par l’élue EELV à la mairie de Paris, qu’on avait vue déterminée cet été à absorber les coups après qu’elle s’est opposée à la nomination de Christophe Girard au poste d’adjoint à la Culture de Paris. Cyberharcelée par les réactionnaires et exclue de la majorité par Anne Hidalgo, Alice Coffin reste droite dans ses bottes et sereine face aux épreuves. Mieux encore, elle est persuadée que nous vivons un « moment lesbien » où des personnalités comme Adèle Haenel, Céline Sciamma ou encore Angèle ouvrent la voie à toutes les femmes. Cela valait bien un grand entretien.
Causette : Le Génie lesbien s’attache à montrer combien les lesbiennes, loin de se limiter à la lutte pour leur acceptation dans la société, portent nombre de mouvements progressistes. Comment l’expliquez-vous ?
Alice Coffin : C’est un constat que j’ai fait un peu par hasard il y a quelques années, à force d’observer les mouvements militants progressistes, et cela m’a éblouie. Par exemple, les lesbiennes ont toujours été pour beaucoup dans l’émergence du combat féministe, depuis les sapho suffragettes britanniques au MLF, mais ne sont pas cantonnées à des problématiques les concernant directement. Par exemple, elles ont été à la pointe de la lutte contre le sida, elles s’activent aujourd’hui contre la politique d’extrême droite de Bolsonaro au Brésil, soutiennent le mouvement Black Lives Matter… Il y a aussi la figure de Denise Ho, tête d’affiche de la mobilisation pour la démocratie à Hong Kong. Je suis frappée par la générosité de leur engagement, une sorte de tempérament lesbien à estimer qu’il y a toujours plus opprimé que soit.
Avec ce livre, j’ai essayé de comprendre ce que signifiait ce constat. Je ne crois pas que ce soit une coïncidence, je crois que ça raconte quelque chose sur ce qu’est être une lesbienne au sens où je l’entends, c’est-à-dire dans une attitude politique, et pas seulement de passer ses nuits avec une femme. Et j’en suis arrivée à la conclusion que s’assumer lesbienne dans notre société, cela demande des qualités, des dispositions d’engagement et de devenir une très bonne militante. Parce que cela demande d’être apte à affronter la société patriarcale.
Tout ça se construit. On n’arrive pas du jour au lendemain à pouvoir crier « je suis lesbienne » à la face du monde.
Ces femmes sont des battantes parce qu’elles ont une expérience particulière, ont éprouvé, parfois jusque dans leurs corps, les discriminations liées à leur orientation sexuelle. Avez-vous une conception existentialiste du combat féministe ?
A. C. : C’est quelque chose en quoi je crois beaucoup. Je crois en un féminisme dans lequel l’action, la réaction et la pensée vont de pair. Ce qui nourrit ma lutte, c’est aussi de voir comment s’expriment en retour les réactions d’une société sexiste et patriarcale. C’est ce qu’on fait avec La Barbe : débarquer dans des assemblées masculines, déranger l’ordre établi et servir de révélateur au problème, vu comment ces assemblées réagissent en nous huant, nous expulsant, voire en étant violents. Cette confrontation physique vient confirmer ce que nous dénonçons.
Pour en revenir à l’existentialisme, je dirais que le parcours de femmes lesbiennes forge certains tempéraments qui font qu’on est ensuite capable de réagir, comme l’a montré Adèle Haenel aux César. Les César, par leur organisation et leur mise en scène, sont une petite scène patriarcale. La confrontation est alors inévitable.
Je pense que c’est aussi ce qui s’est passé au Conseil de Paris, quand j’ai crié « la honte », quand Christophe Girard a été salué par Didier Lallement et applaudi par les élus.
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Depuis cette affaire, vous êtes une cible de choix pour les réactionnaires, qu’il s’agisse de Valeurs actuelles, qui vient de dézinguer Le Génie lesbien, ou les masculinistes sévissant sur Twitter. Comment vivez-vous le fait d’être une anti-icône pour ces personnes ?
A. C. : Valeurs actuelles s’intéressent beaucoup à moi ces derniers temps, c’est vrai. Dans cet article, ils racontent, entre autres, que je ne réponds pas aux journalistes qui ne seraient pas d’accord avec moi, ce qui est une erreur factuelle. J’ai, par exemple, répondu au Point pour Le Génie lesbien, car je savais que, bien qu’en désaccord avec mes points de vue, le journaliste ferait honnêtement son travail. Le problème avec Valeurs actuelles, c’est qu’ils ne respectent pas les fondamentaux du métier, à savoir la vérification des faits. Pour tenir leur ligne d’extrême droite, ils sombrent dans des erreurs factuelles absolument grossières.
Vous-même avez été journaliste (notamment journaliste média à 20 Minutes) et cette expérience est au cœur de l’une de vos démonstrations dans Le Génie lesbien : la neutralité journalistique n’existe pas selon vous. Estimez-vous que la presse française a une fâcheuse tendance à concevoir une pseudo neutralité en la personne d’un journaliste homme blanc et hétéro ?
A. C. : Absolument. Les poncifs selon lesquels le journaliste se doit d’être neutre et ne pas adopter de point de vue, je n’y crois pas. Preuve en est : les journalistes de L’Express ou du Point m’ont appelée en me disant que ce que je racontais dans mon livre était très choquant, qu’en tant qu’hommes hétéros, ils étaient remués. C’est donc bien qu’ils se situent et tant mieux ! Ce que je dis juste, c’est qu’il faudrait que tout le monde ait la possibilité de se situer, femmes lesbiennes incluses. Je montre dans mon livre que cette conception est naturelle, voire valorisée aux États-Unis, où je suis partie un an pour observer la différence de traitement des sujets lesbiens entre nos deux pays, à l’invitation de la commission franco-américaine Fulbright, en 2017.
Vous sentez-vous dépassée par les images caricaturales de vous et votre combat ?
A. C. : Cet été, au moment de l’affaire Girard, un extrait d’une interview donnée en 2018 au média RT a fait irruption sur les réseaux sociaux. Je pense que je n’irai plus sur ce plateau maintenant que je suis élue, mais, en tant que militante et invitée dans le cadre d’une interview sur la Conférence lesbienne en Ukraine [Alice Coffin est cofondatrice d’une association européenne de militantes lesbiennes, ndlr], cela ne me posait pas de problème. J’avais demandé à des participantes ukrainiennes ce qu’elles pensaient de l’opportunité de répondre favorablement à l’invitation et elles m’avaient répondu qu’il fallait évidemment y aller pour porter notre message.
Ce qui est inacceptable, c’est que des élus de la majorité parisienne, dont je faisais encore partie, ont relayé cet extrait vidéo coupé de son contexte, selon les mêmes méthodes que la fachosphère. On ne peut pas faire ça en tant qu’élu. On se plaint avec raison de la violence avec laquelle on s’en prend aux élus dans ce pays, avec les permanences vandalisées, les insultes… donc on ne peut pas participer à ça.
En revanche, les propos de cette vidéo, je les assume complètement. Je disais qu’en tant que femme, je risque plus d’être violentée dans le cadre d’un couple avec un homme que si je ne suis pas en couple avec un homme. Il s’agit d’une réponse où la personne en face de moi brandit « la figure du père » contre la PMA pour toutes. Elle reprend ainsi les arguments de la Manif pour tous, c’est-à-dire la sacralisation du père. Ma réponse c’est de dire, non, il ne faut absolument pas un père dans une famille pour que tout aille bien, ça n’est pas vrai puisque de multiples exemples nous montrent que, sans la présence paternelle dans la famille, il y aurait eu beaucoup moins ou pas de violences.
Je crois que cela reste un sujet très compliqué, qui n’a pas encore émergé. En ce moment, on parle de violences sexistes, mais très peu de violences intrafamiliales. À ce titre, le récent podcast Ou peut-être une nuit, de Charlotte Pudlowski, sur l’inceste est fondamental. Il montre comment cette violence masculine est systémique et malheureusement, je ne dis pas autre chose que ce que disent les statistiques.
Lire aussi : « Ou peut-être une nuit » : le podcast qui libère la parole sur l’inceste
Mais votre parole est particulièrement inaudible…
A. C. : Ou étouffée, ou caricaturée, décrédibilisée. C’est ça qui est pour moi particulièrement retors et pernicieux dans le système d’oppression mis en place contre les femmes. Notre réalité est faite de meurtres et de viols, mais – et c’est toute la force de ce système et ce pourquoi il dure – on n’a même pas le droit de le dire. Je ne parle même pas de retourner les armes des dominants contre eux.
Ou alors, faudrait-il le dire avec politesse ?
A. C. : Exactement, et c’est ça que je trouve intéressant ces dernières années avec les mouvements conjoints que sont #MeToo et celui des colleuses. D’énormes précautions sont prises pour désigner les bourreaux et que font les colleuses ? Elles écrivent en lettres gigantesques sur les murs d’une ville – mais sans citer de noms, car elles s’inscrivent dans un combat systémique – ce qui ne peut pas être entendu ni lu. Le fait que ces collages soient arrachés ou même que certaines de ces militantes aient été renversées par un individu en voiture à Montpellier montre l’ampleur de l’enjeu qui consiste à faire accepter d’entendre.
C’est le sens du dernier chapitre de mon livre : je dis à ceux qui ne veulent pas voir qu’ils ne vont pas pouvoir y échapper encore longtemps ni continuer à prétendre que cela n’existe pas.
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Assiste-t-on à un moment de radicalisation des luttes féministes ?
A. C. : Ce que je constate à l’échelle de mon expérience, c’est que si je compare, les mobilisations d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec nos appels sur les réseaux sociaux à manifester d’il y a dix ans. Il y a bien sûr le facteur #MeToo, mais aussi #NousToutes et l’incroyable travail de Caroline De Haas. Regardez le nombre de personnes dans les rues depuis trois ans tous les 25 novembre [journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles] !
Le mouvement est plus large et sur le fond, il y a une volonté et une effectivité à dire les choses beaucoup plus crûment qu’auparavant. Les analyses des « anciennes » convergent là-dessus, je pense, par exemple, aux propos tenus par Christine Delphy il y a quelques semaines dans Le Monde. Elle disait que, par rapport aux années 1970, les plus jeunes osent vraiment pointer les hommes, les désigner comme des agresseurs. Je suis bien sûr admirative de la façon dont elles ont ouvert la voie, mais elles expliquent elles-mêmes qu’elles n’en étaient pas à ce stade de la lutte.
Par ailleurs, je suis persuadée que nous vivons un moment lesbien qui participe à ouvrir la voie à l’ensemble des féministes.
Quel regard portez-vous sur les tensions entre certaines féministes matérialistes se réclamant ouvertement TERF (Trans exclusionary radical feminist, qui ont des propos transphobes) et les militant·es transgenres intégré·es aux mouvements féministes ?
A. C. : Je pense que ces dissensions nous sont souvent présentées de manière volontairement amplifiée et mensongère. Depuis dix ans, je n’ai milité que dans des groupes féministes et lesbiens qui étaient au premier rang pour défendre la transidentité. Le club de foot Les Dégommeuses, qui rassemble à la base des lesbiennes, se bat énormément aussi pour les combats trans. La conférence européenne lesbienne a eu une présidente trans et a actuellement une secrétaire trans lesbienne. Ce n’est donc pas un sujet de mon expérience.
Pourtant, la façon dont le mouvement des colleuses s’est fracturé en public sur la question trans a été très impressionnante [l’inventeuse des collages, Marguerite Stern, a été conspuée par des groupes de colleuses dans de nombreuses villes pour ses propos ouvertement transphobes] ?
A. C. : Ce que je vois, c’est que les médias s’intéressent peu aux questions trans ou lesbiennes en général, mais pas quand il y a dissension. Je pense, par exemple, à la façon dont les médias ont monté en épingle les heurts, lors d’une marche des fiertés en 2018 à Londres, entre activistes lesbiennes et femmes trans. Je pense qu’il y a des intérêts à mettre en lumière ces dissensions plutôt que les alliances très fortes qui existent. Ma réponse, c’est de montrer autre chose, quelque chose de positif.
Dans Le Génie lesbien, vous citez l’écrivaine québécoise Nicole Brossard qui dit : « Une lesbienne qui ne change pas le monde est une lesbienne en voie de disparition. » N’est-ce pas les obliger à s’inscrire dans une dimension politique ?
A. C. : Il s’agit d’une définition – et c’est aussi la mienne – de ce qu’est une lesbienne au sens politique. Mais cela veut dire aussi que le jour où on pourra se dire lesbienne sans que cela ne soit plus transgressif, cela voudra dire que la société patriarcale aura disparu. En 2020, se dire lesbienne est encore une manière de changer le monde, parce qu’il demeure une charge émotive et politique dans ce mot, qui suffit à faire peur et sembler menaçant. On n’a pas le choix : en se disant lesbienne, on est politique.
Mais il n’y a pas que des lesbiennes progressistes.
A. C. : Oui, par exemple Ana Brnabic, la première ministre serbe, on ne peut pas dire qu’elle mène une politique de gauche dans son pays. Dire « les lesbiennes », c’est comme dire « les hommes » : c’est inscrire notre discours dans une dimension historique, politique, sociologique.
Mes contempteurs m’ont décrite comme quelqu’un qui avait la haine des hommes, ce qui est évidemment faux. Le fait de nous empêcher de dire « les hommes » en brandissant des « not all men », c’est une façon d’empêcher un discours politique et de toujours nous ramener à des cas particuliers de l’émotion de l’affectif.
Dans votre livre, vous montrez que les lesbiennes ont été aux avant-postes des combats d’Act up, en France comme aux Etats-Unis. Or, elles ont aussi été parfois invisibilisées par les hommes dans les luttes LGBT. Est-ce que la situation s’améliore ?
A. C. : Chez Act up, les lesbiennes étaient placées à des postes stratégiques, comme ceux des relations publiques et médiatiques. Mais le militantisme LGBT n’échappe pas au sexisme, ce serait trop beau. Dans les mouvements LGBT comme ailleurs il existe une invisibilisation des femmes qui ont dû lutter pour se faire accepter, pour qu’on ne les efface pas.
C’est encore plus problématique dans le contexte LGBT car l’homophobie a tout à voir avec les mécanismes de sexisme et de différenciation des genres. C’est toujours un peu douloureux, pour autant, j’ai aussi de fervents alliés et défenseurs qui sont des militants gays !
Pendant le mariage pour tous, c’était terrible : l’inter LGBT envoyait des hommes discuter avec Hollande. Ça a complètement changé aujourd’hui, des femmes ont pris des leaderships, des présidences d’assos.
Il y a aussi un autre phénomène, celui du pouvoir. Certaines militantes lesbiennes s’amusent à dénoncer une « gaycratie » à la Mairie de Paris, par exemple, dont Christophe Girard aurait été l’un des éminents membres.
Vous payez de votre sécurité votre militantisme. Après l’affaire Girard, vous avez subi du harcèlement sur les réseaux sociaux, jugé assez sérieux par le ministère de l’Intérieur pour qu’il vous place sous la protection de la gendarmerie cet été. Le Génie lesbien est la preuve que vous n’avez pas renoncé à vous exposer pour vos combats.
A. C. : Je crois que le fait de travailler avec des militantes qui sont véritablement menacées et en danger de mort, comme en Amérique du Sud ou en Ukraine, fait relativiser. Pour autant, je ne veux pas minimiser ce qui se passe, comme l’agression de Montpellier citée plus haut. Je suis inquiète de la montée du mouvement masculiniste, que je mesure au degré d’insultes sur Twitter.
J’ai, en tout cas, une assise affective et un entourage très présent qui me permettent de continuer sereinement mon activisme. Et j’ai pris pour habitude de beaucoup politiser les insultes : ils ne s’attaquant pas à moi en tant qu’individu (même si leurs commentaires sur mon physique sont très durs), mais déversent une haine politique. Ça fait partie du jeu.
![Alice Coffin : «Le génie lesbien est une générosité politique» 2 9782246821779 001 T](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/10/9782246821779-001-T.jpeg)
Le Génie lesbien, Alice Coffin, Grasset